Une adhérente des JNE nous relate son récent voyage naturaliste en Éthiopie.
par Annik Schnitzler
Située au cœur de la corne de l’Afrique de l’Est, l’Éthiopie est constituée en grande partie de terres volcaniques basaltiques datant d’environ quarante millions d’années. Sa célébrité est multiple, liée à sa géologie, sa faune, et son histoire humaine.
Dans ce pays comme tous les autres situés sur la façade est de ce continent, s’y trouvent associés la fois les points les plus bas et les plus hauts du continent, des cuvettes de l’Afar qui s’enfoncent jusqu’à 116 mètres au-dessous du niveau de la mer, riches en formations volcaniques actives, aux hautes terres éthiopiennes situées au-delà de 1000 mètres d’altitude, incluant de nombreux sommets dépassant la barre des 4000 mètres. Les hauts plateaux contrôlent les débits du Nil par le Nil bleu, qui fournit plus de 80 % de l’eau parvenant en Égypte, et le Nil Blanc, originaire du Lac Victoria.
L’Éthiopie est célèbre pour sa richesse en Hominidés, qui en fait le berceau le plus riche de toute l’Afrique. C’est de cette partie de l’Afrique que sont partis les premières espèces du genre Homo pour l’Eurasie. C’est aussi le pays de la reine de Saba, qui a régné dans un des plus vastes et plus riches royaumes de l’Antiquité, au Xe siècle av. J.-C., et dont le fils issu de ses amours avec le roi Salomon, aurait dérobé l’Arche d’Alliance. L’Arche se trouverait à Aksoum, dans un enclos étroitement gardé de l’église Sainte-Marie-de-Sion.
L’Éthiopie est aussi le pays le plus anciennement chrétien du continent africain, et dont les églises sont célèbres pour leur architecture : à la fois monolithiques et souterraines. Une dernière spécificité, cette fois agronomique : l’Éthiopie est le pays du café, originaire des hauts plateaux de la province de Kaffa, où il pousse en sous-étages des forêts denses. Cultivé depuis des millénaires, il donne lieu dans les plus humbles demeures de tous les villages du pays à une jolie cérémonie, pour toute personne de passage qui y est invitée. On arrêtera là les atouts culturels de cet étrange pays, malgré tout encore relativement peu visité en raison, peut-être, de l’instabilité politique et d’infrastructures modestes.
L’objectif de notre première visite en 2016 a été la découverte de la chaine volcanique de l’Erta Ale (en danakil, langage local, cela signifie « la montagne qui fume »), dans la région des Afars. Il s’agit de la région la plus chaude, la plus basse et la plus inhospitalière de la grande faille d’Afrique, tout au nord, proche de la mer Rouge. Cette plaine désertique de Danakil est appelée parfois Triangle de l’Afar, d’après le nom des tribus afars qui en sont les seuls habitants. Soumise à des forces géologiques intenses de cisaillement, cette plaine est exposée à de violents tremblements de terres, parfois de maximum 10. Les signes d’activité sont matérialisés par des volcans actifs, dont le plus connu est l’Erta Ale.
La montée du volcan de l’Erta Ale à 613 mètres d’altitude, aboutit à une caldeira centrale, de 100 mètres de diamètre, d’où bouillonne un majestueux lac de lave permanente. Il n’en existe que deux au monde en dehors de celui-ci, le Nyragongo dans la République démocratique du Congo et le Kilauea dans les îles Hawaï. En raison de son isolement et sa proximité avec l’Érythrée, l’Erta Ale n’est étudié que depuis la fin des années 1960, époque où s’est formé l’actuel lac de lave. Depuis, son niveau n’a cessé de remonter : en 1971, il n’était qu’à une dizaine de mètres du bord des cratères ; en 1972 jusqu’en 1974, il a débordé en noyant le plancher de la caldeira sous des coulées de lave avant de redescendre sur 100 mètres. En 2016, lorsque nous y étions, la lave était remontée jusqu’à quelques mètres du bord du cratère.
Nous avons gravi le volcan en début de soirée, à la suite de plusieurs groupes de touristes, en 4 heures environ. Le spectacle de nuit était extraordinaire : l’activité incessante de la lave incandescente se manifestait par d’interminables mouvements de convection, constamment percés de fontaines de lave de quelques dizaines de mètres, créés par les gaz. Nous y sommes restés une partie de la nuit, faisant dans un sens et dans l’autre le tour de cet extraordinaire cratère. De temps en temps, des projections de lave atterrissaient à nos pieds, déjà refroidies. Début 2019, le volcan a modifié son activité, et la lave est descendue à un niveau d’environ cent mètres en dessous de la caldeira, et elle est le plus souvent masquée par des fumerolles très abondantes.
D’autres paysages du rift sont uniques au monde : ceux de Dallol, un site géologique situé en altitude négative, à – 82 m, dans le désert du Danakil proche de l’Erta Ale. On peut y admirer des paysages de sources chaudes acides, petites montagnes de soufre, colonnes de sel, petits geysers gazeux, vasques d’acides isolées par des corniches de sel et concrétions d’évaporites, de soufre, de chlorure de magnésium, de saumure et de soude solidifiée. Les couleurs liées au soufre, l’oxyde de fer, les sels, sont magnifiques : blanc, jaune, vert et rouge ocre. Au bord des lacs de magnésium, des cadavres d’oiseaux indiquent la toxicité des masses liquides. Plus loin, on parcourt des paysages de cristallisations, fleurs de soufre, piliers de sel, geysers, cheminées de fées de couleurs roses ou bleu.
Ce site volcanique se trouve à l’extrémité nord d’un lac salin, le lac Karoum, dont le sel est encore exploité par les Afars. On y voit des caravanes de dromadaires chargés de sel transporter cette marchandise jusque sur les hauts plateaux.
Selon Wikipedia, Dallol n’est pas encore classé parc national, seul son isolement le protège des visiteurs, à cause des tensions entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Plusieurs prises d’otages de touristes occidentaux dans les environs du village d’Ahmed Ela, le village le plus proche de Dallol ont été faites, qui expliquent qu’on ne peut visiter Dallol, tout comme l’Erta qu’accompagnés de gardes armés.
Les panoramas qu’offrent les montagnes du Simien sont considérés comme rivaux du Grand Canyon du Colorado
Notre deuxième voyage en Éthiopie, en 2019, avait pour but, entre autres visites de lacs et de villages de Addis Abbeba à Axoum, incluant la visite de plusieurs sites archéologiques (le palais de la reine de Saba tout de même !), les églises enterrées de Lalibela, le lac Tana, puis de faire un trek de 6 jours sur les hauts plateaux du nord, dans le parc national de Simien. Ce parc a été inscrit en 1978 sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, afin d’y préserver ou de reconstituer l’extraordinaire diversité en faune et en flore de cette partie de l’Afrique de l’Est. Ses paysages sont spectaculaires en raison des contrastes entre pics, canyons et profondes vallées, créés par une érosion massive de plusieurs millions d’années. Les panoramas qu’offrent les montagnes du Simien sont considérés comme rivaux du Grand Canyon du Colorado. On y estime ainsi le nombre de plantes supérieures à 6500-7000 espèces, dont plus de 800 endémiques selon l’UICN en 1986. L’endémisme concerne aussi la faune : par exemple, 22 espèces de mammifères sur 242 y sont endémiques.
Ce parc somptueux a été créé pour sauver ce qui reste à sauver de ce patrimoine unique de l’Afrique de l’Est. Il inclut pour partie une zone humide entre 1800 et 2500 mètres, à l’origine colonisée par une forêt sempervirente d’altitude, défrichée depuis l’aube des temps en raison de l’origine volcanique des sols, très propices à l’agriculture. Ces dernières décennies, ces paysages subissent une pression encore accrue de déforestation en conséquence d’une démographie galopante de l’Éthiopie, qui, avec ses 100 millions d’habitants, est le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique. L’expansion immodérée de l’agriculture, du pastoralisme, des coupes de bois et autres usages excessifs, provoque de sévères érosions des sols. En 1980, seulement 0.2 % des forêts subsistait dans le pays. Dans le parc de Simien, ces dégâts sont omniprésents en dessous de 3500 m, et le parc tente d’y remédier en déplaçant les villages. Plus récemment, une étude internationale coordonnée par un chercheur de l’IRD, publiée le 20 novembre 2019, a identifié l’Éthiopie comme une région particulièrement touchée par l’extinction de sa flore endémique, avec trois autres qui sont le centre de la Tanzanie, le sud de la République démocratique du Congo et les forêts tropicales d’Afrique de l’Ouest.
Ce qui reste de cette nature abîmée est tout de même magnifique : on parcourt de vastes plateaux bordés de canyons atteignant jusqu’à 1500 mètres de profondeur, d’où survivent encore çà et là des reliques d’anciennes formations boisées très étranges : le fourré éricoïde, qui possède un épais tapis de mousses résistantes à la sécheresse, et est donc extrêmement sensible aux feux allumés durant des millénaires par les pasteurs. Au-delà de 3500 et jusqu’à 4300 m lui succède la formation à Lobelia géants, jusque vers 4 300-4 350 m. Les lobélies sont endémiques des hautes montagnes africaines : ce sont en fait des herbacées qui ont retrouvé leur capacité à faire de la lignine afin de supporter les variations de température, les bombardements UV et la sécheresse de l’air. Ils possèdent un tronc unique peu ramifié, généralement recouvert d’une gaine épaisse de feuilles mortes et terminé par une énorme rosette de feuilles, de 50 cm à plus d’un mètre de large, d’où jaillit une dans leur vie, une gigantesque inflorescence terminale. Petite note positive, il existe encore des forêts de large surface, apparemment laissées en libre évolution, sur les pentes les plus raides. On m’a dit qu’elles étaient récentes, et issues d’anciens pâturages. Parfois denses, parfois plus ouvertes, elles sont actuellement protégées des dents du bétail, quoique j’ai pu constater qu’il restait des troupeaux discrets, en toute illégalité.
Parmi les animaux hautement symboliques de ce parc on peut citer le babouin gelada (Theropithecus gelada), le loup d’Abyssinie (Canis sinensis), et le bouquetin d’Abyssinie (Capra walie). Les géladas sont les ultimes représentants des Theropithecus, dont le genre s’étendait il y a des millions d’années de l’Afrique du Sud à l’Inde et à l’Espagne. Mais leur nombre n’a cessé de reculer avec l’apparition de l’espèce humaine, qui a probablement chassé ces primates, mais aussi la concurrence avec les babouins, plus résistants aux modifications du climat et très récemment, la démographie galopante de l’humanité dans ce pays. Actuellement les geladas ne trouvent suffisamment de pâturages pour s’alimenter qu’en haute altitude dans les zones préservées. Observer de très près ces troupeaux de ces beaux primates à large crinière et tache orange sur le ventre, cherchant des racines ou baillant à notre passage, est inoubliable.
Tout aussi spectaculaire, l’observation du loup d’Abyssinie au milieu des prairies hautes à lobélies. Ce canidé d’allure intermédiaire entre un loup et un renard ne subsiste en Éthiopie qu’avec environ 400 à 450 individus (100 à 150 au Nord du Rift, dont 75 dans le Parc du Simien, 220 à 300 dans les montagnes du Balé), confinés en haute altitude. C’est le canidé le plus menacé au monde, victime de l’extension de l’agriculture et du pastoralisme, mais aussi des maladies comme la rage, l’hybridation avec les chiens domestiques et les persécutions humaines.
Quant au bouquetin d’Abyssinie a été possible en très haute altitude, proche du deuxième sommet de l’Éthiopie, pour ceux qui ont pu y arriver, et au sein de falaises vertigineuses. D’autres belles observations ont été celles d’une vingtaine de vautours spectaculaires, le gypaète barbu (Gypaetus barbatus) tournoyant dans une gorge profonde, ou du superbe grand corbeau africain, très présent autour des campements.
Au cours du trek, les rencontres amicales avec les habitants ont été fréquentes en passant dans les villages. La fameuse cérémonie du café nous a été faite plusieurs fois. S’il semble logique que certains de ces villages soient déportés plus bas au sein du parc, en raison des dégâts considérables des troupeaux sur les hauteurs, d’autres sont si typiques et si bien intégrés, qu’il serait vraiment regrettable qu’ils disparaissent.
Référence : T. Stévart, G. Dauby, P.P. Lowry II, A. Blach-Overgaard, V. Droissart, D.J. Harris, B.A. Mackinder, G.E. Schatz, B. Sonké, M.S.M. Sosef, J-C. Svenning, J.J. Wieringa, T.L.P. Couvreur. A third of the tropical African flora is potentially threatened with extinction, Science Advances, 20 novembre 2019. DOI : 10.1126/sciadv.aax9444
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