Voici le compte-rendu de la rencontre en ligne organisée par les JNE le 16 avril 2021 avec Valérie Chansigaud (ci-dessus photo Wikipedia), docteure en environnement, historienne, chercheuse associée au laboratoire SPHère (Paris Diderot-CNRS). Ce webinaire était animé par Anne-Sophie Novel et Sandrine Boucher des JNE.
Compte-rendu par Isabel Soubelet
Émergence de maladies et impact de l’humanité sur le monde sauvage
En 2015 déjà, Valérie Chansigaud, dans son livre La Nature à l’épreuve de l’homme (qui initialement devait s’appeler La nature malade de l’homme ?), interpellait sur le lien entre l’émergence de maladies et l’impact de l’humanité sur le monde sauvage. Une approche qui fait écho à la crise sanitaire que nous vivons depuis plus d’un an.
« Ce livre est né de deux choses. L’accumulation de nombreuses documentations sur des thèmes invisibles dans les questions d’environnement et d’histoires non racontées sur les nuisibles et les ravageurs. Et surtout le fait que le savoir accumulé au cours d’une crise ne sert à rien pour la crise suivante. Cette répétition de l’échec constitue un schéma que l’on peut lire dans de très nombreux problèmes environnementaux. Historiquement, les problèmes environnementaux n’ont pas été provoqués par la nature, mais bien par l’action humaine sur la nature. Ce schéma se confirme aujourd’hui avec le coronavirus. Le problème n’est pas le coronavirus en lui-même, mais bien les activités humaines et les difficultés à établir une politique globale qui conduisent à la crise actuelle. La situation n’est pas liée à la nature même du coronavirus même si sa nature y participe. »
Regard de l’auteure sur ses écrits de 2015 en lien avec la crise sanitaire
« Mon travail mériterait d’être complété sur deux points. Le premier, c’est le fait que cette crise fait exploser de manière criante la question des inégalités sociales (livreurs, caissières, personnes dans l’impossibilité de faire du télétravail…) dans l’aspect le plus brutal de ces inégalités, y compris dans un pays développé comme la France. Le second, c’est que la société est traversée par des lignes de tensions entre des blocs antagonistes de citoyens. Comment s’entendre ? Il semble impossible de pouvoir unifier la population sur un sujet commun et établir une régulation commune. »
Réconcilier l’humain avec la nature ?
« Renouer le lien avec la nature est un thème récurrent de nombreux acteurs. « Rétablir un lien avec la nature » n’est absolument pas quelque chose de nouveau. Déjà ,aux XVIIIe et XIXe siècles, les habitants estimaient que ce lien avec la nature était perdu et que tous les problèmes en découlaient. C’est un trait commun à la culture européenne et occidentale. On en trouve une trace plus ancienne dans la Bible avec le Jardin d’Eden (une nature bonne, juste, dans laquelle on vit en harmonie) tout comme dans la culture gréco-latine avec l’Age d’or. Tous les maux viennent de cette perte. Notre schéma de pensée, de façon répétée, est repris par tous ceux qui pensent la question de la nature ou de notre relation à la nature. L’idée de lien avec la nature, si elle correspond au passé, ne décrit pas une société pacifique ou harmonieuse.»
Que reste-t-il de la nature sauvage ?
« Le terme de nature sauvage est un terme très compliqué dans une approche historique. Quel est notre appréciation de la nature sauvage ? Quel est l’instant T qui permettrait de dire que là, à cet instant, nous avons de la vie sauvage ? Tous les écosystèmes de la planète, absolument tous, ont été depuis la préhistoire transformés et travaillés par l’être humain. Tout le problème de cette nature sauvage, c’est l’instant T auquel nous faisons référence. Et souvent, on se reporte à une image symbolique, fantasmée de la nature sauvage plutôt qu’à une réalité biologique. Or l’être humain a profondément transformé la planète et ce depuis la Préhistoire. »
Se réconcilier avec les êtres humains et les animaux
« Plutôt qu’une réconciliation entre les humains et les animaux, il serait question de relations pacifiées. Il faudrait une société plus pacifique, plus bienveillante à l’égard de la planète, des animaux ou des êtres humains (pour lesquels les différences d’espérance de vie sont très fortes en fonction du milieu social). Il n’est pas possible de distinguer l’action que l’on peut faire – à savoir « lutter contre l’égoïsme et la cruauté » – contre la nature, les animaux ou les êtres humains. Les causes sont les mêmes. »
Et ailleurs dans le monde ?
« Il y a quelque chose propre à l’héritage gréco-latin et chrétien. Et historiquement, si on regarde les mouvements de protection des animaux au XVIIIe siècle, c’est une histoire qui est essentiellement européenne. Cela est étroitement lié avec l’idée que l’être humain, par son intelligence, voire sa raison, serait capable de modérer la société. Cela est étroitement lié à une certaine philosophie politique qui là aussi est relativement propre à l’histoire européenne même s’il existe des équivalents ailleurs. Les choses ne s’expriment pas du tout de la même façon en Chine ou en Inde. Dans la Chine antique, il y avait une détestation des forêts car elles étaient le lieu de résidence des esprits maléfiques. La déforestation s’est donc faite pour des raisons symboliques et culturelles. On retrouve cela dans presque tous les peuples. Partout où il y a des mécanismes qui établissent des sociétés hiérarchiques et verticales, il y a des mécanismes de destruction de la nature, des animaux, des êtres humains. »
Comment sauvage et domestique dialoguent-ils ?
Mon dernier livre est la suite assez logique de mon travail. Dans Histoire de la domestication animale, le but est bien de comprendre le phénomène de domestication (et non d’élevage), c’est-à-dire comment on passe d’une population d’animaux sauvages à quelque chose d’autre. Quels sont les mécanismes biologiques et culturels qui aboutissent à cette transformation qui est une transformation radicale ? En effet, les animaux réellement domestiqués ont des caractéristiques différentes de leurs alter ego sauvages quand ils existent encore. C’est, une fois encore, clairement une histoire de domination. Il s’agit d’imposer à des organismes vivants une sélection, génération après génération. Cette transformation a pour but de rendre des individus compatibles au mode de vie artificiel qu’ils vont rencontrer en élevage (ne pas fuir, avoir moins d’espace…). Il s’agit ici aussi de comprendre comment la domination se met en place dans les sociétés humaines et à travers les sociétés humaines sur l’ensemble de la planète. Certaines domestications sont impossibles pour des raisons matérielles (baleine bleue) ou d’espèces (certains types de gazelles vont se mutiler une fois enfermées). Il faut aussi que les sociétés en aient l’envie. C’est un équilibre complexe entre une réalité biologique et une réalité sociale qui aboutit à la domestication. La domestication est un phénomène qui se caractérise par beaucoup d’échec et une grande violence. »
Le désamour des Français pour la nature et la place des femmes dans la société
« Nous avons un intérêt moindre pour la nature par rapport au Royaume-Uni et à l’Allemagne. On le voit dès le XIXe siècle lors de la création des grandes sociétés de protection des oiseaux : 70 000 personnes en Angleterre, 30 personnes à LPO en France lors de sa création en 1912. Ces sociétés sont aussi créées par des femmes de manière massive. Or en France, la place des femmes dans la société à la même époque, est très réduite. Il n’existe pas dans la société française d’espace démocratique pour que les femmes puissent s’exprimer. »
Écologie et démocratie
« La pensée anarchiste a été le seul mouvement qui a réellement cherché à penser le progrès social de façon très élargie, intégrant les animaux, les êtres humains et la terre tout entière. Le thème de la Terre et du respect de la Terre se trouve chez tous les penseurs anarchistes qui ont fondé le mouvement dans les années 1860-1870. C’est une pensée très riche où ils ne font pas de distinction entre les différentes formes de dominations. L’ensemble des questions est traité de manière globale. C’est une question sociale et politique. Il n’est pas possible de disjoindre les choses. Le rapport à la nature, si cette notion existe, est une question politique. L’anthropocène n’est pas une ère géologique, c’est le synonyme du mot politique. À partir du moment où la politique apparaît dans la société, on peut parler d’anthropocène. Dès qu’il est question d’organisation sociale, de politique, l’impact sur la nature est inscrit dans cette organisation sociale. Ainsi, la domestication est étroitement liée à l’émergence de la propriété privée (avoir un troupeau à soi). Toute question d’organisation sociale inclut la question de la gestion de l’environnement et de la nature. »
Eveiller l’attention du public au respect du vivant
« Le problème n’est pas tant ce qu’il y a à dire, mais plutôt à qui on s’adresse et doit s’adresser afin d’intéresser le plus grand nombre. Les discours sur la nature sont des discours proches des cultures des classes moyennes et supérieures et ils sont peu audibles pour les classes les moins aisées de la société. La première fois que la question de l’environnement a vraiment émergé dans la philosophie politique, c’est avec Malthus (1766-1834). Son analyse de schéma de limite imposée par la nature venait du souci de maintenir ses privilèges. Il était fermement opposé aux projets de société égalitaire qui circulaient à son époque. Aujourd’hui, il faut s’interroger en quoi les projets de défense de la nature ne sont pas en définitive des projets de défense des privilèges de ceux qui s’expriment. Historiquement, il y beaucoup de réactionnaires et de conservateurs. Il y a dans ces questions d’environnement une tradition réactionnaire. Quand on parle de nature et de sa protection, on ne pense pas assez en termes social et politique. On parle de « défense du vivant », c’est assez flou et à la mode. Or la nature n’est pas la même quand on est pauvre ou quand on est friche. C’est vraiment le cœur du sujet. »
Docteure en environnement et historienne, Valérie Chansigaud s’intéresse depuis très longtemps à la nature et aux rapports entre les animaux et les êtres humains. Elle a publié de nombreux ouvrages chez Delachaux et Niestlé, dont entre autres : Histoire de l’ornithologie (2007) ; Histoire de l’illustration naturaliste (2009) ; Des hommes et des oiseaux : une histoire de la protection des oiseaux (2012) ; L’Homme et la nature. Une histoire mouvementée (2013) ; La Nature à l’épreuve de l’homme (2015) ; Histoire de la domestication animale (2020).
La captation vidéo de cette rencontre est à visionner ici.