Voici un texte d’Alain Hervé (décédé le 8 mai dernier) publié en 1995 dans son livre La passion des palmiers (pp. 51-52). Il a été lu par son ami Ghislain Nicaise, membre comme lui des JNE, lors de la cérémonie qui lui a été consacrée le 13 mai 2019 dans sa ville natale de Granville, dans la Manche. Acheminé à cette occasion depuis la Côte d’Azur par Ghislain, un palmier Brahea armata sera planté sur les terres familiales de l’île de Chausey, l’île la plus chère à Alain.
par Alain Hervé
Ceux-là ont le courage de leurs opinions. On reproche souvent (en Provence) aux palmiers leur caractère factice. Les Brahea armata de Beaulieu sur-Mer sont des palmiers de casino (vous les connaissez peut-être sous leur ancien nom d’Erythea armata, ce qui ne change rien)…. Illuminés le soir, empanachés de girandoles pour les fêtes de fin d’année, ce sont des poules de luxe, ou plutôt des autruches végétales. Avec des plumes, comme l’on verra. Ils doivent leur nom à l’astronome danois Tycho Brahé, qui vivait dans la petite île de Ven, sur la mer Baltique où lors d’un séjour adolescent, j’ai dormi dans un hôtel en planches, peint en blanc, mais où je n’ai vu aucun palmier… Quand on a dit ça, on n’a rien dit.
Que savons-nous de ces palmiers dont le cœur perché à vingt mètres de haut a depuis longtemps échappé aux hommes ? On se tord le cou pour ne voir que leurs dessous. Les voilà au terme prochain de leur aventure séculaire. Ils ont atteint leur ciel, le ciel vers lequel ils ont tendu toute leur vie. C’est cela la vie d’un palmier : faire migrer vers la lumière une architecture vivante, dont les éléments sont empruntés à la terre. Cette aspiration vers la lumière est sans doute commune à toutes les espèces vivantes, qui sans elle n’existeraient pas. Mais le Brahea a ceci en commun avec le cénobite, le mystique du désert, et quelques autres palmiers, tel le Washingtonia robusta, qu’il met toutes ses forces à pousser dans une seule direction. Vers le haut. Il lévite. De là à penser que les palmiers ont une âme… Je ne vois aucune raison objective d’en douter davantage que de l’âme humaine. Bien sûr quand on dit ça on n’a rien dit. J’imagine que les peintres en savent plus long que nous sur ce qu’ils prennent le long loisir d’observer. Parce qu’ils tentent de reproduire ce que la nature a déjà dessiné, ils peuvent comprendre la nécessité de ces pièges à lumière que sont les palmes gris-vert du Brahea et le feu d’artifice indolent de ses inflorescences crémeuse qui jaillissent de quatre mètres à partir du cœur de la plante, jusqu’à dépasser ses palmes…
Originaires de la Baja California au Mexique, résistants au froid (-1 7 ° à Montpellier), les Brahea armata se sont bien acclimatés sur la Côte. Mais qu’ils sont lents à exister. Leur horloge interne n’a pas grand-chose à voir avec la nôtre. Ils sont là depuis si longtemps que l’on oublie qu’ils sont là. On se souvient d’eux petits lorsque l’on était enfant. Ils étaient évidents. Si évidents, qu’on ne les voit plus, qu’on les oublie pendant trente ans. Et puis, devenu un homme, un jour dans la rue levant les yeux on voit le phénomène. Il vient de projeter ses inflorescences tropicales, plumeuses, plumeteuses (voilà les plumes) par dessus le macadam du trottoir. Il donne son spectacle sans prévenir. Que ceux qui savent voir voient. Telle est la dure loi de l’amateur de palmiers. Il ne voit jamais assez bien ses palmiers.
Bien sûr, quand on a dit ça, on n’a rien dit, mais ça donne à réfléchir.