Aldo Leopold (1887-1948) fut un forestier, un écologue, un conservationniste, un universitaire et un écrivain américain. Passionné dès l’enfance par l’ornithologie de terrain et l’histoire naturelle, il est parvenu à l’avant-garde du mouvement pour la conservation de la nature aux États-Unis. Cette biographie passionnante montre les différentes facettes du personnage et surtout l’évolution de sa carrière de forestier vers le métier de conservationniste. C’est donc la biographie d’un homme de terrain écrite par un homme doué également d’une grande expérience de terrain.
Le concept de wilderness (grands espaces de nature sauvage) est à l’origine des parcs nationaux américains mais le National Park Service n’explicitait pas encore les conditions écologiques du maintien de la wilderness quand Leopold est entré au Service des forêts. Grâce à lui, en 1924, la rivière Gila, dans l’ouest du Nouveau Mexique, est « désignée première aire de wilderness du réseau des forêts nationales des États-Unis, soixante ans avant le Wilderness Act instaurant les aires protégées intégralement dans la législation américaine. La culture occidentale prend alors possession de ce concept de wilderness avec cette promotion de Gila, une grande conquête pour les conservationnistes. »
Jean-Claude Génot nous fait bien sentir comment « progressivement, Leopold change de profession, passant de la foresterie à la protection du gibier, une étape manifeste vers la conservation de la nature. » « La gestion du gibier doit devenir une politique et une science, impliquant des changements de mentalité et des études. Comme beaucoup de visionnaires, il est doté de la souplesse suffisante pour réussir. » Très préoccupé par le surpâturage des cervidés en forêt et l’érosion qui en résulte dans les années 1930 et 1940, Leopold comprend progressivement le rôle des prédateurs dans la régulation des herbivores et, après avoir tenu des positions hostiles aux loups, il devient leur avocat indéfectible. Il cherche donc à promouvoir la régulation des cerfs par les loups plutôt que par les chasseurs.
« Le but de la gestion est de fournir une marge de sécurité entre le nombre de cervidés et la capacité du milieu à les supporter. » Auteur d’un manuel pratique de gestion du gibier, en butte aux chasseurs qui, comme en France, ne s’intéressent étroitement qu’à « leur » gibier, il invite chasseurs, forestiers et protecteurs du gibier à travailler ensemble sur la question des prédateurs, en se dégageant des siècles de préjugés et d’endoctrinement. Ne se contentant pas de constats fragmentaires, « il défend le multi-usage des terres et des forêts, avec la nécessité de développer une perception écologique chez les forestiers et les techniciens intervenant dans l’espace rural. » « Il raisonne à l’échelle de tout un bassin versant et a une approche globale de la nature qui traduit sa conscience écologique. »
Chargé ensuite de la gestion de la grande faune successivement dans plusieurs États, et menant des enquêtes au niveau national, Aldo Leopold espère qu’en faisant évoluer le système américain de préservation de la faune, « son pays évitera la suppression des prédateurs qui a accompagné la gestion du gibier dans la plupart des pays européens, où la réglementation est empirique : elle s’est mise en place avant la naissance de la science biologique. Leopold considère qu’aux États-Unis l’apport de la biologie précède la gestion. » On découvre aussi dans cet ouvrage comment un fervent chasseur est devenu « un des plus grands défenseurs de la nature sauvage et l’inspirateur de nombreux écologistes. » Car il est l’un des premiers à utiliser l’argument de la responsabilité morale dans la survie des espèces menacées.
Dès les années 1930, Leopold avance une idée nouvelle, très peu répandue à l’époque, par laquelle il conçoit la forêt comme une source de bien-être psychologique et spirituel. En partie sous son influence, le Service des forêts devient plus attentif aux besoins de loisirs des citadins et les missions des forestiers s’élargissent. Il est visionnaire quand il affirme que la relation de l’homme à la nature n’est pas uniquement économique. On voit ici comment, devant l’émergence de la civilisation des loisirs, les États-Unis n’ont pas perdu du temps, comme les pays d’Europe, avec deux guerres mondiales.
Quand il quitte le Service des forêts pour l’enseignement en 1933, c’est pour s’adonner à sa véritable passion, l’étude et la conservation de la faune sauvage et partager cette vision avec ses étudiants. Il devient alors le premier professeur de gestion de la faune sauvage du pays, à l’université du Wisconsin. En 1935 il est cofondateur de la Wilderness Society. La même année, il acquiert 32 ha de terres dégradées dans l’État du Wisconsin qu’il va reboiser et restaurer et où faune et flore vont prospérer. Cela deviendra une réserve naturelle plus tard agrandie, la Leopold Memorial Reserve, et un centre éducatif réputé dans tout le pays. C’est en essayant d’éteindre un incendie qui ravage les bois entourant sa ferme qu’il meurt d’une crise cardiaque.
« Leopold est un penseur autant qu’un gestionnaire. Il a su mettre ses idées en pratique et forger sa pensée à la lumière de ses expériences. » : « Grâce à nos perceptions intuitives, qui sont peut-être plus justes que notre science et moins limitées par les mots que nos philosophies, il est possible que nous prenions conscience de l’indivisibilité de la terre – de ses sols, ses montagnes, ses rivières, ses forêts, son climat, ses plantes, ses animaux –, et que nous respections cette communauté non pas seulement comme une servante utile, mais comme un être vivant. » (Aldo Leopold) C’est ce qui l’amènera à réfléchir sur la « santé de la terre ». Selon lui, « un conservationniste a besoin d’une conscience écologique, ce qui relève autant du cœur que de l’esprit. »
Leopold utilise pour la première fois en 1933 l’expression « éthique de la terre » qui est fondée, selon lui, sur l’écologie en tant que science, et sur l’histoire. Cette notion, très proche d’une esthétique de la terre, fera l’objet du chapitre final de son célèbre Almanach d’un comté des sables publié en 1949, un an après sa mort. Il est donc considéré comme l’un des précurseurs de l’écologie profonde : « L’expression phare de Leopold, « penser comme une montagne », est celle que retiennent les artisans de la deep ecology. » Ses travaux et ses publications lui donnent une réputation internationale. « En 1947, Aldo Leopold propose d’élargir la définition de la wilderness : après trente années de textes, de réflexions et d’observations, sa doctrine, qui était en 1917 d’en faire un espace pour chasser, pêcher et camper, doit évoluer vers une alternative à la civilisation pour évaluer sa santé écologique et son bien-être social et psychologique. » « La wilderness n’est pas simplement liée aux loisirs, elle nourrit aussi la culture de la liberté. La capacité d’admettre la valeur culturelle de la wilderness est une question d’humilité intellectuelle. (…) Chaque jeune a besoin d’une randonnée dans la wilderness pour éprouver le sens de la liberté. »
L’héritage léopoldien est considérable : « Comme forestier, il a apporté à la profession un équilibre entre vision et pragmatisme. Comme défenseur de la nature sauvage, il a donné un cadre en lien avec les racines historiques et philosophiques de la nation, et a fait de la wilderness, cause qu’il a défendue contre les projets de développement économique, une priorité nationale et une fierté. Comme scientifique, il a aidé à développer l’écologie de la faune sauvage et contribué à donner un sens à sa gestion. Comme enseignant, il a inspiré des centaines d’étudiants pour observer et comprendre la nature, l’étudier et la protéger. Comme penseur, il a donné au mouvement de la conservation une définition philosophique. Comme écrivain, il a donné à son pays un des livres fondateurs de la littérature de nature (Almanach d’un comté des sables). »
Plus généralement, cet ouvrage très recommandable contribue à faire connaître au public français l’éthique environnementale états-unienne, chose bien nécessaire au regard des lacunes actuelles du mouvement écologique français.
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Éditions Hesse, 119 pages, 20 €
Contact : editionshesse@gmail.com
(Roland de Miller)
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