La haine des friches : un exemple breton inquiétant

Un naturaliste membre des JNE nous alerte sur les atteintes aux friches, qui sont pourtant des milieux où la nature est particulièrement riche.

par Jean-Claude Génot *

Développement spontané de la végétation (saules et cirses des marais) après 3 à 5 ans d’abandon des pratiques agricoles sur une parcelle humide dans le bois de Kério, sur la commune de Tréguidel (22) © Lois Morel

Quand j’ai co-écrit avec Annik Schnitzler  (JNE) La France des friches. De la ruralité à la féralité (1) il y a dix ans, le verdict était implacable : notre société anti-nature voue une véritable haine aux friches ! Nous avons consulté des écrits de géographes, de politiques, d’administrations, du monde agricole, des articles de presse : il y a unanimité pour rejeter massivement les friches. Même les scientifiques et gestionnaires de la nature ne montrent aucune espèce d’intérêt pour les friches.

Du point de vue socio-économique, les friches sont associées aux crises politiques et sociales (guerre, famine), sanitaires (épidémie) et économiques (changement d’usage des sols, aides aux pratiques intensives). Elles traduisent une dévitalisation et un isolement géographique et sont hors de l’emprise du tout économique ; bref elles sont considérées comme une horreur sociale.

Jeune saulaie-chênaie spontanée (20-30 ans après abandon de l’exploitation agricole) à Kério, sur la commune de Tréguidel (22) © Lois Morel

Du point de vue écologique, une écrasante majorité des gestionnaires de la nature y voit une perte de biodiversité, un lieu idéal pour l’envahissement par les espèces exotiques et banales et enfin un risque d’avalanches en montagne et d’incendies en zone méditerranéenne. Pour le monde des gestionnaires de la nature, la friche est synonyme de banalisation.

Du point de vue psychologique, on trouve dans toute la littérature évoquée précédemment des mots terribles associés aux friches comme lèpre, cancer, mort, laideur, abandon, saleté et danger. La friche est considérée comme une maladie des sociétés.

Du point de vue politique, la friche se place en dehors du productivisme, de la maîtrise technique et des conventions sociales ; elle devient alors un symbole d’anarchie. Bien sûr, çà et là quelques voix discordantes se sont fait entendre pour prendre la défense des friches. Parmi celles-ci, je retiendrai celle de François Terrasson (JNE) qui, dans un texte intitulé Vive les friches voyait en elles « une chance, un miracle, une merveilleuse surprise », celle de Gilles Clément pour qui la friche est « un lieu de vie extrême » ou encore celle de Rodolphe Christin qui voit la friche comme « un espace de résistance et d’évasion ».

Hallier (enchevêtrement de buissons serrés et touffus) spontané de ronces sur talus en marge de friches agricoles dans la réserve de La Balusais, sur la commune de Gahard (35) © Lois Morel

Il est loin le temps où les paysans mettaient en jachère leurs champs et où la friche était tolérée. La Révolution Française est passée par là avec sa vision du progrès qui devait passer par une mise en valeur de toutes les terres, marécages compris. Depuis notre pays a « modernisé » son agriculture, transformant les campagnes en désert biologique au sol pollué, façonnant des paysages d’une laideur innommable. Mais ces politiques agricoles qui poussent au rendement maximal et à la mécanisation démesurée ont en même temps conduit à l’abandon de nombreuses terres, moins fertiles et moins accessibles, une chance pour les friches. Les gens ont beau rejeter les friches, ces dernières s‘imposent comme une réalité déplaisante.

Ainsi, dans l’Union Européenne, entre 2000 et 2030, 10 à 30 millions d’hectares (2) de terres agricoles vont se libérer, une opportunité pour les friches. En France, 2 millions d’hectares de terres agricoles ont été regagnées par la forêt en 30 ans. Les gens aiment les milieux ouverts et apprécient les forêts mais détestent l’entre-deux. Or justement la friche agricole est un stade transitoire vers la forêt, elle se couvre de végétation herbacée dense, puis d’arbustes et enfin d’arbres de différentes espèces selon les contextes écologiques, donnant ainsi ce qu’on appelle des forêts spontanées. Dans certaines régions, il faut 40 à 50 ans pour que le sol agricole de départ devienne un sol forestier, mais ce dernier peut encore conserver les traces d’anciennes pratiques agricoles (pâturage, amendement) au niveau de sa flore.

Mosaïque, avec une dominante de fourrés à ajonc d’Europe à la pointe de la Garde-Guérin, sur la commune de Saint-Briac-sur-Mer (35) © Régis Morel

En France, ces 2 millions d’hectares restent modestes par rapport à la surface agricole utile (29 millions d’hectares), mais ils attirent l’attention car ils se concentrent dans le sud (Corse, Languedoc-Roussillon et Provence Alpes-Côte d’Azur). De plus la libre évolution de ces espaces de nature férale (3) – lieux exploités par l’homme puis laissés en libre évolution – n’est pas totale puisque certains usages peuvent persister dans ces friches ou boisements spontanés (chasse, pâturage extensif, cueillette, loisirs). De même, ces espaces n’ayant aucune valeur économique, écologique et esthétique pour la majorité des gens, tout peut leur arriver : défrichement pour l’agriculture ou l’urbanisation, broyage pour le bois énergie, installation de panneaux solaires ou toute autre activité.

Récemment, un défrichement a eu lieu en Bretagne sur la commune de Moëlan-sur-mer (Finistère) pour une remise en valeur agricole qui interpelle fortement car elle pourrait s’étendre à d’autres régions de France. Ce défrichement s’appuie sur l’article L.125.1 du code rural qui prévoit que « toute personne physique ou morale peut demander au préfet l’autorisation d’exploiter une parcelle susceptible d’une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous-exploitée depuis au moins trois ans par comparaison avec les conditions d’exploitation des parcelles de valeur culturale similaire des exploitations agricoles à caractère familial situées à proximité, lorsque, dans l’un ou l’autre cas, aucune raison de force majeure ne peut justifier cette situation. Le délai de trois ans mentionné ci-dessus est réduit à deux ans en zone de montagne.» Sur les 350 hectares de friches que compte la commune, 120 sont concernés par le projet de défrichement. Ici, même si l’on peut regretter la destruction de belles surfaces de friches prometteuses en termes de biodiversité et d’espace de nature spontanée, le projet est plutôt vertueux, puisque d’une part, il vise à développer l’agriculture biologique et d’autre part, le maire a consulté les associations locales de protection de la nature pour une prise en compte de la biodiversité qui a abouti à un compromis acceptable selon des militants de Bretagne Vivante, une association régionale de protection de la nature.

Fourré à prunellier à la pointe du Nick, sur la commune de Saint-Lunaire (35) © Régis Morel

Toutefois, quand on voit les machines arracher et broyer les prunelliers et autres arbustes pour les remplacer par des terres cultivées, même en bio, on ressent comme un grand malaise, cette nature foisonnante réduite à néant. A l’heure de l’effondrement de la biodiversité, ces friches sont des éléments de nature sauvage indispensables dans des paysages très exploités. Cette opération a bénéficié d’une couverture médiatique très positive car d’un côté il y a des mots connotés très favorablement – agriculture biologique, concertation avec les associations – et, de l’autre un mot connoté très négativement, la friche ; la balance penche évidemment en faveur du défrichement. Soutenu par l’Etat qui « se félicite de la mobilisation des acteurs locaux (collectivités territoriales, partenaires agricoles…) sur ces projets tout autant créateurs d’activité économique que source de biodiversité en permettant de retrouver une mosaïque de paysages et en évitant la fermeture des milieux », cette expérience pilote va s’étendre dans le Finistère, comme par exemple sur la presqu’île de Crozon où 1200 hectares ont été cartographiés, et elle semble intéresser d’autres régions.

On est habitué à un Etat schizophrène qui n’a aucune approche globale et quand l’agriculture réclame son dû, il n’y a guère de doute sur le fait que la nature n’est pas la priorité. Oser dire que l’agriculture, même biologique,  est une source de biodiversité en dit long sur l’incompétence des préfectures et agiter le spectre de la fermeture des paysages dans une Bretagne peu connue pour être une terre forestière traduit une vision purement agricole du paysage. Quant à l’incohérence des politiques, elle s’illustre dans le fait qu’un programme baptisé Breizh Forêt Bois vise à replanter 1500 ha d’ici 2021 avec l’aide notamment de l’Etat : on défriche d’un côté et on replante de l’autre ! On détruit une nature riche en pleine crise d’extinction des espèces et des forêts feuillues en devenir précieuses pour faire face au réchauffement climatique, qui possèdent – a minima pour celles d’entre-elles qui ont émergé avant l’industrialisation de l’agriculture – déjà des caractéristiques écologiques comparables à celles des forêts anciennes comme l’a montré Loïs Morel dans sa thèse de doctorat (4) sur les boisements spontanés de Bretagne. Pendant ce temps, on ne remet pas en cause l’agriculture industrielle bretonne et l’urbanisation.

Ce défrichement pose de multiples questions d’ordre juridique. Ainsi, comment imposer un girobroyage et une exploitation agricole à un propriétaire qui veut conserver son terrain en l’état ? Ces friches ont plus de 30 ans et il existe certainement des dispositifs pour protéger l’état boisé, comme au minimum une demande d’autorisation de défrichement ou l’article L. 314.1 du code forestier qui permet à un propriétaire de ne pas valoriser sa forêt. Ce que l’on paie aujourd’hui avec ce programme qui pourrait s’étendre ailleurs en France, c’est l’absence de statut pour les friches en libre évolution vers des forêts. On le doit évidemment à tout un cadre législatif et économique hyper favorable au monde agricole, mais aussi au désintérêt, voire à l’hostilité, du monde naturaliste pour les friches, qui n’a pas su identifier leurs enjeux pour la nature.

Un préalable pourrait être une reconnaissance de leur valeur biologique qui leur permettrait de figurer dans l’inventaire des Z.N.I.E.F.F. comme cela a été fait en Lorraine. Point positif, les naturalistes bretons commencent à s’intéresser à cette nature férale et aux potentialités de reconquête de la biodiversité qu’elle offre. Ainsi, Bretagne Vivante, soutenue par la majorité des associations de protection de la nature régionale, s’est mobilisée pour alerter les décideurs publics sur le fait que les friches ne sont pas des espaces sans valeur écologique et mettre en garde sur les risques d’une généralisation de l’initiative menée à Moëlan-sur-mer (surtout si cela est fait sans les mêmes préoccupations écologiques). Ainsi, Bretagne Vivante a sollicité Reporterre suite à la parution de l’article sur le projet de Moëlan pour un droit de réponse, a envoyé un courrier aux associations de protection de la nature bretonnes pour obtenir un positionnement politique commun sur les friches et un courrier aux services de l’Etat et aux chambres d’agriculture de Bretagne afin de les alerter sur l’enjeu de biodiversité à prendre en compte dans le cadre des inventaires départementaux des friches en cas d’application de l’article L 125. 1 du code rural et a présenté ce projet au groupe « wilderness et nature férale » de l’UICN France pour relayer leurs interrogations et leurs inquiétudes auprès du ministère de l’Environnement et réfléchir aux aspects juridiques soulevés par ce défrichement.

Mais ce qui se produit là dans un contexte de réensauvagement global n’est qu’une illustration de plus de la haine du sauvage de la part de nos décideurs politiques et économiques et de la majorité des lobbys anti-nature. Pourtant, pour les régions très artificialisées comme la Bretagne, les friches constituent une opportunité d’atteindre un objectif de 10 % de « pleine naturalité », expression employée par le président de la République le 7 mai 2019 lors de la réunion de l’IPBES (Groupe d’experts internationaux sur la biodiversité). Sans un autre regard sur les friches, donc sur la nature spontanée, il n’y aura aucune alliance possible avec le monde vivant pour faire face aux changements profonds. Comme aimait à le répéter Robert Hainard, on ne peut pas se lamenter sur le recul des libertés et en même temps vouloir partout mettre en valeur la nature.

* Ecologue

1 Schnitzler A. & Génot J-C. 2012. La France des friches. De la ruralité à la féralité. Quae. 192 p.

2 Pereira H.M. & Navarro L.M. 2015. Rewilding European Landscapes. Springer. 227 p.

3 Schnitzler A. & Génot J-C. 2020. La nature férale ou le retour du sauvage. Pour l’ensauvagement de nos paysages. Jouvence. 175 p.

4 Morel L., Barbe L., Jung V., Clément B., Schnitzler A. & Ysnel F. 2019. Passive rewilding may (also) restore phylogenetically rich and functionally resilient forest plant communities. Ecological Applications 30(1) e02007 : 1-12.