Le parc naturel de Somiedo se trouve dans la partie occidentale de la Cordillère Cantabrique, au nord-ouest de l’Espagne, dans la communauté autonome des Asturies.
par Jean-Claude Génot *
Ces montagnes formées à l’ère primaire lors de l’apparition du Golfe de Gascogne séparent l’Espagne humide de l’Espagne sèche. La géologie complexe de ce massif avec des alternances de roches calcaires et siliceuses explique la grande diversité des formations végétales : des pelouses calcicoles aux landes à bruyères et genêts, en passant par des forêts de hêtres et de chênes. Sous influence océanique, le parc est bien arrosé et ressemble un peu à l’Ecosse avec ses montagnes couvertes de landes et de forêts.
Ancienne réserve nationale de chasse, le parc naturel de Somiedo a été créé en 1988 sur 29 000 ha et déclarée Réserve de biosphère par l’UNESCO en 2000. Les réserves de biosphère disposent d’un zonage spécifique avec dans le cas de Somiedo : 12 145 ha d’aires centrales dédiées à la protection de la nature, 16 441 ha de zone tampon consacrée à des activités traditionnelles (élevage, chasse, pêche, tourisme) et 421 ha de zone de transition où se concentrent les villages et les autres activités économiques. Ce zonage reprend celui qui existait déjà dans le parc naturel. Les enjeux de conservation de la nature sont liés, entre autres, à la présence de l’ours, du loup, du chat sauvage et de l’isard, de nombreuses espèces d’oiseaux rupestres (aigle royal, vautour fauve, grand-duc d’Europe, tichodrome échelette) – le parc est d’ailleurs classé en Zone de Protection Spéciale par l’Union Européenne en application de la Directive Oiseaux – et une flore montagnarde diversifiée dont dépendent de nombreuses espèces de papillons diurnes. Le grand tétras a disparu en 2005 mais vit encore dans la partie orientale de la chaîne Cantabrique. Son habitat atypique, la chênaie sur myrtille, était sans doute trop fragmenté.
Parcourir les nombreux sentiers de randonnée au printemps est un régal pour les amoureux des plantes sauvages : orchidées (entre autres orchis bouffon, orchis brûlé, orchis à feuilles larges, orchis sureau, orchis homme-pendu, orchis bouc, orchis maculé), jacinthe, hélianthème, ancolie, euphorbes, adénostyle, asphodèle, ornithogale, fritillaire, cyclamen, jonquille, saxifrages, géraniums, daphné lauréole, sans oublier les plantes de montagne comme les gentianes jaune et printanière, des anémones, le raison d’ours ou encore le genévrier sabine. Au printemps les montagnes sont illuminées par la couleur jaune des genêts et des ajoncs, ces derniers dégagent une odeur enivrante de miel. Parmi les éricacées, on voit facilement la callune, la bruyère arborescente aux fleurs blanches et la bruyère de Saint-Daboec, qui malgré son nom latin (Daboecia cantabrica) n’est pas une espèce endémique puisqu’elle pousse également en Irlande, au Portugal, aux Açores et en France. La bruyère cendrée tapisse certaines montagnes d’une magnifique teinte pourpre. Les fleurs poussent partout où la pression de pâturage est diluée et où les pratiques de fauche restent extensives, jusqu’aux bords des chemins. En présence d’une prairie humide ou d’un suintement sur les roches, apparaissent alors le trèfle d’eau, la benoite des ruisseaux, le populage des marais ou la grassette.
Côté faune, en randonnant sept jours fin mai-début juin, on peut observer fréquemment le vautour fauve, l’aigle royal, le grand corbeau et le chocard à bec jaune. Lors d’une sortie aux lacs de Saliencia, un site rocheux était occupé par les hirondelles de rochers et les craves à becs rouges mais également par le rougequeue noir, acclimaté aux villages et qui trouve là son habitat naturel d’origine, et le bruant fou. En montagne à partir de 1600 m, le traquet motteux est bien présent et des vols de linottes mélodieuses sont assez fréquents, venant rappeler qu’en plaine française l’espèce s’effondre. Au bord d’un des lacs de Saliencia entouré d’éboulis rocheux, on peut apercevoir le merle de roche. A Puerto de Somiedo, sur un plateau situé à 1500 m d’altitude, dans une vaste zone de prairies entourées de murets en pierre et parcourue d’un ruisseau de montagne bordée d’une magnifique ripisylve de saules et d’aulnes, on entend la caille des blés et on observe le tarier pâtre et le bruant ortolan, également aperçu lors d’une précédente randonnée dans une zone plus élevée, colonisée par la bruyère arborescente.
Côté mammifères, les isards se découpent souvent sur le ciel au sommet des montagnes. Evidemment, si on est naturaliste on vient à Somiedo pour tenter de voir l’ours. Il existe certains sites d’observation des versants montagneux, connus de tous et reportés sur une carte que l’on peut se procurer à Pola de Somiedo, commune principale du parc dont dépendent tous les autres hameaux. Lors de quatre sorties matinales, la première fut la bonne depuis le site de La Peral. Il a été possible en deux heures d’observation de voir cinq ours différents, dont une mère avec son jeune de l’année précédente sur un versant de montagne en partie boisé. Belle surprise de voir la femelle gravir une forte pente pour franchir une crête rocheuse tandis que son jeune a pris un autre chemin, puis après avoir buté sur un névé, a semblé avoir renoncé à passer de l’autre côté de cette montagne. Le fait de n’avoir revu aucun de ces ours deux autres matinées dans les mêmes conditions de météo et d’horaires, rend plus formidable la chance du premier jour et fait penser que ce site à ce moment de l’année devait être une sorte de carrefour où se sont croisés trois « groupes » différents : la femelle et son jeune, deux ours probablement subadultes, l’un plus clair que l’autre, et enfin, un dernier ours de taille plus conséquente. Un autre matin sur un autre site près de Pola, pas d’ours mais une biche. Si l’on croit la personne qui renseigne les visiteurs dans la maison du parc, il y aurait une centaine d’ours à Somiedo. Le parc est au centre du noyau occidental de la chaîne Cantabrique et ce noyau est le plus important avec au moins 220 ours en 2017 (1) contre à peine une trentaine dans le noyau oriental. En suivant un chemin pénétrant dans une zone centrale de protection, il y avait de nombreux indices de présence de l’ours : crottes noires contenant de nombreux morceaux d’insectes, pierres retournées (justement pour rechercher des insectes) et trous creusés dans un talus à la recherche de racines ou de vers. Sur sept randonnées pratiquées dans trois des quatre vallées du parc, il y avait des crottes de loups contenant de nombreux poils d’ongulés sauvages sur les chemins lors de trois d’entre elles.
Ce territoire est occupé par l’homme depuis des millénaires et un groupe social s’est distingué à travers les siècles, pratiquant la transhumance saisonnière depuis les basses terres jusqu’en haute montagne l’été. Ce groupe, nommé « les vaqueiros de alzada », a développé un riche patrimoine culturel matériel (les cabanes en teito, constructions en pierre avec des toits en genêt à balais dans lesquelles logeaient les familles qui accompagnaient les troupeaux sur les estives) et immatériel (rites, mythes et folklore). L’agriculture et l’élevage ont largement façonné ces montagnes qui culminent à 2200 m d’altitude. Le pastoralisme a conduit les paysans à brûler la végétation arbustive (ce qui se pratique encore) et à défricher les forêts. Ces forêts de hêtres et de chênes ont été surexploitées en taillis pour le bois de chauffage. Une mine de fer a été exploitée dans la vallée de Saliencia jusqu’en 1978. On voit encore des excavations et des déchets stériles qui ont été restaurés par végétalisation. Une centrale hydroélectrique, aujourd’hui transformée en musée, est située sur le rio Somiedo. Les traces d’activités humaines ancestrales sont visibles partout : cabanes de pierre, murets, anciennes cépées de hêtre, landes entretenues par le feu. Même si la population a connu un exode rural dans les années 1960 à 1980 et que la densité actuelle est de 4 habitants au km2 (1200 habitants dans le parc), l’élevage bovin pour la viande reste très développé (le nombre de vaches a augmenté dans les trente dernières années), et on voit également des troupeaux de chevaux ou de chèvres, selon les vallées. Des troupeaux d’ovins viennent encore en transhumance. L’apiculture est assez développée, pour le plus grand bien de l’ours ! Le tourisme s’est développé avec des hôtels, des gîtes et des circuits de randonnée pédestre. Des sorties payantes sont proposées pour observer la faune sauvage et principalement l’ours brun, qui est un emblème du parc. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
A Pola de Somiedo, un hôtel-restaurant ayant placé deux sculptures d’ours en bronze sur sa terrasse côtoie un autre établissement dont l’intérieur est entièrement décoré de fusils, de pièges à mâchoires, de trophées d’isards et de cerfs et de photographies représentant des chasseurs posant fièrement devant la dépouille d’un ou de plusieurs ours, le cliché le plus récent datant de 1988. A sa création, le parc a eu l’habileté de recruter comme agents certains anciens braconniers, les mieux placés pour lutter contre le braconnage. Mais 30 ans après sa création, le parc semble toujours mal accepté par certains irréductibles comme en témoignent deux tags hostiles sur un mur et sur un abri à poubelles en plein centre de Pola. Les montagnards qui vivent ici ont sans doute une longue tradition de braconnage parce que l’ours, et plus encore le loup, peuvent s’attaquer à leurs troupeaux. Le loup s’attaque aux veaux et aux poulains tandis que l’ours peut s’en prendre à des animaux adultes et même à de puissants taureaux. Le pâturage s’effectue sans surveillance mais en présence de chien de protection. Si l’ours est protégé, le loup peut être tiré par les gardes du parc en fonction des dégâts occasionnés aux troupeaux. Le loup a fait diminuer de façon significative les populations de cerfs dans les années 88-93 (2), montrant ainsi qu’en fonction de l’abondance des ongulés sauvages, de la taille de la meute, de l’accessibilité et de la vulnérabilité des proies, ce prédateur est capable de jouer un rôle de régulation des herbivores. Qu’il s’attaque aux animaux d’élevage ou aux ongulés sauvages, le loup est sans aucun doute mal vu des montagnards, éleveurs et pour certains chasseurs. Une inscription appelant à laisser vivre le loup au bord d’une route traduit très probablement des tensions entre pro et anti loup. Si l’activité humaine imprègne encore fortement les montagnes de Somiedo, il n’en reste pas moins que 41 % des surfaces sont en zone de protection. Ces zones correspondent aux milieux forestiers, aux secteurs en friche, aux pierriers et aux milieux rocheux les moins accessibles, notamment dotés de grottes qui servent de tanières aux ours. Ils constituent les zones d’alimentation essentielle des ours, où ces derniers trouvent les végétaux et les fruits (glands, mûres, châtaignes, faînes, noisettes, pommes, poires, merises, sorbes) qui leur sont nécessaires en fin d’été. Toutefois, ces zones centrales de protection nommées localement « zones de restriction » n’interdisent pas certains sites d’élevage, donc un accès dont peuvent profiter d’autres usagers. De même, alors que la randonnée n’est pas autorisée dans les zones centrales, sauf sur certains chemins dont il ne faut pas s’écarter, un groupe de marcheurs a parcouru la crête de la montagne franchie par l’ourse quelques jours plus tôt, située dans une zone de protection.
La nature spontanée, issue des forêts dont l’exploitation est abandonnée et des pâturages en déprise, est fondamentale car on ne voit pas bien comment l’ours et les nombreuses autres espèces liées aux forêts et aux zones de reconquête forestière riches en fruitiers sauvages pourraient survivre dans des montagnes entièrement pâturées.
* Ecologue
(1) Vignon V. 2018. Evolution de la population d’ours dans la Cordillère Cantabrique. Contribution de 20 ans de suivi par piège photographique. La gazette des grands prédateurs n°68 : 20-23.
(2) Sales P. 1999. Stage loup dans les Asturies : parc naturel régional de Somiedo (Espagne). Rapport. 44 p.