Il était une fois la gélinotte des bois

Son nom fait penser à une « jolie note des bois ». Pourtant, son chant aigu est presque inaudible pour une oreille peu exercée. La gélinotte des bois est un oiseau discret qui s’envole au moindre dérangement.

Une gélinotte mâle – photo D. Ivkovich

par Jean-Claude Génot *

Mon attirance pour la nature vient de mon enfance. C’est tout naturellement que celle-ci s’est transformée en passion naturaliste d’abord pour la flore et les champignons, puis la faune avec les mammifères et les oiseaux. Ensuite, j’ai eu la chance de faire de ma passion ma profession. A ce moment-là, j’avais pour centre d’intérêt les rapaces, les diurnes comme maîtres du ciel et les nocturnes comme maîtres de la nuit. J’ai consacré 20 ans de ma vie à la connaissance d’une petite chouette, que les savants nomment aujourd’hui la chevêche d’Athéna et j’ai suivi durant 30 années l’installation du grand-duc d’Europe dans les Vosges du Nord, sans oublier, mais dans une moindre mesure, le faucon pèlerin ou encore la chouette de Tengmalm.

Mais il existe un oiseau qui exerce sur moi une fascination secrète, occupant mon esprit sans que je l’ai jamais étudié ou beaucoup observé. Cet oiseau accompagne mes pensées et vient se rappeler à mon bon souvenir à certains moments inattendus de ma vie, et cela depuis 40 ans. Cet oiseau s’appelle la gélinotte des bois. Un nom agréable qui fait penser à une « jolie note des bois », pourtant son chant aigu est presque inaudible pour une oreille peu exercée. Je ne suis ni spécialiste de la gélinotte, ni même observateur régulier de l’espèce et pourtant la seule photographie qui orne mon bureau depuis fort longtemps est celle d’une gélinotte des bois. Elle fut une des premières photos de gélinotte prise dans le Massif vosgien dans les années 80 par Jean-Louis Klein, un forestier à l’époque, devenu ensuite photographe professionnel. Il m’avait d’ailleurs montré la hêtraie-sapinière âgée des hautes Vosges où il était resté des dizaines d’heures à l’affût pour faire ce cliché d’un mâle au sol. Nul doute qu’aujourd’hui un photographe installerait un piège photo pour cet oiseau si discret qui s’envole au moindre dérangement. La gélinotte est mon oiseau fétiche et je ne suis pas peu fier de posséder une gravure de Robert Hainard la représentant. L’artiste naturaliste a parfaitement bien saisi les traits d’un mâle qui se fond dans la végétation forestière : la gorge noire, le sourcil rouge, la queue barrée de noir et de blanc à son extrémité et des couleurs de feuilles mortes sur le poitrail.

Sans être aussi spectaculaire par la taille que le grand tétras et le tétras lyre qui se rassemblent pour leur spectaculaire parade, la gélinotte est le gallinacé le plus difficile à approcher et reste un mystère même pour ceux qui croient la connaître. Son plumage est un délicat mélange de tons brun, roux et noir qui semble avoir été peint par un aquarelliste minutieux. C’est un elfe insaisissable des sous-bois qui m’attire par sa discrétion, son mimétisme et son milieu de vie, à savoir les forêts riches en sous-bois. Cet oiseau reste invisible dans les branchages hivernaux tout de brun dominant comme dans les sous-bois printaniers tachetés de soleil. La gélinotte est l’oiseau du bonheur fugitif, silhouette furtive qui passe son temps au sol ou dans la partie inférieure de la forêt et disparaît ou s’envole vers un autre perchoir sans rien laisser voir, au mieux une queue barrée de noir et blanc. Mais n’est-ce pas le désir de voir et l’attente qui rendent heureux? Je l’ai entendu la première fois dans le Jura en accompagnant Régis Desbrosses, qui recensait l’espèce en imitant son chant à l’aide d’un appeau et je l’ai aperçu furtivement. A cette époque, elle avait déjà déserté les Vosges du Nord où je travaillais. Sans être un connaisseur de l’espèce, on pouvait vite se rendre compte que les futaies régulières sans sous-étage des basses Vosges gréseuses ne lui convenaient pas. Elle avait pu exister dans des régénérations naturelles à base de bouleaux ou le long des lisières de noisetiers, d’ailleurs ne l’appelle-t-on pas la poule des coudriers, autre nom du noisetier.

Biotope de la gélinotte en Biélorussie où l’on voit en hiver les tiges de l’abondante strate arbustive si nécessaire à l’espèce – photo J.C. Génot

J’aurais pu en rester là, mais mon métier d’écologue m’a entraîné en Biélorussie pour une coopération scientifique. C’est dans des forêts résineuses d’épicéas mélangées à des feuillus (érable plane, tremble, frêne, orme, tilleul, bouleau) au sous-bois riche en noisetiers et en sorbiers, dans des forêts de pins sylvestres avec sous-étage d’épicéas aux basses branches ou encore dans des lisières de tourbières ou de ruisseaux avec des bouleaux et des aulnes que j’ai souvent vu la gélinotte, à l’envol ou perchée. Elle représente pour moi un symbole de la forêt étagée riche en sous-bois comme les futaies jardinées du Haut Jura, mais aussi de la forêt spontanée en reconquête sur d’anciens pâturages. Très vite, les premières visites dans la réserve naturelle de Berezinsky en Biélorussie m’ont permis de voir que la gélinotte est abondante dans presque tous les types de forêts, à l’exception des pinèdes sans sous-étage, des aulnaies marécageuses et des tourbières. Une gélinotte est levée à chaque sortie en forêt et cela à chaque saison. Un couple détale au sol devant nous sur une île de la Berezina, nous les voyons plusieurs fois car les feuilles ne sont pas encore là en avril. De très nombreuses gélinottes s’envolent dans un bruit de plumes pas toujours audibles quand nous avançons dans les chemins en forêt. Il s’agit principalement de forêts de bouleaux, de pins avec épicéas en sous-étage, d’épicéas avec sous-étage de noisetiers, de sorbiers et de framboisiers, de lisières de tourbières à sphaignes et de marais à molinie, recolonisé par les épicéas et jamais loin du couvert forestier. La molinie est une herbe poussant en touffes dans les zones humides, aux teintes très jaunes en automne.

Un jour de juin dans une forêt d’épicéas mélangée de feuillus, je provoque soudain l’envol d’une nichée d’au moins sept poussins. Ils se sont tous élevés du sol pour très vite y retomber à l’appel de ralliement de leur mère. Une autre fois en septembre, des jeunes accompagnent leur mère dans une pinède mélangée de bouleaux. A la lisière d’une tourbière au printemps, j’ai eu la grande chance d’observer un mâle juste au-dessus de moi, perché sur un bouleau. Il était immobile à quelques mètres de moi ; je suis resté aussi immobile que lui pour ne pas rompre le charme de cette rencontre. J’ai pu apprécier les couleurs subtiles de son plumage et la légèreté de cette petite poule des bois, perchée sur un mince rameau de bouleau sans le faire ployer. Une autre fois, toujours à Berezinsky en avril, un naturaliste local nous a emmenés, des amis et moi, dans une forêt proche des bureaux de la réserve. Là, il nous a demandé de nous assoir sur un tronc au sol et a commencé à imiter le chant aigu de la gélinotte. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que l’oiseau apparaisse, d’abord en volant de branche en branche, puis il a fini par se poser pour qu’on puisse l’observer quelques instants. Une apparition magique de l’elfe des bois.

Je l’ai observée ces dernières années dans une autre forêt située à l’ouest de la Biélorussie en vol, posée sur une branche ou au sol en lisière d’un chemin. Cette poule des bois qui chante aussi faiblement qu’un roitelet est abondante à Berezinsky et probablement dans de nombreuses forêts biélorusses. Les comptages effectués dans la réserve il y a 20 ans indiquaient des chiffres qui laissent rêveur : jusqu’à dix-neuf oiseaux au kilomètre carré ! Il est fort probable que ce nombre soit exceptionnel et qu’on soit plus proche de la réalité aujourd’hui en divisant ce chiffre par deux. Ce bel oiseau demande des forêts pas nécessairement âgées et peu modifiées pourvu qu’elles comportent des arbustes diversifiés en sous-bois et des essences lui fournissant son alimentation hivernale telle que les bourgeons des bouleaux, des aulnes, des saules et des sorbiers. Outre un oiseau de toute beauté, la gélinotte est également un mets délicat d’après Vladimir, responsable de la réserve de chasse. Malgré cela, elle n’est pas chassée contrairement à la bécasse et aux autres tétraonidés. Mais quelle ne fut pas ma surprise en 2002 lors d’un voyage en automne lorsqu’on m’invita à goûter une poule au pot lors d’un bivouac au bord de la Berezina. On me demanda si j’appréciais le repas ; je répondis que je trouvais la poule succulente : c’était une gélinotte !

Biotope de la gélinotte dans le Haut Jura composé de taillis de noisetiers – photo J.C. Génot

Comment se porte l’elfe des bois dans nos forêts françaises ? Dans le dernier atlas des oiseaux nicheurs de France paru en 2015, on estime sa population entre 6 000 et 8 000 couples nicheurs, ce qui est peu pour une espèce ayant un petit territoire. Mais ces chiffres sont considérés comme « fortement spéculatifs ». De plus, la population est considérée comme en fort déclin, notamment dans le nord-est (Ardennes et Vosges). Le Jura, mais surtout les Alpes, abritent la plus grande partie de la population. Rien d’étonnant que cette espèce d’origine boréale se retranche dans les montagnes. Malgré sa discrétion, certains naturalistes se sont intéressés à cette espèce. Pour certains d’entre eux, cet intérêt est allé jusqu’à faire une thèse. Ainsi il existe quatre thèses de doctorat consacrées à cette espèce : deux uniquement centrées sur la gélinotte (l’une de Régis Desbrosses sur les habitats et les fluctuations de population dans le Jura et l’autre de Marc Montadert sur la démographie et l’habitat dans les Alpes du Sud) et deux autres traitant des deux tétraonidés (grand tétras et gélinotte) sur le régime alimentaire et sur la modélisation de l’habitat dans le Jura.

Pourtant, la seule monographie française sur la gélinotte ne provient pas d’un des auteurs des travaux scientifiques évoqués précédemment. Elle été publiée en 2019 par Jean Schatt (1), un Jurassien qui fut ingénieur forestier et chasseur et qui a une excellente connaissance de terrain des tétraonidés. Cette monographie est le fruit de 35 années d’observations, de persévérance, de patience et de rigueur. Pour Jean Schatt, pas de télémétrie, pas de GPS et pas de modélisation pour entourer la science naturelle d’un vernis scientifique. Il a travaillé « à l’ancienne », privilégiant la collecte directe de données sur le terrain avec un minimum de technologies : des jumelles, un carnet et des fiches d’enquête. Il s’inscrit ainsi dans l’héritage des études naturalistes de ses illustres voisins suisses : Robert Hainard pour les mammifères et Paul Géroudet pour les oiseaux. Notre Jurassien de bientôt 90 ans est un homme des bois qui a vécu au plus près de son milieu d’étude. Il a su concilier sa passion pour la nature, la forêt et la chasse. C’est d’ailleurs ces trois approches qui lui ont sans doute permis de mieux appréhender la réalité de certains phénomènes influençant la gélinotte, qu’il s’agisse de l’impact de la chasse, des conséquences de certaines pratiques de gestion forestière ou de certaines méthodes mises en œuvre par des scientifiques pour étudier les tétraonidés. Parce qu’il a mené son étude pendant plusieurs décennies, Jean Schatt a acquis une certaine autorité en matière de tétraonidés. D’ailleurs, il estime que le chiffre global de la population française de gélinotte annoncé dans l’Atlas peut être divisé par 10 ! Pour lui, l’espèce doit être impérativement inscrite sur la liste des espèces menacées. Enfin, le tour d’horizon des passionnés de gélinotte ne serait pas complet sans citer l’ouvrage de photos de Jean Guillet (2)  qui a réussi à photographier cet oiseau si cryptique à l’affût et à restituer toute la beauté de cette poule sauvage des bois.

La gélinotte n’échappe pas à la gestion de la nature et ses manipulations. Ainsi, dans les Vosges du Nord où j’habite, l’espèce a disparu à cause de la sylviculture. Une étude de faisabilité pour la restauration des biotopes a été menée par l’ONF, mais il est apparu illusoire de vouloir restaurer un habitat favorable sur des surfaces suffisantes quand la gestion forestière et la pauvreté du sol gréseux se conjuguent pour mener des futaies régulières sans strates arbustives si nécessaires à la gélinotte. Malgré cela, quelques passionnés des tétraonidés rassemblés en une association nommée SOS Tétras (aujourd’hui dissoute) ont souhaité lâcher des gélinottes d’élevage sans aucune étude préalable, sans suivi et sans bilan. Je n’ai jamais pu savoir s’ils avaient réellement effectué leur lâcher. Ils l’ont par contre fait pour le grand tétras au sud des Vosges du Nord mais cela fut évidemment un échec tant les facteurs défavorables au coq de bruyère (autre nom du grand tétras) étaient nombreux. On pourrait rétorquer qu’il s’agit là d’amateurs dont la passion pour l’espèce est telle qu’ils ne voient pas ou ne veulent pas voir qu’une espèce ne peut pas vivre sans un milieu favorable. Dans ce cas, on peut les excuser car leur échec est pour eux une leçon bien assez dure à encaisser. Mais que dire quand des ornithologues scientifiques veulent sauver une sous-espèce de gélinotte vivant uniquement en Belgique, au Luxembourg, dans l’ouest de l’Allemagne et dans le nord-est de la France en prélevant des œufs dans la population déclinante des Vosges pour commencer un élevage en vue de relâcher les jeunes nés en captivité ? Cette sous-espèce se serait différenciée de l’autre sous-espèce peuplant les Alpes après les glaciations car elle s’était réfugiée dans le sud-ouest. Un tel projet paraît bien périlleux et soulèvent de nombreuses questions sur la validité génétique de ces sous-espèces pour la gélinotte qui en 10 000 ans a eu le temps de s’hydrider entre les Alpes et le Jura et entre le Jura et les Vosges, sur l’impact de ces prélèvements dans une population déclinante, sur la réussite de ces élevages en captivité, sur le taux de mortalité des oiseaux d’élevage relâchés en pleine nature, qui plus est quand ils sont équipés de colliers émetteurs, sur la qualité des biotopes où la gélinotte doit être réintroduite, sur la persistance des causes de sa régression et sur le risque d’ouvrir la porte à des manipulations et autres artifices sans fin pour sauver une espèce dont certains spécialistes ont probablement modélisé la disparition liée au réchauffement climatique car la gélinotte est une espèce boréale. Le projet de sauvegarde de la « gélinotte de l’ouest » date de 2017, mais un projet de réintroduction de gélinottes dans les Pyrénées catalanes datant de 2012 préconise justement de ne pas prendre les oiseaux des Vosges en déclin, pourtant supposés de la même origine génétique que la population soit disant éteinte des Pyrénées…

Plus la nature va rétrécir et plus les protecteurs et sauveurs en tout genre vont agir pour enrayer ce déclin, mais selon quelle éthique et pour quel objectif ? Pour les promoteurs de ce type de projet, s’agit-il de protéger une espèce ou de trouver une activité scientifique ou technique intéressante et durable ? La durabilité étant garantie par la difficulté à mettre en œuvre la protection de ce type d’espèce fragile car ce genre d’aventure peut durer des années. Le piège pour les protecteurs de la nature est le suivant : face à l’effondrement du vivant, il est urgent d’agir et toute action pour sauver une espèce semble légitime. Mais jusqu’où aller dans la manipulation des oiseaux même si l’espèce est menacée ? Il y a déjà tant à faire au niveau de la quiétude des oiseaux en saison de reproduction, de la gestion forestière et de la chasse, mais c’est plus ardu et il y a plus de coups que de lauriers à recevoir. Si rien n’est fait dans les domaines cités précédemment, la gélinotte pourrait un jour disparaître, discrètement comme elle a vécu.

* Écologue

(1) Schatt J. 2019. La Gélinotte des bois. Biologie-Eco-éthologie. Books on Demand. 152 p.

(2) Guillet J. La quête de la gélinotte des bois. Mokkö Editions. 191 p.