La nature autour de Tchernobyl : la réserve radio-écologique d’Etat de Polésie en Biélorussie

Les auteurs du présent article se sont rendus dans la partie biélorusse de la zone d’exclusion de la centrale de Tchernobyl du 29 septembre au 1er octobre 2016. Le premier compte rendu de leur visite a fait l’objet d’un article paru dans le Courrier de la nature N° 303 (mai-juin 2017). Le texte ci-dessous est différent, fait appel à une bibliographie plus fournie et fait part de certains travaux de recherches inédits effectués en Biélorussie.

par Jean-Claude Génot et Annik Schnitzler

Rares sont les personnes pour qui Tchernobyl n’évoque rien, mais plus rares encore sont les personnes pour qui la Polésie signifie quelque chose. Pourtant, la Polésie est la région sud de la Biélorussie, frontalière avec l’Ukraine, qui a reçu la plus grosse partie des retombées de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. En 1988, une réserve écologique d’un genre spécial y a été créée dans la zone d’exclusion autour de la centrale, côté biélorusse. Il s’agit de la réserve radio-écologique d’Etat de Polésie (RREP) qui ne dépend pas du ministère de l’Environnement mais du ministère des Situations d’urgence de la république de Biélorussie. D’une surface de 2160 km2 (65 km du nord au sud et 72 km d’est en ouest), la RREP a reçu 30 % du césium 137, 73 % du strontium 90 et 97 % des isotopes du plutonium émis par l’explosion du réacteur n°4 de la centrale de Tchernobyl. Le plutonium 241 a donné par désintégration l’américium 241 dont la période de demi-vie est de 432 ans. Les 740 personnes qui travaillent pour la RREP ont pour missions essentielles de limiter l’accès des populations environnantes, d’assurer la protection contre les radiations, d’éviter la dispersion des radionucléides et enfin de mener un suivi continu des effets de la radioactivité sur la faune et la flore. Les interventions humaines sur le milieu consistent à créer des pare-feux car le contrôle des incendies est une tâche prioritaire des personnels de la RREP, à planter des arbres sur les champs afin d’éviter les poussières radioactives et à entretenir les monuments aux morts et les cimetières. Comme toutes les aires protégées de Biélorussie, la RREP a aussi un objectif économique et certaines activités « expérimentales » ont lieu comme l’élevage, l’arboriculture, l’apiculture et la foresterie avec 8 000 m3 de bois coupé et scié annuellement.

La végétation entoure les maisons abandonnées – photo JC Génot

La « catastrophe », comme l’appellent les Biélorusses, est un drame humain puisque 22 000 personnes qui vivaient sur ce territoire dans plus d’une centaine de villages ont été évacués, mais seulement 10 jours après l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl. Des villages ont été enterrés, les autres ont été abandonnés. Des vieilles personnes sont restées dans leurs maisons et des SDF ont continué à vivre là pendant une dizaine d’années. Depuis, seul le personnel de la réserve et les visiteurs fréquentent cette vaste zone. Les bureaux des scientifiques de la RREP sont dans l’ancien village abandonné de Babchin, mais la partie administrative est dans la ville de Khoiniki, située à 15 km au nord de la réserve. Tout à fait au sud de la RREP, dans le village de Masany, il a fallu décaper le sol trop contaminé et apporter de la terre avant d’y installer une station de mesure de la radioactivité pour que le personnel puisse vivre. Lors d’une visite de trois jours début octobre 2016, nous avons pu lire sur le tableau d’une école du district cette inscription pathétique : « Nous reviendrons ».

Des immeubles masqués par les arbres – photo JC Génot

Mais le milieu de vie de ces populations a été rendu inhabitable par le plus grave accident nucléaire civil du XXe siècle, surpassant celui de Fukushima en 2011 d’après l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). La contamination des sols, des plantes et des animaux empêche toute perspective de vie normale avant très longtemps. Les habitants ont été particulièrement pénalisés car dans la campagne biélorusse, les gens cultivent leur jardin, vont chercher l’eau dans des puits, pêchent dans les rivières et ramassent des champignons et des baies en forêt. Trois jours par an, la RREP autorise les anciens habitants à venir sur les tombes de leurs défunts pendant les fêtes orthodoxes. Malgré cela, les incursions ont été très nombreuses depuis l’évacuation pour braconner ou pour piller et vandaliser les maisons abandonnées. En effet, la limite extérieure de la RREP n’est surveillée qu’au travers de postes de contrôle sur les routes d’accès. Une clôture englobant une surface d’environ 1 400 km2, la zone rouge la plus contaminée, a été dressée à l’intérieur de la RREP avec également des postes de contrôle. Mais en trente ans, la clôture a été détériorée en de très nombreux endroits et les panneaux avec le symbole de la radioactivité ne dissuadent pas les gens de pénétrer dans cette zone défendue.

La « catastrophe » a révélé deux grandes facettes de l’espèce humaine : d’un côté le dévouement, voire l’héroïsme des pompiers, des pilotes d’hélicoptères et des liquidateurs soviétiques qui ont empêché le réacteur en fusion d’exploser au contact de l’eau, de l’autre, la cupidité et le mépris de la vie humaine de ceux qui ont volé les meubles, les boiseries, la vaisselle dans les maisons abandonnées pour les vendre dans le pays sans se préoccuper de leurs émissions radioactives, et les fonctionnaires des kolkhozes qui ont mélangé les produits agricoles (lait, blé) des zones contaminées avec ceux du nord, épargnés par la catastrophe, pour les écouler sur le marché. La contamination a privé la Biélorussie d’une grande partie de sa production agricole et un tiers des kolkhozes ont été abandonnés. Quant aux habitants évacués, ceux qui ont été conduits à Minsk vivent dans des quartiers à part et sont ostracisés comme étant des « Tchernobyliens ». Il est tout simplement surréaliste de penser que des dizaines de milliers de Biélorusses vivent toujours en zone contaminée, notamment dans les environs de Gomel au sud du pays. Quant au personnel de la RREP, les gens travaillent deux semaines puis sont au repos. Ils sont suivis annuellement et possèdent un dosimètre, mais les scientifiques qui nous guidaient n’en avaient pas sur eux. Ils ne doivent pas dépasser 1,5 m Sv/an (le Sievert exprime les effets biologiques des rayonnements ionisants sur la matière vivante, il représente indirectement le risque pour la santé à la suite d’une exposition à une source radioactive).

Dans tout le pays, la radioactivité se répartit par taches à travers forêts, champs et marais. En venant en voiture, à 80 km de la réserve, il y avait déjà un panneau à l’entrée d’une forêt avec le symbole de la radioactivité. Les chiffres indiqués par le compteur Geiger emporté avec nous sont en µRem/heure (le rem signifie Röntgen equivalent man, il mesure la dose reçue par le corps entier qui dépend des types de rayonnements ionisants). Les chiffres indiqués sur les panneaux dans la réserve sont en µSv/heure. Il nous fallait faire une conversion des Rem en Sievert assez simple (1 Rem = 0,01 Sv) pour savoir où nous en étions.

La rivière Pripiat marque la frontière avec l’Ukraine – photo JC Génot

Ainsi sur le bord d’une route, on enregistre 0,63 µSv/h alors que sur la route en macadam on est à 0,43, à l’intérieur de l’école 0,15 µSv/h et à l’extérieur 0,39, au bord de la rivière Pripiat 0,09 µSv/h, sur la berge 0,27 et sur le chemin qui y mène 0,45. C’est dans la zone «rouge» qu’a été enregistré le chiffre maximal de radioactivité avec 4,11 µSv/h. Un agent de la réserve qui passerait une heure par jour dans ces secteurs, atteindrait la dose maximale admise de 1,5 mSv/an en une année. Or Valery, notre guide spécialiste de la faune, peut travailler 10 heures de suite sur le terrain pendant la belle saison durant sept jours.

Des champs drainés sont redevenus des roselières – photo JC Génot

Il suffit de monter sur une tour d’observation des feux pour prendre la mesure de ce qui se passe depuis trente ans, à savoir une reconquête de la végétation partout où c’est possible, et cela à l’échelle du paysage à perte de vue. Bouleaux, trembles, frênes, érables, charmes et saules colonisent les espaces ouverts autour des villages, et l’intérieur de certaines maisons, des arbres fruitiers se sont ensauvagés, des vignes vierges exotiques et du houblon recouvrent les toits des granges. Les champs drainés se sont transformés en marais, ce qu’ils étaient avant que les hommes les transforment pour l’agriculture, parce que les canaux de drainage ont été bouchés.

Des friches à perte de vue – photo JC Génot

Dans certaines plantations de pins datant d’avant la « catastrophe », les chênes sessiles et les bouleaux poussent spontanément, nous rappelant que les feuillus existent ici naturellement. La vallée alluviale du Pripiat est de toute beauté avec ses berges sablonneuses, ses îles boisées et des terrasses sableuses où se développe une végétation herbacée adaptée à ses sols secs parsemées de chênes. Partout, la friche et la forêt spontanée se développent et forment des écrans denses devant des maisons en bois ou des bâtiments en béton aux fenêtres béantes.

Des routes reculent devant la végétation – photo JC Génot

Les routes sont mangées par la végétation et couvertes de lichens et de mousses. Des panneaux de signalisation ne mènent plus nulle part, les poteaux électriques sont désormais seuls, sans fils. C’est l’image presque caricaturale d’un paysage post-apocalyptique car la centrale couverte de son sarcophage n’est qu’à 12 km de là, masse sombre que l’on peut observer dans le lointain depuis une tour. Malgré le « mal invisible », la nature est calme, sereine et elle se déploie de façon exubérante. On ne peut s’empêcher de penser à cette phrase de François Terrasson, qui visita Tchernobyl : « On vient d’inventer le premier lieu où l’homme ne peut pas vivre ».

Si la végétation est spectaculaire, la faune qui s’est développée ne l’est pas moins. De nombreuses espèces menacées en Biélorussie se sont épanouies dans ces terres ensauvagées, comme le pygargue à queue blanche, l’aigle criard, l’aigle pomarin, le hibou grand-duc et la chouette lapone. Leurs effectifs ont augmenté depuis l’abandon des lieux par les humains. L’inondation artificielle des champs a attiré ici la plus grande population de cygne chanteur du pays. D’autres espèces sont présentes comme le butor qui vit dans les immenses roselières, le guêpier d’Europe dans les rives sableuses de la rivière Pripiat, le râle des genêts dans les marais et la cigogne noire dans les forêts. Le bruant ortolan, un petit passereau devenu rare en Europe occidentale, niche ici dans des milieux atypiques comme les prairies inondables parsemées de chênes et de saules. La cistude, ou tortue des marais, trouve ici les milieux qu’elle affectionne (fossés, canaux, cours d’eau) et elle compte dans la RREP ses plus importantes populations du pays avec plusieurs dizaines de milliers d’individus. Parmi les espèces liées au caractère thermophile du sud de la réserve avec des dunes sableuses et des milieux secs, il faut citer la mante religieuse et une tarentule originaire du sud de la Russie. Par ailleurs, certaines espèces ont été réintroduites volontairement, comme le bison en 1996. D’une population initiale de 19 individus, l’effectif s’élèverait à 174 individus en 2020 selon les gardes de la RREP ; les animaux évoluent librement, mais sont nourris en hiver. Des chevaux de Przewalski venant de la zone d’exclusion en Ukraine ont migré vers la RREP. Trente-six individus ont été relâchés entre 1998 et 2004 et la population s’élève à 150 individus en 2018.

Concernant le loup, sa population a augmenté car ses proies (cerf, chevreuil, élan, sanglier) ne sont plus chassées. Mais les effectifs n’augmentent pas de façon spectaculaire, car les loups se partagent le territoire en fonction du nombre de proies et de l’espace qui leur est nécessaire. Lorsque récemment la densité des sangliers a baissé à cause de la peste porcine africaine, les loups ont reporté leur prédation sur les animaux domestiques (chiens errants), les autres ongulés et es castors, faciles à attraper en période de sécheresse. Il n’y a donc ici pas plus de loups que dans d’autres parties de la Biélorussie, peut-être même moins depuis dix ans, car ils ont été chassés, en hélicoptère, par un ancien directeur de la réserve. Nous avons pu déceler de nombreux indices de sa présence : grattage, fèces, traces, notamment le long des berges de la rivière, très basse depuis deux saisons sèches. Un forestier travaillant à un poste de contrôle nous a affirmé avoir vu une meute de 13 individus au printemps 2016.

L’empreinte laissée par un ours sur une vieille tapisserie dans une maison – photo JC Génot

Aujourd’hui encore, il y a toujours une forte pression des chasseurs et des autorités locales pour tuer les loups, considérés comme nuisibles et officiellement classés comme espèce chassable. Mais le loup n’est pas le seul carnivore de la zone : l’ours et le lynx sont revenus discrètement. Nous avons vu les traces d’un ours, entré dans une maison à la recherche d’abeilles.

Les élans ne sont plus chassés par l’homme et semblent moins craintifs – photo V. Dombrovski

Lors de deux sorties, nous avons pu observer facilement des élans, dont la densité est de 7 à 10 individus pour 10 km2. Enfin, nous avons été impressionnés par le nombre important de tétras lyre, qui se sont envolés devant notre véhicule en parcourant les routes. L’espèce profite des terres en déprise et des marais et sa relative abondance mérite d’être soulignée car cet oiseau figure sur la liste des espèces menacées en France.

Vipère péliade – photo JC Génot

Nous avons également observé plusieurs rapaces : épervier, autour et pygargue à queue blanche, ainsi qu’une couleuvre à collier et une vipère péliade à deux reprises. Plusieurs colonies de reproductions de murins de Brandt ont été identifiées dans des cavités d’arbres, grâce au radiopistage (1). L’installation de pièges photos, en collaboration avec l’université américaine de Géorgie sur la période 2016-2018 au cours de 3371 jours de piégeage en 13 sites différents, a permis au biologiste de la réserve de confirmer l’abondance des mammifères dans la RREP. En effet, on dénombre près de 88 animaux pour 100 jours de piégeage. Les deux mammifères les plus communs sur les photos sont le loup et le lièvre. L’élan et le cerf sont les ongulés les plus fréquents sur les photos. Cinquante-six pour cent des photos d’animaux sont prises la nuit, le chien viverrin étant l’animal le plus commun. Toujours avec des pièges photos, l’université de Géorgie a étudié le comportement nécrophage des animaux de la RREP vis-à-vis de carpes d’élevage, déposées près de la rivière et près des canaux de drainage sur 83 sites au total.

Un lynx pris au piège photo non loin des bureaux de la réserve à Babchin – photo V. Dombrovski

Les nécrophages jouent un rôle important dans l’écosystème en évitant la propagation de maladies et en incorporant certains nutriments dans les sols. Au total, 10 mammifères et 5 oiseaux ont été détectés comme charognards. Les micromammifères et les corvidés (pie et geai) consomment moins de 8 % de la biomasse mise à leur disposition. Les principaux charognards sont le chien viverrin, le vison d’Amérique, la loutre, le loup, le grand corbeau et le pygargue. Ils ont consommé près de 49 % de la biomasse. Un autre phénomène est suivi par les biologistes : l’utilisation par la faune des nombreux bâtiments, maisons, et granges abandonnées. Ainsi il n’est pas rare de trouver un blaireau vivant sous un plancher, un hibou grand-duc dans un grenier, une hulotte dans une ancienne cheminée d’un hangar, des élans ou des cerfs se réfugiant dans une étable ou une grange. L’équipe américaine de l’université de Géorgie et le spécialiste de la faune de la réserve ont effectué un suivi de 10 granges dispersées dans la RREP avec des pièges photos en hiver 2016-2017 et en été 2018 pour observer l’occupation de ces sites par les chevaux de Przewalski. Les chevaux ont été observés 35 fois dans 9 granges en hiver de nuit (sur 655 nuits de piégeage photo) et 149 fois dans 8 granges en été au crépuscule (sur 1339 nuits de piégeage photo). Les groupes de chevaux sont généralement composés de cinq adultes et d’un poulain. Les animaux utilisent ces granges pour dormir, se reproduire ou flâner. Cette étude a permis d’observer d’autres mammifères qui fréquentent ces granges : lièvre, chien viverrin, renard, sanglier, élan, cerf, lynx et loup.

Qu’en est-il des effets de la radioactivité sur la faune et la flore 30 ans après la catastrophe ? S’il a été facile de constater les effets de la forte radioactivité sur la nature immédiatement après la catastrophe, il n’est pas aussi facile de montrer les conséquences à long terme sur la faune et la flore tant les interactions sont complexes. Les scientifiques divergent dans leurs résultats en ce qui concerne les effets de la contamination sur l’abondance et la diversité des espèces. On a constaté une diminution de l’abondance des pollinisateurs dans les zones contaminées et une moindre production de fruits. Par contre, il n’y a qu’un effet modéré des rayonnements ionisants sur les nématodes en milieu forestier. De même, la richesse spécifique, l’abondance et la densité des populations d’oiseaux en milieu forestier diminuent avec l’augmentation du niveau d’exposition aux rayonnements ionisants. A l’inverse, la densité des mammifères n’est pas corrélée à la contamination radioactive. La population de grands ongulés (élan, cerf, chevreuil, sanglier) est comparable à celles observées dans des réserves naturelles non contaminées, voire 7 fois supérieure pour les loups. Une étude vient d’être menée dans la RREP justement sur les loups afin de connaître les radiations auxquels ils sont soumis et valider les modèles simulant les expositions externes. Pour cela, 8 loups ont été capturés et équipés de colliers GPS et de dosimètres électroniques et suivis entre 165 et 180 jours entre mi-novembre 2014 et début mai 2015. Le domaine vital moyen des loups est de 226 km2 et la zone centrale de leur domaine vital est en moyenne de 8 km2. Les loups sont exposés à des doses de radioactivité extrêmement variables en fonction de l’espace et du temps. Ainsi un loup a été exposé durant 12 jours à 10 fois la dose moyenne reçue pendant son suivi. En fait, les loups fréquentent des milieux favorables pour leur survie, quel qu’en soit le degré de contamination. L’étude a montré que les modèles sous-estiment l’exposition externe à laquelle les animaux sont soumis.

Si la faune est si abondante dans la RREP, est-ce dû à l’abandon par l’homme de cette zone entraînant l’arrêt de la chasse, de l’agriculture et de l’exploitation forestière, ou bien au faible impact des radiations ionisantes sur les populations animales ? Pour les scientifiques, il est difficile de séparer l’effet sur la faune dû à l’abandon par les humains de celui potentiellement négatif des rayonnements ionisants. Derrière l’abondance et la densité des espèces se cachent des effets délétères à l’échelle moléculaire. Le rayonnement ionisant peut agir directement sur l’ADN et induire des mutations génétiques. Il peut également endommager les cellules par ce qu’on appelle un stress oxydant. Ainsi des anomalies de la formule sanguine et des altérations histologiques de la rate et du foie ainsi que du système endocrinien ont été relevées chez les micromammifères. Un taux élevé d’anomalies morphologiques (albinisme partiel, malformations du bec, tumeurs) a été observé chez les hirondelles ainsi qu’une baisse de leur survie (2). De surcroît, les populations d’oiseaux (546 individus de 48 espèces échantillonnées) présentent des cerveaux significativement plus petits que dans les zones témoins (3) et une augmentation des cataractes avec le niveau de radiation (57 espèces échantillonnées) (4). Une étude montre également que la descendance des sauterelles présente des anomalies de développement, de survie et de succès reproducteur (5). Enfin, une perte d’immunité provoquée par la radioactivité a été constatée parmi les plantes et les animaux, par l’occurrence de nombreuses maladies infectieuses (6). Ces effets négatifs sont surtout détectés au niveau individuel, mais ces altérations ne semblent pas affecter le maintien des populations. Peut-on parler de phénomène de résistance avec ce chien viverrin tué dans son terrier (très contaminé) pour faire l’objet d’une analyse : il présentait une dose de radioactivité létale pour un humain ! De même, une étude a montré une réaction adaptative chez les grenouilles au travers d’un changement de coloration. Les grenouilles vivant dans la zone d’exclusion sont plus foncées, ce qui pourrait les protéger des radiations parce que certains pigments permettent de lutter contre le stress oxydant.

A ce jour, seule une étude de l’IRSN répond à cette question de la séparation de l’effet positif dû à l’abandon par les humains d’un potentiel effet négatif des radiations ionisantes. Cette étude a été menée à partir de l’analyse statistique des données écologiques décrivant la communauté des oiseaux observée dans les 50 km autour de la centrale accidentée de Fukushima sur la période 2011-2014. L’étude a pris en compte la dose absorbée pour les oiseaux et les variables descriptives de l’environnement, le statut des zones autour de la centrale (zone évacuée et zone non évacuée) et la période d’étude. Cette étude montre que la dose absorbée a plus de poids dans la diminution du nombre total d’oiseaux que la présence ou l’absence des humains. Les populations d’oiseaux diminuent que la zone soit évacuée ou pas à cause des radiations ionisantes, mais l’abondance des oiseaux est plus élevée dans les zones évacuées que dans celles qui ne le sont pas.

Pour ce qui est de la végétation, seules les hautes doses de radioactivité enregistrées durant les six premiers mois après l’explosion du réacteur ont affecté les arbres. Dans les endroits où le césium atteignait un niveau élevé, les troncs se sont incurvés et les aiguilles ont jauni, les conifères étant particulièrement sensibles à la radioactivité. Dans les zones fortement contaminées où les conifères ont pu persister, depuis 1993, 50 à 60 % des jeunes arbres âgés de 2 à 9 ans présentent une anomalie morphologique, à savoir la perte du bourgeon apical (7). Par contre, les anomalies concernant les capacités reproductives ne sont plus significatives depuis 1995. Les pins semés en dehors de la RREP poussent plus vite que ceux plantés à l’intérieur, mais à terme les pins contaminés finissent par rattraper leur retard de développement. Les scientifiques ont aussi constaté que 10 % du césium et 40 % du strontium ont été accumulés dans les arbres, et que les fougères accumulaient plus de radionucléides que les lichens. La forêt couvre 51,1 % de la RREP et on pourrait penser qu’elle va poursuivre son extension. Toutefois, des travaux de suivi de la dynamique forestière spontanée montrent que si le phénomène de reforestation naturelle a bien fonctionné dans les premières années, il semble ralentir actuellement à cause de la couverture herbacée dense (notamment les céréales) dans les anciennes terres agricoles, des sécheresses périodiques qui agissent sur les couches supérieures des sols et de la pression des grands herbivores (bison, élan, cerf).

Les forêts de bouleaux poussent spontanément – photo JC Génot

La répartition des espèces forestières est la suivante : 44,1 % de pinèdes à pin sylvestre issues de plantations dont l’âge moyen est de 55 ans, 7,3 % de chênaies d’origine naturelle ou plantées, 45,3 % de bétulaies (bouleaux) et d’aulnaies naturelles et le reste d’autres feuillus spontanés (frêne, érable, saule, tremble, charme). Les scientifiques de la RREP observent des modifications de ces divers milieux forestiers. Ainsi, les chênes se régénèrent difficilement à cause de l’ombre du sous-étage spontané constitué de charmes et de nerpruns (NDLR : selon Wikipédia, genre d’environ 100 espèces d’arbustes ou de petits arbres de 1 à 10 m de haut) et aussi en raison de la contamination du sol. Les bétulaies sont les forêts les plus représentées avec 30 %, elles ont progressé du fait de leur capacité de colonisation pionnière dans de nombreux milieux tels que champs agricoles, villages, zones inondées artificiellement et progression dans les autres types forestiers. Enfin, les aulnaies marécageuses ont des difficultés à se régénérer naturellement à cause des sécheresses, provoquant de grandes variations du niveau des eaux souterraines et en raison du développement de plantes herbacées denses. Les forêts sont jeunes et seulement 2 % d’entre elles ont plus d’une centaine d’années. Les forêts jouent un grand rôle dans la fixation du césium 137 qui ne s’enfonce pas dans le sol comme l’ont montré récemment des travaux effectués près de Fukushima. Dès lors, les forêts deviennent des réservoirs d’absorption pour ce radionucléide (8).

Plantation de pins sylvestres incendiée – photo JC Génot

C’est pourquoi la surveillance des feux est primordiale pour éviter le relargage dans l’atmosphère des particules radioactives lors d’incendies. Malgré cela, nous avons pu constater des parcelles de pins et de bouleaux entièrement calcinées. D’un côté, ces plantations de pins dans des champs évitent les poussières, de l’autre le pin est très inflammable comme les zones de friche sur les terrains sablonneux lors des périodes sèches en début de printemps et en fin d’été-début d’automne. C’est ce qui s’est produit en avril 2020 côté ukrainien dans la zone d’exclusion avec un feu d’origine humaine qui a brûlé 20 000 ha de végétation et s’est propagé jusqu’à 1,5 km de la centrale. Les autres formations végétales de la réserve sont les champs et les prairies plus ou moins en friche (39,6 %), les marais et zones tourbeuse (3,9 %) et les zones d’eau libre (1,8 %). Notre visite tout début octobre n’a pas permis d’herboriser, mais nous avons pu observer un chenal rempli de châtaignes d’eau, une espèce protégée en Biélorussie. Il existe 45 espèces végétales figurant dans le livre rouge des espèces menacées du pays.

Quel bilan tirer de ces 30 ans de suivi dans la RREP ? Nous n’avions pas besoin d’une catastrophe nucléaire pour nous rendre compte que la nature reprend ses droits quand les humains s’en vont. Le paysage autour de Tchernobyl est celui d’une nature férale qui se développe après abandon des activités humaines. Toutefois, le retour d’espèces absentes de cette région et l’augmentation des effectifs d’autres espèces plus rares à l’époque de l’occupation humaine sont des surprises pour beaucoup d’observateurs. Mais certains résultats montrent que l’abondance et la diversité des espèces peuvent masquer des effets sournois dus aux rayonnements ionisants à moyen et long terme sur des individus, voire les populations de certaines espèces. Seul le suivi continu de la contamination permettra de savoir si, malgré leur faible durée de vie par rapport à celle des humains, la faune subira un effet des radionucléides de longue période.

Nos remerciements vont à Valery Dombroski, Maxim Kudin et Sacha Apanasuk pour nous avoir guidé dans la Réserve radio-écologique d’Etat de Polésie (RREP), et Youri Bogutski et Andreï Prokochin de la réserve naturelle de Berezinsky pour nous avoir permis de nous rendre dans la RREP.

(1) Dombrovski. V.C. 2017. Maternity colonies of Myotis brandtii in the Polesie State Radioecological Reserve. Proceedings of the Theriological School 16 : 144–147.

(2) Møller A.P., Surai P. & Mousseau T.A. 2005. Antioxidants, radiation and mutation as revealed by sperm abnormality in barn swallows from Chernobyl. Proc Biol Sci. 272 : 247-53.

(3) Møller A.P., Bonisoli-Alquati A., Rudolfsen G. & Mousseau T.A. 2011. Chernobyl Birds Have Smaller Brains. PLoS ONE 6 (2) : e16862.

(4) Mousseau T.A. & Møller A.P. 2013. Elevated Frequency of Cataracts in Birds from Chernobyl. Plos One 8 (7) : e66939.

(5) Beasley D.E., Bonisoli-Alquati A., Welch S.M., Møller A.P. & Mousseau T.A. 2012. Effects of parental radiation exposure on developmental instability in grasshoppers. J. Evol. Biol. 25 : 1149-1162.

(6) Geras’kin S.A. 2016. Ecological effects of exposure to enhanced levels of ionizing radiation. Journal of Environmental Radioactivity 162-163 : 347-357.

(7) Zelena L., Sorochinsky B., Arnold von S., Zyl van L. & Clapham D.H. 2005. Indications of limited gene expression in Pinus sylvestris trees from the Chernobyl region. Journal of Environmental Radioactivity 84 : 363–373.

(8) Fukuchi K. & Kon N. 2020. Près de Fukushima, des forêts de césium. Courrier international n° 1566 du 5 au 11 novembre : 30-31