Le retour du sauvage : j’y vais mais j’ai peur

Ce titre accrocheur est celui d’un débat récemment organisé par Jura Nature Environnement (JNE comme nous !) à Lons-le-Saunier, auquel j’ai été invité pour introduire le thème en compagnie d’une professeure de philosophie, adhérente de l’association.

par Jean-Claude Génot *

Pourquoi un tel débat ? Sans doute parce que le thème du sauvage est à la mode depuis quelque temps et que certaines associations ne souhaitent pas faire l’impasse sur ce sujet. Pourtant, la plaquette de présentation de Jura Nature Environnement s’ouvre sur un magnifique paysage façonné par l’homme en 4 volets avec maisons, route, prés, vergers, vignes et des arbres mais la plupart plantés ou tout du moins taillés. Soyons honnête, il y a dans une boucle de la route une toute petite friche, sans doute la seule zone où devront intervenir les jeunes élèves des BTS gestion et protection de la nature pour montrer qu’ils ont bien retenu leur leçon : la nature spontanée tu maîtriseras !

Les autres photos du dépliant sont l’illustration de ce qui précède : chantiers de débroussaillage, créations de mare, réfection de murs en pierre. Seules quelques photos (castor, blaireau, gentiane, libellule, pie-grièche écorcheur, papillon) viennent rappeler que le mot nature figure dans l’intitulé de l’association. Mais aucune forêt, symbole du sauvage au moins étymologiquement, alors que le Jura en compte de très belles et pas de lynx alors que c’est un très beau symbole du sauvage. Bref, il y avait aussi un objectif pour les initiateurs de ce débat, parler du sauvage au sein de l’association. La philosophe a montré que le sauvage n’évoque pas seulement les bêtes et la nature, mais aussi les humains, ceux qui ne sont pas dans la norme ou qui ne vivent pas selon nos standards occidentaux. Sauvage s’oppose à domestiqué et si le mot est connoté négativement c’est, comme le dit Bernard Clavel, parce que les hommes qui sont les pires brutes de la création ont fait de ce mot d’amour un mot de haine.

Notre philosophe a ensuite insisté sur le fait que si le sauvage n’est pas accepté c’est parce que nous nous considérons comme séparés de la nature, traitée comme un objet à notre service, loin des conceptions des peuples premiers qui se sentent intégrés à la nature. Cette intégration relève d’un éco-centrisme alors que nous, les occidentaux, sommes figés dans un anthropocentrisme dévastateur. Sur les raisons de ce dualisme entre nature et culture et les origines de la destruction de la nature par l’homme, de nombreuses raisons ont été évoquées lors du débat : le cartésianisme qui fait de la nature un objet mécanique que l’on peut manipuler, les religions monothéistes dont le christianisme latin qui a largement contribué à éliminer l’animisme et à cautionner l’exploitation de la nature par l’homme (1), la révolution Néolithique avec la domestication de plantes et d’animaux sauvages, mais aussi le massacre de la mégafaune de l’âge glaciaire (2), sans oublier l’usage massif du feu depuis 400 000 ans dont l’impact sur le monde naturel a été plus important que la domestication des plantes et des animaux (3). Après tout, puisque l’homme fait partie de la nature, toutes ces destructions sont naturelles, car il agit comme toutes les autres espèces et aménage le milieu à son profit. Le raisonnement tient jusqu’à ce que l’on se demande si les centrales nucléaires, les pollutions chimiques et les déforestations sont naturelles ? Evidemment non ! L’homme ne se considère pas vraiment une espèce comme les autres, et cela depuis le moment très lointain où il a pris conscience de lui-même et a développé son cerveau. Ce cerveau qui lui a permis de réussir tellement bien son expansion à l’échelle planétaire qu’il en arrive aujourd’hui à menacer sa propre existence.

En ce qui me concerne, j’ai abordé le thème à travers l’exemple du Parc naturel régional des Vosges du Nord, un territoire peuplé et domestiqué, pour illustrer la place faite au sauvage dans des paysages façonnés par l’homme. Dans ce Parc, tout est modelé par les activités humaines : la forêt qui occupe 63 % du territoire, les zones agricoles, les cours d’eau et les étangs, et les communes et leurs abords. De nombreux vestiges historiques montrent que l’homme a marqué les Vosges du Nord de son empreinte depuis le Néolithique. Pourtant ,la nature sauvage a fait un retour via des friches agricoles sur des pentes et dans les vallées humides depuis la moitié du XXe siècle. Des plantes exotiques se sont également développées dans les vallées et dans les forêts. Le bois mort en forêt a fortement augmenté après la tempête Lothar de 1999.

Ce retour naturel du sauvage est couplé à un retour provoqué par diverses initiatives parmi lesquelles : la réintroduction du lynx dans les forêts du Palatinat, voisines de celles des Vosges du Nord, la suppression d’étangs pour restaurer la continuité hydro-biologique et la fonctionnalité des cours d’eau dans le cadre de leur classement dans le réseau européen Natura 2000, et la création de réserves forestières intégrales, trop peu nombreuses (0,6 % du Parc contre 3 % dans la forêt du Palatinat). Le conseil scientifique du Parc a soutenu la création d’un réseau de « sanctuaires de nature ». A cet effet, la Charte du Parc prévoit de « créer à l’initiative des communes un sanctuaire de nature spontanée dans chaque village du Parc et les mettre en réseau ». A ce jour, il existe 9 sites dans 8 communes pour une surface de 18 ha au total. Il s’agit de friches herbacées, de marais, de roselières et de forêts classées en zone non constructible et situés au sein des villages, donc facilement accessibles. Le but de cette démarche participative impliquant des enfants, des animateurs nature, des artistes, des élus locaux et des habitants est de se familiariser avec la nature spontanée, la libre évolution et le sauvage.

Accepter le sauvage est un défi pour toute personne dont le réflexe premier est de chercher à maîtriser, contrôler et domestiquer la nature. Le sauvage fait peur (4). D’ailleurs lors du débat, le témoignage d’un conservateur de réserve naturelle a permis de confirmer cette crainte qu’ont les gestionnaires de la biodiversité de voir la nature se développer librement, eux qui maintiennent principalement des espèces pionnières liées à des milieux ouverts, tous d’origine anthropique. Le sauvage n’est pas seulement réservé aux pays lointains dotés de grands espaces. En effet il s’exprime partout où on laisse faire la nature : friche, lierre, ronce, arbre mort, herbes folles, eaux croupissantes, etc. Des participants ont insisté sur l’importance de la sensibilité et de l’émotion dans l’approche du sauvage car il faut, selon eux, susciter de l’émerveillement dans la nature. La nature sauvage est fondamentale car elle permet d’adopter une vision non anthropocentrée et de reconnaître une valeur intrinsèque à la nature (5). C’est le milieu de vie des êtres vivants non humains. L’existence de la nature sauvage permet de fixer des limites à notre expansion. Elle est pour l’écologiste américain Aldo Leopold un lieu d’humilité pour l’homme (6).

Pourquoi est-il si difficile de laisser de la place au sauvage alors que 90 % de l’histoire humaine relève du sauvage (7), et comment avancer vers une nouvelle alliance avec la nature dans un contexte de 6e crise d’extinction des espèces ? Evidemment le débat n’a pas apporté de réponses à ces questions, mais il a permis à chacun de se rendre compte de l’évolution individuelle nécessaire à mener dans notre rapport à la nature. Avant d’agir en faveur du sauvage, il faut une pensée sauvage qui accepte le lâcher prise, le laisser faire et la libération des émotions. Sans un changement d’éthique vis-à-vis de la nature, nous allons vers un effondrement de la civilisation technique qui est la nôtre. L’artiste et philosophe Robert Hainard ne disait-il pas que le but vers lequel tendre était une civilisation où la technique servirait à épargner la nature et pas à la détruire ? (8).

* Ecologue

(1) Lynn T. White Jr. 2018. Les racines historiques de notre crise écologique. PUF

(2) Frankel C. 2016. Extinctions. Du dinosaure à l’homme. Seuil

(3) Scott James C. 2019. Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats. La Découverte

(4) Terrasson F. 2007. La peur de la nature. Sang de la Terre

(5) Devictor V . 2015. Nature en crise. Penser la biodiversité. Seuil

(6) Génot J-C. 2019. Aldo Leopold. Un pionnier de l’écologie. Editions Hesse

(7) Maris V. 2018. La part sauvage du monde. Seuil

(8) De Miller R. 1987. Robert Hainard. Peintre et philosophe de la nature. Sang de la Terre