L’agent orange désigne un produit chimique défoliant largué sur le Vietnam par les avions de l’armée américaine dans sa guerre contre le peuple vietnamien qui luttait pour la réunification de son pays. L’agent orange empoisonne les terres pour des dizaines d’années et contamine les eaux jusqu’aux nappes phréatiques. C’était dans les années 1960. Pourquoi continuer à en parler encore aujourd’hui ?
par M’hamed Rebah
Une ancienne combattante vietnamienne, Tran To Nga, répond par un livre qu’elle a écrit en 2016, après avoir appris que la maladie génétique dont elle souffrait, l’alpha-thalassémie, ainsi que la forme extrême d’acné qu’elle avait, la chloracné, étaient dues, explique-t-elle, à ce « surnom étrange : l’agent orange, le désherbant répandu autrefois par les Américains sur les forêts de mon Vietnam natal. Sa trace est là dans mes veines. Plus de quarante ans après la fin de la plus grande guerre chimique de l’histoire de l’humanité… ».
Cela s’est passé un jour d’automne 1966, raconte Tran To Nga, alors qu’elle se trouvait dans la forêt dans une base du Front national de libération du Sud-Vietnam (FNL). « Le C-123 vole à basse altitude. De ses entrailles s’échappe une sorte de nuage blanc qui fait tache dans le bleu du ciel. Je le contemple comme on regarde un vol d’oiseaux migrateurs, sans bouger. Et tout à coup, une pluie gluante dégouline sur mes épaules, se plaque sur ma peau. Une quinte de toux me prend. » Sa maman lui explique que c’est du défoliant, de l’agent orange, mais Nga ne comprend pas encore. Elle oublie aussitôt. Elle pense que c’est un « banal herbicide ». Bien plus tard, elle saura qu’en réalité « l’agent orange contient le pire poison de synthèse qui se dissout dans les graisses : la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-para-dioxine, ou TCDD ». Il est la cause du décès de son premier bébé.
Ce puissant herbicide, surnommé agent orange, a été fourni à l’armée américaine par les compagnies Monsanto et Dow Chemical. L’auteure explique que ce défoliant ne doit pas son nom à sa teinte, mais à celle des fûts de stockage. Dès 1961, les Américains ont procédé à son épandage massif dans le but d’isoler les foyers de la résistance vietnamienne cachés dans la végétation. « Le président Kennedy, oui JFK en personne– c’est Tran To Nga qui insiste-, a ensuite donné son feu vert au programme Ranch Hand (Ouvrier agricole) visant en particulier le delta du Mékong ».
La « sale guerre » contre le peuple vietnamien avait commencé à partir de 1961, avec l’envoi par le président John F. Kennedy de plus de 15 000 conseillers militaires au Sud-Vietnam .En 1962, dans une lettre ouverte à leur président John F. Kennedy, 150 intellectuels américains, « qui croient que la seule sécurité pour l’Amérique repose sur la paix mondiale », lui demandaient « pourquoi les Etats-Unis envoient actuellement leur Armée de terre, de mer et de l’air, semer la mort et faire couler le sang au Sud-Vietnam, un petit pays d’Asie qui se trouve à 10 000 miles de notre côte du Pacifique ? ».
Les Américains sont passés de la fonction de « conseillers militaires » à « soldats de première ligne », au nombre de 500 000 en 1968, participant directement aux combats contre les patriotes vietnamiens. Leurs B-52 ont ensuite bombardé le Nord-Vietnam. L’intervention militaire des Etats-Unis était destinée à aider le gouvernement de Ngo Dinh Diem installé à Saigon en application des décisions de la Conférence de Genève tenue après la bataille de Dien Bien Phu en mai 1954, qui a signé, comme le souligne l’auteure, l’épilogue de la guerre d’Indochine et le début de la fin de l’Empire français d’Extrême Orient.
Tran To Nga rappelle que la Conférence de Genève (juillet 1954) a abouti à « la division du pays en deux Etats indépendants de part et d’autre du 17ème parallèle : au nord la République démocratique du Vietnam, communiste, et, au sud, l’Etat du Vietnam, installé par la France, qui sera remplacé en 1955 par la République du Vietnam, alliée des Etats-Unis ». L’auteure précise qu’un référendum était prévu en juillet 1956, pour consulter le peuple sur une éventuelle réunification. « Or, poursuit-elle, cette consultation du peuple n’aura jamais lieu, elle restera une promesse mensongère des nouveaux maîtres de Saigon soutenus à bout de bras par l’Amérique. C’est à cause de ce mensonge qu’éclatera la guerre du Vietnam. »
A partir de 1960, l’opposition armée au régime de Ngo Dinh Diem se met en place. Le Front national de libération du Sud-Vietnam (FNL) est créé le 20 décembre 1960. « Les Occidentaux, eux, n’ont alors qu’un mot à la bouche, à connotation péjorative pour désigner le FNL : Vietcong, terme équivalent à Vietnamien communiste ». Comme l’expliquera en mars 1962, le Président Ho Chi Minh dans une interview au journal londonien Daily Express, le terme Vietcong a été « inventé par les Américains et l’administration Ngo Dinh Diem, pour désigner tous les patriotes au Sud-Vietnam en vue d’intensifier la répression sur eux ».
Le monde soutient la lutte du peuple vietnamien et « s’indigne de l’impérialisme américain », constate Nga à travers la lecture des journaux et magazines qu’elle est chargée par le FNL de consulter. Elle apprend ainsi, entre autres, que « le boxeur Mohamed Ali en personne a refusé de servir dans l’armée de son pays ». La solidarité internationale accompagnera les Vietnamiens dans la lutte pour la réunification de leur pays, jusqu’à la victoire finale. Le 30 avril 1975, les « conseillers » américains fuient Saïgon, mais laissent derrière eux les séquelles de leur « sale guerre », surtout les dégâts causés par la dioxine, rapportés avec précision par Tran To Nga dans un chapitre consacré à l’agent orange.
Les avions américains ont répandu des milliers de tonnes de défoliants sur les champs et les forêts du Vietnam, empoisonnant les terres pour des dizaines d’années et contaminant les eaux jusqu’aux nappes phréatiques. C’est après la libération d’avril 1975, devant la multiplication des monstruosités, se souvient Nga, qu’il y a une pleine prise de conscience des dégâts à long terme provoqués par la dioxine : « des bébés viennent au monde infirmes, sans jambes ou sans bras, d’autres souffrent de forme extrême de nanisme ».
Installée en France, en région parisienne, depuis le milieu des années 1990, Tran To Nga mène ce qu’elle appelle son dernier combat, décrit dans un article de l’écrivaine Jane Hervé (sur son blog le Gué de l’Ange et sur le site des JNE). Un combat centré sur « la plainte en 2014 contre une vingtaine de compagnies américaines (dont Bayer-Monsanto et Dow Chemical) ». Le procès s’est ouvert le 25 janvier 2021 à Evry (Essonne), dans l’espoir qu’il « fera jurisprudence et contribuera à la création d’un crime international d’écocide ».
A lire : Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats. Tran To Nga. Editions Stock, 2016.
Cet article a été publié dans La Nouvelle République (Alger) du mercredi 3 mars 2021.