Tous ceux qui s’intéressent un tant soit peu au loup connaissent Jean-Michel Bertrand (JMB) qui a réalisé, il y a trois ans, un premier film La Vallée des loups et dont le deuxième, Marche avec les loups, est sorti en salles mercredi 15 janvier.
par Jean-Claude Génot *
Ce deuxième film que j’ai eu la chance de voir en avant-première en Alsace grâce à un réseau de cinémas associatifs est la suite du premier volet. Après nous avoir fait découvrir « sa » vallée des Hautes-Alpes et sa quête du loup, Jean-Michel Bertrand a tenté de suivre les jeunes loups en dispersion et sa marche l’a conduit jusque dans le massif jurassien. Pour avoir eu le plaisir de discuter avec lui et avoir vu ses deux films, on ne peut pas dire de JMB qu’il est un réalisateur de documentaire animalier militant dont le film a été conçu pour défendre la cause du loup. Certes, c’est son attirance pour le loup qui l’a mené à ces deux films, mais c’est plus une quête intérieure qui l’anime qu’un pur intérêt naturaliste. D’ailleurs, on voit finalement peu les loups dans ses films et plus, celui qui les cherche dans un récit au plus près du réel. En se mettant en scène, il ne cherche pas à mettre en valeur son ego, mais plus à prendre le public par la main pour lui faire découvrir cet animal sauvage, et en même temps se découvrir soi-même.
Comme l’a dit Olivia Gesbert lors de son émission La Grande Table sur France Culture où elle recevait JMB, ce dernier est un passeur vers le sauvage, une altérité que notre civilisation antinature rejette vigoureusement, prisonnière de sa frénésie de maîtrise et de contrôle de la nature. Enfin, JMB est un montagnard qui connaît les éleveurs et discute avec certains d’entre eux au bistro du coin et désormais lors des présentations publiques de ses films. De plus, il a réalisé des documentaires sur des peuples lointains, ce qui l’a rendu soucieux de la vie des gens liés à la nature. Bien sûr, avec ses films, JMB se range du côté de ceux qui défendent la cohabitation entre l’élevage et le loup. Pourtant, son film ne cherche pas à nous présenter le loup de façon caricaturale mais tel qu’il est, sauvage, « besogneux » pour reprendre une de ses expressions et soumis à rude épreuve face aux autres loups, ses premiers ennemis, et évidemment face aux hommes. Les films de JMB font appel à la sensibilité du public et à leur intelligence et c’est cela qui semble intolérable au camp des anti-loups. Ces derniers lui ont envoyé anonymement des menaces de mort dont une lettre dans laquelle le film est qualifié de « propagande nazie » et JMB de « bon élève du sinistre Goebbels, complice des criminels qui tuent les éleveurs de moutons ».
De tels propos sont scandaleux et tellement outranciers qu’ils disqualifient totalement leurs auteurs. Un appel à manifester contre le film a même été lancé sur Facebook par un syndicat agricole des Hautes-Alpes le jour d’une avant-première à Gap, mais ce rassemblement a été annulé face à la vive réaction des internautes. Lors de la visite de la maison du berger dans la vallée de Champoléon dans les Hautes-Alpes, j’avais trouvé extrêmement étonnant pour ne pas dire suspect qu’aucune mention ne soit faite sur la présence du loup alors que cet équipement semblait très récent et décrivait la vie des bergers. J’aurais trouvé plus normal que le loup y soit fustigé pour ses attaques des troupeaux plutôt que le silence total sur le prédateur. Cela traduit probablement un déni de la part des dirigeants syndicaux de l’élevage pour qui reconnaître la présence du loup constitue déjà une défaite, puisque cela implique de composer avec lui, donc de négocier avec le reste de la société pour finir par l’accepter. Toutefois, dans la boutique de cette exposition, figuraient en bonne place les livres de l’historien Jean-Marc Moriceau qui traitent des attaques de loup sur l’homme dans le passé mais pas celui de Baptiste Morizot sur la nécessaire diplomatie à mettre en œuvre pour cohabiter avec le loup. Le président de Hautes-Alpes Nature Environnement (HANE) m’a confirmé le noyautage de cette maison du berger par les anti-loups et le refus « gêné »de la communauté de communes locale qui gère cet équipement de projeter un documentaire initié par HANE sur les témoignages d’éleveurs face aux loups.
Là encore, la pression des extrémistes a joué. Elle traduit un refus du débat public pour camper sur des positions dures et inflexibles. Ces menaces de mort et ces propos délirants n’empêcheront pas le film de JMB d’être un succès, au contraire cela peut provoquer le réflexe inverse pour soutenir un artiste face aux menaces de quelques irresponsables. Mais malheureusement, le cinéaste n’est pas le seul à être victime de ce genre d’intimidation mafieuse. Le géographe Farid Benhammou nous le rappelle dans sa tribune du 13 janvier dans Libération (Le loup, la culture et les menaces de mort) puisque des chercheurs, des élus et des associatifs ont également reçu des menaces de mort. Comme le souligne le géographe, il est regrettable que les élus locaux et régionaux soutiennent ces extrémistes, sans doute par clientélisme. Quand les pro-loups s’appuient sur le droit, la raison et l’éthique, les anti-loups usent de menaces, de mensonges et de toute information susceptible de semer le doute dans l’esprit du public. Il y a eu la « réintroduction » des loups qui a fini par ne plus prendre, puis l’hybridation entre le loup et le chien qui aura eu le mérite d’établir clairement le faible niveau d’hybridation dans la population lupine actuelle et enfin le danger pour la population si les loups entrent dans les villages (il est plus que probable que les 67 millions de Français arriveront facilement à faire face au danger que représentent 500 loups…). Les éleveurs ont plus à craindre des excités comme ceux qui s’en sont pris à JMB que des loups, car l’image véhiculée par ces pratiques est catastrophique pour l’élevage tout entier qui n’a pas besoin de cela.
Les pro-loups pourraient se montrer plus offensifs face au monde de l’élevage. Souhaiter la cohabitation entre l’élevage et le loup ne signifie pas accepter n’importe quelle pratique sur le plan écologique. D’ailleurs, l’occasion leur est donnée par la publication d’un rapport de mission sur les activités d’élevage en Europe des ministères de la Transition écologique et solidaire et de l’Agriculture et de l’alimentation. Ce rapport montre que « la France détient de très loin les records du nombre de dommages (en valeur absolue ou rapportés au nombre de loups), du coût public de la protection et du montant des indemnisations de dommages ». Le rapport reconnaît que la situation française « conduit à s’interroger sur l’efficience du système mis en place au fil des ans dans notre pays ». Un des constats concerne les indemnités versées chez nos voisins (Suisse, Espagne, Allemagne, Italie et Pologne) qui sont nettement plus faibles qu’en France. De plus, ces indemnités sont conditionnées à la mise en place effective des mesures prises, ce qui implique un contrôle sur le terrain. A travers les lignes de ce rapport, on devine aisément que la stratégie mise en œuvre en France est un double échec. D’abord les tirs effectués, dont le niveau d’intensité sans précédent est une triste exception française, n’empêchent nullement l’expansion du loup. Ensuite, le haut niveau de dommages, autre exception française, traduit des conditions d’élevage qui sont loin d’être optimales pour se protéger contre le loup : trop grosse taille des troupeaux, absence volontaire de protection (en septembre 2018, j’ai pu constater lors d’une randonnée dans la zone cœur du Parc national des Écrins que des éleveurs laissent leurs brebis seules la nuit en montagne) ou encore mauvaise mise en œuvre des mesures de protection. Enfin, le rapport souligne que « le loup peut, potentiellement, s’installer sur l’ensemble du territoire, et il semble peu réaliste d’imaginer empêcher cette évolution ». Cette lucidité honore les auteurs du rapport ,mais cela va être difficile de le faire admettre à la « France agricole ». Mais malgré l’inefficacité des tirs de destruction, les deux ministères entendent poursuivre cette politique pour la paix sociale.
C’est d’ailleurs ce que leur reproche le Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN) dans sa récente délibération n° 2019-38 du 18 décembre 2019 : « Le CNPN réitère son avis sur le caractère inadéquat de la réponse apportée par les ministères, à savoir la limitation de la croissance globale des populations de loup, par rapport au but recherché qui est de contenir le volume des dommages au cheptel domestique. Ce constat est confirmé par d’autres instances scientifiques : rapports du Muséum National d’Histoire Naturelle et comité scientifique du Plan National d’Action Loup notamment ». Le CNPN réaffirme qu’il faut sortir de la seule logique restrictive du tir et que ces abattages doivent être conditionnés à une analyse qualitative et quantitative du type d’élevage et de la protection mise en place. En clair, poursuivre les destructions de loup alors qu’ils n’empêchent pas les dommages et que l’effort doit surtout porter sur la protection des troupeaux est un acte politique du gouvernement qui a choisi son camp : celui du monde agricole et de ses « excités ». Pour se concilier le monde agricole, l’État préfère les flingueurs aux médiateurs, c’est consternant.
Quant aux pro-loups, ils gagneraient à s’intéresser de près au mythe rural selon lequel l’élevage favorise la biodiversité, qui sert souvent de légitimité verte à une agriculture intensifiant ses pratiques. Il y aurait un bilan écologique à faire de tous les impacts négatifs sur la nature de certaines pratiques d’élevage en montagne : surpâturage, piétinement, concurrence avec la faune sauvage, eutrophisation de certains lacs de montagne. Il suffirait de rassembler les témoignages et observations des naturalistes en montagne et d’engager certains travaux de recherche complémentaires pour établir une synthèse étayée par des données scientifiques. Sur ce registre les parcs nationaux auraient certainement beaucoup de choses à dire, à condition de ne pas s’auto-censurer car le sujet est quasi tabou. A l’heure des risques naturels accrus par le réchauffement climatique (fortes pluies, fonte des pergélisols en altitude), le développement naturel des forêts à la place de certains pâturages, notamment en zone cœur de parc national, serait un bien meilleur moyen de protéger les vallées et une grande richesse biologique. Il serait temps de porter le débat du « comment vivre en présence du loup en France » sur la place publique, car le monde agricole perçoit des fonds publics et leurs choix concernent la société tout entière. Ce serait l’occasion de replacer le loup dans une perspective plus large pour ne pas se focaliser uniquement sur l’élevage. Si le loup est un problème pour l’élevage, il est une solution pour les fortes populations d’ongulés sauvages dans certains massifs forestiers. Un dicton allemand dit que là où court le loup, la forêt pousse.
* Écologue.