Vietnam, une femme en lutte contre les firmes de pesticides

Tran To Nga, Franco-Vietnamienne de 78 ans, poursuit aujourd’hui plusieurs firmes agrochimiques (dont Dow Chemical) devant la justice française. Pas moins de 14 multinationales… Celles-ci ont fourni à l’armée américaine des pesticides ultratoxiques déversés entre 1961 et 1971 sur le Vietnam. Tran est si petite contre de tels géants, de tels monstres, mais son témoignage renvoie à ceux entendus au tribunal Monsanto de La Haye.

par Jane Hervé

Tran To Nga, dernier combat – photo DR

Les méfaits de ces épandages perdurent. C’est vrai, en 1990, j’ai rencontré un enfant vietnamien en souffrance (surdité, etc. ). Un choc. C’est à peine si on murmurait dans cette institution d’enseignement : « Son père dit que c’est l’agent orange ». Orange, c’est quoi ? C’est  la couleur des fûts à barres le contenant le pesticide. Un orange maléfique, peut-être mécanique….Un agent orange dont les méfaits et les ravages se perpétuent de génération en génération, souvent oubliés. Tran affirme : « La grande partie des enfants nés sont handicapés (…) Souvent ce sont des handicapés mentaux, des handicapés sans bras, ni jambes, sans cervelle, tout ça… Et ça va continuer, ça ne va pas s’arrêter. C’est un crime contre l’humanité. »

Epandages américains sur enfants vietnamiens

Tran To Nga a vécu cette horreur dans son corps. Née en 1942, elle a grandi dans cette Indochine qui s’oppose de plus en plus à la colonisation française. A la demande de sa mère, impliquée dans la lutte pour l’indépendance, l’intrépide Tran porte des messages secrets dans son cartable d’écolière. Elle s’engage ensuite corps et âme dans la guerre au Vietnam. Le 5 janvier 1966, avec plus de 200 autres jeunes gens, elle s’élance à pied, à travers jungle et montagne, sur l’interminable piste Truong Son (la piste Ho Chi Minh), reliant le nord au sud du pays sur plus de 1 000 kilomètres. « J’ai marché pendant quatre mois avec mon ballot “crapaud” sur le dos, assure-t-elle fièrement. J’étais toute mince alors mais en bonne forme, jamais malade, à la différence de mes camarades. »  Avec ses compagnons communistes du Nord, elle veut libérer la partie sud, soutenue par les Américains et 180 000 soldats.

Les États-Unis ont commencé à épandre l’agent orange dès 1961 pour détruire les cultures des combattants vietnamiens et les forêts dans lesquelles ils se cachaient. Un agent plus toxique que le glyphosate. « Dès qu’il y a un épandage, tout de suite, après quelques heures seulement, les feuilles commençaient à tomber. Après, il y avait un désert », précise-t-elle. L’herbicide a été déversé sur 10 % de la superficie du sud du Vietnam (mais aussi au Laos et au Cambodge). Entre 2,1 et 4,8 millions de personnes ont été touchées. L’objectif est de décimer la flore et d’affamer la population pour empêcher l’avancée et les déplacements des indépendantistes.

« C’est là que j’ai reçu le poison »

En 1966, Tran To Nga est directement exposée à l’un de ces épandages. En mission près de Saïgon, elle a entendu le bruit d’un avion qui épandait. Elle sort de son abri souterrain et monte vers la surface : « C’est là que j’ai reçu le poison ». Un poison aux lourdes conséquences sur sa propre santé (cancer du sein, diabète de type 2, taux de dioxine élevé dans le sang, hypertension, tuberculose, anomalie génétique) et sur celle de ses futurs enfants.

Tran, qui vit des années dans le maquis, y accouche seule, puis elle endure la prison et la torture, est enceinte à nouveau. D’autres épreuves l’attendent ensuite dans ses accouchements, sans jamais l’abattre. « Je suis une tête de mule ». Plus d’un an après, elle met au monde sa première fille : «  À la naissance elle était très jolie, comme une poupée, mais après 3 jours, elle est devenue très malade, je ne sais pas pourquoi. La chair tombait… Non, la peau tombait en lambeaux et puis elle commençait à mal respirer. Ma fille Viêt Hai était condamnée d’avance, condamnée à mort. » La petite est décédée à 17 mois. « Elle avait quatre malformations au cœur, elle ne pouvait pas survivre », explique Tran To Nga. Elle aura ensuite deux autres filles, porteuses elles aussi de malformations à leur naissance, puis des petits-enfants. En 2011, des analyses ont prouvé que Tran To Nga et deux de ses filles avaient plusieurs pathologies directement liées à l’exposition à l’agent orange. Tran mène le « dernier combat de sa vie » et est le porte-voix de tous les autres. « Quand vous me regardez, vous n’avez pas l’impression que je suis malade, mais je suis bien malade », sourit-elle, en soulignant que son cancérologue lui a donné en 2017 un sursis de 5 ans à vivre. Des séquelles qui ont aussi touché toute sa famille. Néanmoins, Tran To Nga s’estime « chanceuse » : « Moi, je peux vivre et vous parler. Mais j’ai rencontré d’autres victimes, au Vietnam ou aux États-Unis… Et je pense que si je pouvais inviter nos juges ou les avocats de la partie adverse à les rencontrer, ils n’auraient plus le cœur à défendre des criminels. »

La guerre du Vietnam a pris fin en 1975, mais plus de 45 ans plus tard les conséquences de l’agent orange restent présentes pour les populations qui y ont été exposées. En s’infiltrant dans les sols, les rivières, il a touché toute la chaîne alimentaire, provoqué de lourdes malformations, des cancers, des maladies neurodégénératives… Car la dioxine contenue dans l’agent orange a contaminé les sols, l’eau, la végétation… Et ce pour des générations. Le taux de fausses couches a explosé depuis les années 70 dans certaines régions du Vietnam Valérie Cabanes, juriste en droit international, rappelle que sa puissance toxique est  « absolument phénoménale, 13 fois plus importante que les herbicides comme le glyphosate par exemple, Environ 6000 enfants naissent au Vietnam avec des malformations congénitales par an ».

Jurisprudence pour « écocide »

C’est en 2009, après avoir constaté l’étendue du drame au Vietnam, qu’elle décide de se lancer dans ce combat pour la justice. « Je me suis demandé qui allait s’occuper de ces enfants handicapés une fois que la première génération, dont je fais partie, aura disparu », explique-t-elle. Il faut attendre 2013 pour que le Parlement français restaure la compétence du juge français en matière de droit international, c’est-à-dire l’ouverture d’une procédure par une victime de nationalité française pour un tort extraterritorial commis par un tiers étranger redevient possible.  Tran To Nga porte donc plainte en 2014 contre une vingtaine de compagnies américaines ( dont Bayer-Monsanto et Dow Chemical). Mais de report en report de nouvelles audiences, la date du procès est sans cesse repoussée. Il vient de s’ouvrir ce 25 janvier 2021, après de longues années d’attente.

Les multinationales ont d’abord proposé à Tran un accord à l’amiable. Stratégie classique. Elle l’a refusé : « Dédommager Tran To Nga, pour ces multinationales, ce n’est rien. Mais derrière moi, il y a des milliers de victimes. C’est pour ma famille que je me bats, bien sûr, mais aussi pour elles, pour créer un précédent judiciaire. » Soutenue par de nombreuses associations, elle espère que ce procès au civil fera jurisprudence et contribuera à la création d’un crime international d’écocide. « Aujourd’hui en France naissent des enfants sans bras, ni jambes, victimes du glyphosate et des pesticides. Leurs souffrances et les séquelles de ces poisons sont identiques », affirme Tran, qui veut ouvrir la voie à toutes les victimes de  « pollutions diffuses ».

Face à elle, 14 sociétés internationales sont assignées avec une myriade d’avocats et préparent des heures et des heures de plaidoirie. « Dans ces cas d’atteinte à l’environnement et à la santé des êtres humains, cela met toujours extrêmement longtemps, reconnaît la juriste internationale Marie Toussaint. Car les multinationales ont extrêmement peur.»  À l’issue du jugement, l’une ou l’autre partie fera sans aucun doute appel.

En 1984, les États-Unis ont accordé 180 millions de dollars à certains vétérans, intoxiqués par les pesticides maniés sans précaution lors de la guerre. Les Vietnamiens, eux, n’ont rien obtenu ! L’Association des victimes de l’agent orange-dioxine du Vietnam (VAVA) a été déboutée trois fois par des tribunaux aux États-Unis, puis par la Cour suprême.

« Le combat ne fait que commencer, rappelle Tran To Nga. Alors que le procès approche, je ressens de la sérénité, de la conviction et de l’espérance. » Elle est prête à y consacrer les « dernières années de sa vie ».

Cet article a aussi été publié sur le blog de Jane Hervé, le Gué de l’Ange.