par Jean-Claude Génot |
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Dans un récent entretien, le ministre de l’Intérieur a dit : « il faut mettre fin à l’ensauvagement d’une partie de la société », à propos de faits divers violents qui se sont déroulés au cours de l’été. Mais est-ce que M. Darmanin sait ce qu’est l’ensauvagement ?
Un animal domestique ou une plante de jardin peuvent se mettre à vivre en pleine nature. Dans ce cas on dit que l’animal ou la plante s’ensauvage. Une terre exploitée à des fins agricoles puis abandonnée évolue vers une friche, on dit également qu’elle s’ensauvage. On entre là dans le monde du sauvage et des sauvages. Le Dictionnaire de l’Académie française (édition de 1835) indique que l’adjectif sauvage se dit « de certains animaux qui vivent dans les bois », mais aussi « qui se tiennent dans les déserts, dans les lieux éloignés de la fréquentation des hommes » et également par extension « des lieux incultes et inhabités ». Mais sauvage s’emploie également pour « certains peuples qui vivent ordinairement dans les bois, presque sans religion, sans loi, sans habitation fixe, et plutôt en bête qu’en homme » pour reprendre la définition du dictionnaire cité précédemment. Il n’est pas si loin le temps où l’on exposait les « sauvages » dans des zoos. Ainsi pour le ministre, les personnes qui contreviennent aux lois républicaines et agissent avec violence seraient en quelque sorte des sauvages. Le terme sauvage n’a pas sa place ici, la langue française est riche de mots qui peuvent qualifier les auteurs de violences physiques : excité, brute, cruel, bestial, barbare ou inhumain. Bernard Clavel estimait qu’à force d’être mal employé, sauvage était devenu synonyme de barbare ou d’inhumain. Mais selon lui : « De ce mot d’amour, les hommes, qui sont les pires brutes de la Création, ont fait un mot de haine ». Si sauvage est considéré comme l’antonyme de civilisé, notre civilisation a suffisamment montré de quoi elle était capable en termes de monstruosités guerrières pour que le sauvage n’ait rien à envier au civilisé…
Comment un dirigeant politique peut-il s’étonner de la violence de la société quand il agit en faveur d’une économie violente par ses conséquences (chômage, exclusion, inégalités, pauvreté) ? Non seulement l’ensauvagement n’est pas un terme approprié pour parler d’individus qu’un ancien Président avait qualifié de « racailles » et un autre ancien ministre de « sauvageons », mais en plus M. Darmanin ignore qu’être sauvage, loin d’être une tare est plutôt une qualité. D’abord nous sommes ontologiquement lié au sauvage car pour le philosophe de la nature Paul Shepard, l’homme porte en lui les racines du monde sauvage des origines, celles du Pléistocène : « le contexte de notre être dans le passé est de toute évidence la nature sauvage ». La génétique vient confirmer nos racines sauvages puisque nous avons tous des gènes de l’homme de Neandertal. Les colonisateurs ont toujours vu les peuples premiers comme des sauvages car ces derniers étaient souvent nus au lieu d’être habillés, chasseurs au lieu d’être agriculteurs, nomades au lieu d‘être sédentaires, païens au lieu d’être croyants et oisifs au lieu d‘être laborieux. Bref le sauvage est fantasmé par toute une société trop conformiste et réactionnaire pour imaginer qu’on puisse vivre autrement qu’elle. Mais ne serait-ce pas ce qui se cache derrière les propos du premier flic de France, derrière la violence et les incivilités, il pourrait y avoir la volonté de s’en prendre aussi aux rebelles, aux anarchistes, aux libres penseurs, aux doux rêveurs qui se foutent de la 5G et à tous ceux qui veulent vivre autrement qu’en précipitant la planète vers son effondrement. De la même façon que nos paysages maîtrisés par une économie écocidaire ont besoin de s’ensauvager, la civilisation de la croissance aveugle et de l’hyper consommation qui est en guerre contre la nature a besoin d’une pensée sauvage. Cette pensée sauvage est, selon le philosophe Stefan Alzaris, « une manière d’être au monde, une posture existentielle dont l’étoffe est le rapport à l’inconnu et l’ouverture à l’altérité. C’est une pensée méditante, poétique, qui prend le risque du réel et qui laisse être la nature telle qu’elle est, sans intervention humaine. » Toujours selon ce philosophe, « l’expérience du sauvage est aujourd’hui salutaire et nécessaire : elle est une forme de résistance éthique qui nous permet de retrouver le contact avec le réel, le rapport à l’altérité, le présent vivant ». On rejoint là le grand penseur de la nature, Henry David Thoreau, pour qui la sauvegarde du monde réside dans le sauvage, à savoir les êtres vivants non humains, mais aussi la part sauvage des humains qui leur permet de lâcher la bride à leurs émotions et d’en finir avec le contrôle. C’est pour cette raison qu’il faut clamer haut fort : vive l’ensauvagement !
A lire
Nature : le réveil du sauvage, Jean-Claude Génot, éd. L’Harmattan, 2017.
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