Protéger la nature quand tout est domestiqué : l’exemple allemand

On peut se poser la question de savoir comment une société fondée sur la croissance peut protéger efficacement la nature quand elle n’a de cesse de valoriser le moindre espace. Nous agissons comme un monstre qui dévore toute la nature disponible, ne laissant dans ses angles morts que des interstices oubliés comme les terrains vagues, les ruines, les friches et les bas-côtés.

par Jean-Claude Génot *

Oui mais voilà, la nature a la peau dure et dès qu’on lui laisse de l’espace et du temps, elle est capable de faire la démonstration de son génie car, en la matière, elle sait mieux faire que l’homme. Le problème est que la nature protégée doit désormais se contenter aussi de ces interstices que la civilisation oublie et abandonne. Deux exemples pris en Allemagne permettent de voir que la nature protégée, réduite à des espaces confinés, n’a plus pour s’exprimer que les « restes » d’une ancienne nature détruite, modifiée ou exploitée. C’est ce que l’on appelle désormais de la nature férale, une nature autrefois utilisée par l’homme et qui redevient sauvage après abandon des activités humaines, même celles visant à conserver une certaine biodiversité.

Grande roselière dans la réserve naturelle de Wagbachniederung, en Allemagne © Jean-Claude Génot

Le premier site est la réserve naturelle de Wagbachniederung, d’une superficie de 224 ha, créée en 1983. Cette réserve est située au nord de la commune de Waghäusel à l’emplacement d’un ancien bras mort du Rhin dans le district de Karlsruhe (Bade-Wurtemberg). Elle se compose de bassins de décantation d’une ancienne usine sucrière en fonction jusqu’en 1995, de roselières et de marécages qui sont les vestiges d’une vaste zone tourbeuse occupant la plaine inondable du Rhin avant sa canalisation. Cette réserve est longée par une ligne électrique, bordée sur deux de ses côtés par une voie ferrée et située à deux pas d’un silo agricole, d’où l’on peut voir au loin les tours de refroidissement d’une centrale nucléaire. Les nombreuses routes et zones urbaines qui entourent la réserve, sans parler des zones agricoles intensives, composent une matrice de ce que l’homme peut faire de pire quand il «met en valeur » son milieu de vie.

Un ermitage situé à deux pas de la réserve constitue également un vestige architectural d’un passé où l’homme occupait déjà bien cet espace mais n’avait pas encore tout dégradé. Toujours en activité, il paraît tout aussi incongru que la réserve dans ce paysage profondément artificialisé, tels deux écrins de beauté dans l’océan de laideur de la modernité paysagère. C’est d’ailleurs non loin du parking de cet ermitage qu’il faut se garer pour se rendre dans la réserve, puis traverser une route et une sorte de terrain vague avant d’apercevoir une haie d’arbres avec, en lisière, le panneau de la réserve naturelle.

Que découvre-t-on en parcourant cette réserve ? Des digues entourant des bassins en eau ainsi que de grandes roselières, des ripisylves composées d’aulnes, de saules et de peupliers couverts de draperies de clématite, de houblon et de liseron. De nombreux arbres fruitiers bordent les chemins ainsi que des haies spontanées à base de cornouillers et d’aubépines. Lors d’une sortie fin juin 2019 par grande chaleur, j’ai pu observer une colonie de mouettes rieuses nicheuses, des cormorans rassemblés sur des arbres morts, des hérons cendrés, des grandes aigrettes et une trentaine de hérons pourprés avec des jeunes sur leur nid. Cette espèce est en régression en France avec environ 2600 couples nicheurs en 2017 et figure sur la liste rouge UICN des oiseaux nicheurs menacés de France métropolitaine. Voir cette espèce rare à quelques dizaines de mètres du chemin dans un tel lieu est une des surprises qu’offre la nature férale.

Plan d’eau où nichent les hérons pourprés dans la réserve naturelle de Wagbachniederung, en Allemagne © Jean-Claude Génot

Des canards et d’autres oiseaux aquatiques sont présents sur les plans d’eau : nette rousse, fuligules morillon et milouin, canard colvert, foulque avec ses jeunes, grèbe huppé et grèbe à cou noir. Un milan noir est houspillé par des mouettes qui craignent pour leur progéniture. Il existe également quelques mouettes mélanocéphales, mais elles sont difficiles à distinguer en vol de la mouette rieuse. Observation peu courante car on entend plus souvent cet oiseau qu’on ne le voit : un coucou perché sur la branche basse d’un saule. Malgré la chaleur écrasante de ce milieu de journée, j’ai pu entendre un pic vert, une grive musicienne, une rousserolle effarvatte et une fauvette à tête noire, et voir un grimpereau des jardins sur le tronc d’un saule.

Des espèces exotiques en plein essor fréquentent aussi la réserve : une ouette d’Egypte suivie par ses jeunes et des bernaches du Canada qui se promènent tranquillement sur le chemin. Il aurait fallu venir plus tôt au printemps pour voir les parades du busard des roseaux qui niche dans les grandes roselières, entendre le chant de la rousserolle turdoïde et apercevoir la gorgebleue à miroir et la mésange à moustaches encore appelée panure à moustaches. La réserve est également fréquentée par des oies cendrées.

A la fin de la visite, je longe un plan d’eau couvert de grandes plaques jaunes dues probablement à des algues et/ou des cyanobactéries. Ce site anthropogénique est devenue une réserve naturelle compte tenu de l’importance internationale de la zone en tant que lieu de reproduction pour plusieurs espèces d’oiseaux menacées et lieu de repos et d’alimentation des oiseaux migrateurs du nord de l’Eurasie et parce que les grandes roselières qui s’y développent sont uniques dans le nord du Bade-Wurtemberg. Mais ce qui surprend avant tout, c’est le contraste entre cette nature foisonnante, faite de beauté, de créativité, de diversité, de tranquillité, et l’espace qui l’entoure, avec une nature bétonnée, drainée, exploitée, polluée, remblayée, sans aucune transition.

Le second site est le parc national Hunsrück-Hochwald, qui a été créé en 2015 dans le cadre de la stratégie de l’Allemagne en faveur de la biodiversité qui consiste, entre autres, à mettre 10 % des forêts publiques en réserve intégrale. Ce parc de 10 200 ha possède 90 % de son territoire en Rhénanie-Palatinat et 10 % en Sarre. On y dénombre une centaine d’habitants. Ce parc forestier est entouré de forêts et de cultures. L’altitude varie de 320 à 816 m et les précipitations annuelles s’élèvent à 1200 mm. Le sous-sol est composé de quartzite et appartient au système géologique du Dévonien.

Hêtraie en libre évolution dans le parc national Hunsrück-Hochwald, en Allemagne © Jean-Claude Génot

La forêt naturelle est la hêtraie, les autres biotopes sont des zones tourbeuses, des éboulis rocheux, des prairies et des ruisseaux. Le chat forestier compte une centaine d’individus, il est d’ailleurs l’emblème du parc, représenté d’après un motif celte. Parmi les espèces d’oiseaux remarquables : la cigogne noire, le grand corbeau, le grand-duc d’Europe et la chouette de Tengmalm. Dès sa création, le parc a mis 25 % des forêts en réserve intégrale. D’ici à 2025, 50 % des forêts seront en protection intégrale et d’ici 30 ans 70 %. En ce sens, son directeur parle d’un parc en développement, car pour les Allemands un parc national doit être consacré à la nature la plus sauvage possible. Pourquoi cette progression ? Parce qu’aujourd’hui 31 % des forêts sont composées d’épicéas purs ou en mélange avec le hêtre. Le temps nécessaire pour passer à 70 % en réserve intégrale doit servir à éliminer des épicéas et planter des hêtres sous épicéas, mais il se pourrait que les scolytes (NDLR:  petits insectes xylophages de l’ordre des coléoptères), favorisés par le réchauffement climatique, accélèrent la disparition de ces conifères.

Anciennes plantations d’épicéas avec scolytes dans le parc national Hunsrück-Hochwald, en Allemagne © Jean-Claude Génot

La forêt n’est pas le seul lieu où le parc s’est assigné la tâche d’éliminer l’épicéa ; il y a également des zones tourbeuses qui dans le passé furent drainées pour y planter ce conifère. Les adversaires du parc accusent ce dernier d’être un foyer de scolytes et de cerfs. Pourtant, il y a plus de foyers de scolytes à l’extérieur du parc. Pour ce qui est du cerf, la chasse est interdite dans le parc, mais les rangers (28 en tout sur un personnel de 55 personnes) tirent des cerfs quand ils constatent des dégâts sur les cultures situées à l’extérieur du parc. Un monitoring existe pour les forêts des parcs nationaux à raison d’un point tous les 250 m, soit ici 1680 placettes permanentes. Un suivi génétique est effectué sur le chat forestier et un recensement des cerfs est réalisé par comptage nocturne doublé d’un suivi de la végétation.

Le parc mise beaucoup sur le tourisme de nature. Il dispose d’une exposition interactive sur les caractéristiques écologiques du Hunsrück-Hochwald, aménagée dans un haut-lieu touristique du parc. La visite s’est terminée par un arrêt dans une vallée où le parc a bénéficié de fonds européens pour effectuer une coupe rase d’épicéas afin de restaurer cette zone humide. Le directeur n’était pas très fier de cette opération et je le comprends car finalement tout cet argent aurait pu être dépensé autrement. En effet la nature se serait chargée de l’élimination des épicéas de façon moins radicale que la coupe à blanc. Tous ces épicéas auraient succombé progressivement à la sécheresse et aux scolytes, en fournissant de nombreux arbres morts et en créant des conditions écologiques inédites car partout ailleurs on coupe les épicéas attaqués par les insectes xylophages ou menacés de l’être en laissant un sol dénudé. On peut penser que ces travaux ont rassuré les gens inquiets de laisser une nature libre. Ils ont également fourni du travail aux bûcherons pour qui le parc national est une perte sèche pour leur emploi. Ce parc national a été établi dans des forêts feuillues anciennement exploitées et transformées en plantation d’épicéas, les zones humides y ont été drainées pour les « valoriser » toujours avec l’épicéa. C’est un parfait exemple de nature férale. L’objectif ambitieux de la libre évolution dans ce parc, de surface modeste, se heurte à l’hostilité extérieure. Le parc est accusé de tous les maux,  favoriser les cerfs et développer les scolytes, mais à aucun moment les hommes ne remettent en cause leur façon d’artificialiser la nature.

Ces deux exemples illustrent parfaitement la situation de la nature ou de ce qu’il en reste dans une civilisation anti-nature. Soit on regarde la matrice et on a l’impression d’un champ de ruine comme le disait l’écologiste américain Aldo Leopold, soit on regarde les restes de nature et on se dit comme le philosophe Baptiste Morizot que ces échantillons de nature férale maintiennent les braises du vivant. Mais va-t-on vers la fin de la nature compte tenu de la sixième crise d’extinction des espèces dont nous sommes responsables ?

On voit fleurir le slogan « Pas de nature, pas de futur » dans les manifestations des jeunes pour l’urgence climatique. Cette formule sous-entend qu’il n’y a pas d’avenir pour l’homme sans nature. Elle est fondée car nous dépendons de la nature en tant que partie de l’ensemble du vivant. Mais il y a hélas des objections à formuler. D’une part, il y aura toujours des coins de nature qui échapperont au prédateur humain, mais quelle nature ? Celle des champs de mines et des zones irradiées après les catastrophes nucléaires ? D’autre part, l’homme 2.0 est capable de « vivre » dans des conditions extrêmes, sans plantes et sans animaux sauvages. La preuve : les hommes s’entassent dans des super mégalopoles dont on ne peut pas dire qu’elles soient riches en nature. Demain il suffira peut être aux technophiles de nourrir des milliards de personnes avec des gélules faites à base d’insectes dans des élevages artificiels souterrains ou sur les terrasses des immeubles pour régler le problème alimentaire.

La nostalgie du temps de l’harmonie entre l’homme et la nature sera alors comblée par des documentaires en trois dimensions dans lesquels on pourra totalement s’immerger avec des lunettes spéciales. Impossible ? Le numérique nous fait déjà vivre dans un monde virtuel. De plus, les jeunes générations actuelles et à venir sont victimes d’amnésie environnementale qui leur fait considérer le manque de nature comme un fait acquis. Ainsi les jeunes nés après l’accident nucléaire de Tchernobyl en zone contaminée ne veulent plus entendre parler de cette catastrophe. Ils souhaitent se tourner vers l’avenir mais la radioactivité, elle, s’imposera longtemps à eux. Il se pourrait bien que l’homme « transhumanisé » ait un futur mais sans nature ou presque et qu’une infime minorité soit opposée à ce meilleur des mondes. Le slogan « Pas de nature, pas de futur » nous met en garde fort justement face au chaos climatique en cours mais il pourrait y avoir un avenir pour l’homme sans nature : un enfer !

* Écologue

Mes remerciements vont à Harald Egidi, directeur du parc national Hunsrück-Hochwald, pour m’avoir accueilli et guidé ainsi qu’à mon ami François Steimer, naturaliste, pour m’avoir fait découvrir la réserve naturelle de Wagbachniederung.