Des droits pour les animaux ?

Le droit, ensemble des règles et des lois régissant le rapport entre les hommes dans nos sociétés, est-il extensible ? Des règles, des lois, des hommes… Autant de concepts élaborés par et pour les humains, comme s’ils étaient seuls sur la planète et s’arrogeaient le droit de se la partager entre eux. Entre hommes ! Entre sept milliards d’individus, à la fois colonisateurs et prédateurs de l’espace.

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par Jane Hervé

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Ils s’en réservent l’exclusivité de l’usage et de la prédation. Ils oublient néanmoins qu’ils ne sont – philosophiquement parlant – rien autre que des « animaux raisonnables » (Aristote, déjà), par nature « politiques » (encore Aristote) ou même « métaphysiques » (Schopenhauer). Ces bouts de terre, mer, air leur appartiennent avec une telle certitude et une telle assurance qu’ils négligent ou oublient tout ce qui n’est pas eux (les autres animaux, les plantes, la nature, etc.). Or la sensibilité et la responsabilité écologique ont gagné du terrain en ce temps d’approche des catastrophes : prise de conscience des limites d’un monde fini aux ressources limitées dans l’espace et le temps, diminution de la biodiversité. Le philosophe Hans Jonas a défriché le terrain et proposé un Principe Responsabilité qui nous inciterait à agir – enfin – en …êtres responsables. Peu à peu, des hommes conséquents et responsables nous invitent à élargir notre champ d’action et à penser à ces générations futures qui à la naissance trouveront la planète dépouillée d’une partie de ses ressources et ses richesses et… de sa biodiversité animale.

Protéger notre présent, c’est préserver notre futur, celui des générations à venir. Le droit peut nous y aider, mais il faut aller vite. En effet, non seulement les hommes se détruisent entre eux (souvent au nom du pouvoir et des lobbies), mais ils détruisent aussi cette nature (terre, air, mer) qui permet justement d’être des hommes (Descartes qui nous rêvait maîtres et possesseurs de la nature n’est désormais plus d’actualité), de mener une vie humaine (et même penser en homme responsable !). La technologie nous envahit de toutes parts : nous croyons à une victoire de l’homme, mais elle est souvent (pas toujours) le signe de notre propre défaite que nous transmettons peu à peu à nos enfants (pollution, maladie, etc.) et notre proche environnement (animaux, plantes). Quels droits pour ces derniers ?

Un tel constat incite à nous repositionner et repenser radicalement dans le monde. Ce pourquoi cette longue introduction… avant d’être asphyxiés sous les pollutions. Comment préserver une écosphère, ce lieu habitable pour l’homme ? Comment cesser d’instrumentaliser les espèces vivantes, ces vestiges de la « préhistoire de l’histoire humaine ». Nous continuons d’ailleurs à souffrir d’anthropocentrisme en nous autorisant cette pensée sur nos privilèges et notre survie possible ! Quelle relation impulser avec les autres êtres vivants ? Existe-t-il une justice qui permette de juger nos actes envers les animaux comme nous jugeons les actes terroristes, les mafiosos, etc. ? N’avons-nous pas commencé à juger Monsanto (crime d’écocide, selon le tribunal Monsanto) ?

Une réflexion collective

L’ouvrage Les animaux aussi ont des droits * est à la fois une affirmation et une revendication du droit des animaux. Ces droits potentiels sont nécessaires car brigués en raison des innombrables droits – parfois abusifs – que se sont arrogés les humains. Des miettes de droit en quelque sorte ! Ils ne pourront peut-être pas prendre pour modèle les droits de l’homme actuellement en vigueur. Ils se situeront certainement à leur frontière, car il nous est impossible d’échapper à un anthropomorphisme juridique. L’adverbe « aussi » est essentiel en raison des innombrables agressions humaines à l’encontre des animaux.

Si le droit des hommes existe déjà (complexe et varié), celui des animaux domestiqués ou sauvages est donc à inventer. Première question : qui a le droit de parler du droit animal si ce n’est nous qui ne sommes finalement des animaux parfois améliorés, parfois même dépravés ! Nous entomologistes, éthologues, charcutiers, végétariens, carnivores, etc. Quel statut leur donner ? Ces compagnons de vie si proches génétiquement (jusqu’à 99 % de similitude) respirent le même air, mangent les mêmes aliments, dorment sur le même sol et nous côtoient sous forme domestique ou sauvage. Le ver de terre et le chimpanzé sont-ils de simples objets chosifiés ? Sont-ils de véritables sujets ? Autrement dit, des sujets aptes à penser (ruse et politique), à se penser eux-mêmes (conscience de leur identité) et à agir selon des techniques et compétences liées aux moyens corporels à leur disposition. Question à laquelle les réponses peuvent engendrer soit les soutiens, soit les agressions.

Chaque espèce a certes son propre langage, mais nulle ne parle le nôtre. Seuls certains chimpanzés (Washoe) ont appris le langage des signes, révélant qu’ils observent le monde (le cygne devient un « oiseau aquatique »). A ce mutisme apparent, nous opposons les présentes réflexions en gestation. Le temps semble venu de faire accéder l’animal à un statut nouveau, de nous interroger sur lui comme jadis sur les enfants (avec J.J. Rousseau) ou les esclaves (V. Schoelcher) avant de les intégrer – d’une façon ou d’une autre – à notre panorama humain. Au demeurant, il y a peut-être plus de distance d’homme à homme que d’homme à bête, comme le soutenait déjà Montaigne !

Trois penseurs contemporains établissent une chaîne dont les maillons se recoupent, se croisent et parfois se confondent : les animaux « considérés » par la philosophe Elisabeth de Fontenay, « révélés » par l’éthologue Boris Cyrulnik ou « libérés » par le bioéthicien Peter Singer. De fait, on libère ce dont l’existence est déjà considérée et révélée ; on ne révèle qu’en considérant… Autant d’étapes logiques qui s’inversent volontiers. Au fil des pages s’esquissent les interférences, les accords globaux et les désaccords subtils. Parler de ce qui est soi mais ne l’est pas totalement (l’animal) est une entreprise délicate où le dépaysement apparent (entre espèces) cède la place aux ressemblances réelles, tant il nous est impossible de ne pas demeurer nous-mêmes (des penseurs aptes à la logique ou à la polémique) en analysant le monde des bêtes.

Selon l’éthologue Boris Cyrulnik, pour voir et comprendre ce qui a du sens – aussi – pour l’animal, il faut « penser comme lui ». En parler, constitue aussi notre « manière d’être animal ». Observer est le début d’une « attitude morale ». On découvre peu à peu « l’individualité animale » faite de « tempéraments et développements différents du sentiment de soi » (non de l’histoire). L’éthologue pose aux animaux des questions dont les réponses montrent qu’ils ne sont pas des machines. Dans les années 30, Von Uexküll parle le premier de l’Umwelt animal, ce monde propre subjectif animal (de fait, le traité d’Amsterdam le reconnaît en 1997 comme « être sensible »). Rappelons que Giordano Bruno avait été brûlé vif en 1600 pour avoir soutenu – avec l’héliocentrisme et un monde infini – que ….singes et hommes étaient parents.
Elisabeth de Fontenay propose en philosophe une nouvelle définition de l’homme, cet être « vivant » qui voit, nomme, appelle, répond. Bref, il possède le langage articulé déclaratif (rhétorique donnant une information), alors que l’animal se manifestant par des signes corporels et environnementaux ne peut exprimer de croyance, ni tenter de prendre la parole ou de persuader. Sa pensée philosophique continuiste et évolutionniste fait de l’homme un animal (nature) qui appartient aussi au monde de la culture et de l’histoire. En chacun de nous se trame à la fois l’évolution des espèces, l’histoire culturelle et l’histoire personnelle (J.P. Changeux).

Donner des droits aux animaux pose d’évidence un problème de sa généralisation : si on en donne aux singes, on oublie toutefois d’autres bêtes. Certes, il y a une échelle des vivants selon la nature et le degré d’organisation. L’animal possède la nociception avec ses réflexes aux divers stimuli, peut éprouver de la douleur en cas d’émotion ressentie et de la souffrance en cas de conscience (chez les mammifères). Il est possible d’envisager un statut des animaux comme « patients moraux » (comme le propose aussi P. Singer). L’animal s’avère être une « personne juridique » (ex : protection contre les abus d’un propriétaire), sans être pourtant considéré comme « un sujet de droit ». Pour la philosophe, la Déclaration universelle des droits des animaux proclamée en 1978 est généreuse, mais elle « personnifie » l’animal, ce qui semble excessif.

Le bioéthicien Peter Singer se demande comment vivre avec les animaux. Tout dépend de l’idée que nous en avons : animal-moyen, fin, machine, ou en souffrance. Toute théorie du droit implique que les êtres vivants ont certains droits, dont celui de ne pas être torturés. « Tout le monde devrait être antispéciste et considérer l’animal même s’il n’appartient pas à l’espèce humaine », refuser son exploitation et sa maltraitance par les êtres humains. Pour lui, tous les individus – quelle que soit leur espèce – méritent le même respect et ont la même dignité. L’éthique animale ne saurait pourtant être la même pour tous les animaux : certains sont des sujets moraux (les grands singes, les éléphants, les canidés, les cochons). Tous les anthropoïdes font partie de la communauté des égaux car ils ont conscience de soi. Le singe a ainsi une conscience de soi qui peut être temporelle, qui planifie l’avenir et qui peut ressentir la douleur. Les autres ne le sont pas, lorsqu’ils n’ont qu’une individualité sans posséder de conscience de soi. Ils ne pourraient accéder au rang de « sujets moraux », mais seraient ces « patients moraux » qui ne peuvent être susceptible d’une évaluation morale mais ont droit à la vie, à la liberté. L’égalité devrait être « de considération », mais elle n’impose pas qu’ils soient traités comme des hommes. En cas de souffrance, ils cependant ont droit à la même considération.

Quels droits ?

Autant de réflexions sur le droit qui modifient déjà et élargit notre propre idée du droit. Elles imposent à la fois le développement de notre intelligence et une sorte de néo-altruisme (dont l’alter serait l’animal). Elles établissent une relation homme-animal qui serait une sorte de traduction (exemple du langage perroquet/corbeau/singe en langage homme). Elles nous invitent aussi à être sélectif.

Sur le fond, Cyrulnik, Singer et E. de Fontenay, tout en nuances, sont en quête de redéfinition argumentée du droit de tous les vivants à vivre d’une façon ou d’une autre et à ne souffrir en aucune façon. Ils proposent une théorie des ensembles du monde animal dont les sous-ensembles tiennent compte de la logique scientifique et philosophique sur fond de biodiversité. Rien d’évident, bien sûr. Ils modernisent et actualisent l’approche du monde animal, le nôtre finalement. Ils posent les bases d’une attitude humaine qui fera des animaux des « patients moraux » à la façon des bébés d’hommes à qui nous ne devons pas faire le moindre mal. Ils disent aussi que nous ne sommes plus seuls au monde. Et ça, il ne nous faut jamais l’oublier.

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Jane Hervé est l’auteure de Ruses et astuces des animaux (Nathan, 1999, réédition Mégascope 2001), Les mammifères (Nathan, 2002), Reptiles et amphibiens (Nathan, 2003). En préparation : Le monde des oiseaux.

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* A partir de l’ouvrage Les animaux aussi ont des droits de Boris Cyrulnik, Elisabeth de Fontenay, Peter Singer, Seuil, 2013. Entretiens réalisés par Karine Lou Matignon avec la collaboration de David Rosane.

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