par Richard Varrault, président des JNE |
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Aller à vau, cette belle expression du XIIe siècle qui signifiait suivre la pente d’un ruisseau en fond de vallée s’est enlaidie d’un aspect sombre, voire dangereux, au XVIe siècle, en signifiant que l’entreprise était sur une très mauvaise pente. Qu’elle allait donc à vau-l’eau, comme l’humanité de ce début de XXIe siècle.
Au cours d’une soirée publique, un journaliste est venu pour une conférence destinée à nous éclairer sur les métaux rares et la guerre que se livrent les grands Etats pour ces ressources nécessaires à l’autophagie de tous les concurrents, oh combien affamés. Il est resté debout, sur la scène, presque toute la soirée, sans doute était-il lui-même renforcé par quelques métaux assemblés donnant l’impression qu’aucune fatigue ne pouvait l’atteindre. Il parla beaucoup, relancé par un confrère complice de sa démonstration, mais avec intérêt, nous racontant une longue histoire où les hommes cèdent à d’autres hommes les tâches sales, polluantes et pénibles. Cet orateur, Guillaume Pitron, auteur du livre-enquête La guerre des métaux rares, La face cachée de la transition énergétique et numérique, nous entraîne dans le fil de ses évocations. Qui du néodyme, super aimant qui va se retrouver dans les machines tournantes, dont les éoliennes et les hydroliennes (jusqu’à 500 kg par machine) et dans les véhicules électriques. L’extraction et la purification demande beaucoup d’énergie et d’eau (pour une tonne de terre, il y a 1 kg de néodyme). Ces machines arriveront en fin de vie dans une trentaine d’années et il faudra essayer de recycler leurs constituants.
D’autres métaux rares aux noms exotiques comme antimoine, baryte, béryllium, bismuth, borate, cobalt, germanium, indium, tantale, vanadium, lutécium et autres yttrium, soit une bonne vingtaine de terres rares que nous retrouvons dans nos ordinateurs, nos smartphones, nos tablettes, nos écrans, nos disques durs. Mais pas aussi rares qu’on pourrait le croire, puisqu’il y en a en France, suffisamment pour en produire, mais les coûts écologiques et environnementaux seraient tellement élevés que les populations en refuseraient l’extraction et la purification. La solution est toute trouvée, not in my backyard , mais chez mon voisin Chinois qui fabrique déjà tant de choses pour nous. Quelques métaux rares en plus avec lesquels il pourra spéculer pour les transformer en produits attrayants, comme le dispositif qui viendra se loger dans le système de guidage de nos missiles ou de nos satellites. C’est un risque, il faut vivre dangereusement, avec nos armes de guerre (dans lesquelles le fabricant étranger pourra placer des micro- ou des nano-puces…). Mais c’est tellement plus propre, nous n’avons ni à exister dans des villes polluées où vivent des individus devenus cancéreux (les « villes du cancer » de la Chine).
Si la faim et la soif de pillages s’arrêtait là, nous trouverions des excuses, presque recevables, mais ce pillage inextinguible touche à d’autres matières et au vivant. Les arbres, comme nous, respirent, sont saccagés dans les pays de la zone boréale, pour produire, entre autres, des millions de km de papier toilette. On y fait des coupes nettes sur un sol durci par le permafrost, et ces arbres qui ont mis pour certains plus de cent ans pour se développer seront remplacés par des essences à pousse rapide, comme les bénéfices financiers que les industriels en attendent. Mais le sol à nu, face au rayonnement solaire, va dégeler, relançant l’activité bactérienne qui émettra du méthane. Activité maintenant ainsi les grandes quantités de gaz à effet de serre qui augmenteront de quelques dixièmes de plus la température de l’atmosphère.
Dans d’autres pays, comme au Portugal, l’essence importée et implantée est l’eucalyptus qui brûle si bien qu’à l’été 2017 les incendies ont ravagé des centaines de km2 de forêt et fait des dizaines de victimes. L’eucalyptus est très bien, il pousse vite mais perd ses feuilles bien grasses qui s’enflamment facilement propageant ainsi les incendies. De plus, cet eucalyptus fait le vide autour de lui. Il dégage des produits volatiles qui ne permettent pas de concurrence et effacent toute biodiversité. Mais il pousse droit et ses usages sont très variés.
Un autre pillage est celui de l’espace vital et la « meilleure » occupation de cet espace que les humains ont inventé est la pollution. Ainsi du plastique, de toutes formes, de matières diverses (à base de pétrole) aux variantes allant de produits à usages spécifiques aux couleurs obtenues, qui envahit tellement notre espace nourricier qu’est l’océan. Certaines études arrivent à la conclusion que d’ici une ou deux générations il y aura plus de plastique sous forme d’objets divers, mais aussi en micro- et nano-particules, que de poissons, pollués par ce plastique dégradé bien évidemment…
Après avoir dégradé l’air qu’il respire, l’homme pollue l’océan qui le nourrit, mais il ne se soucie nullement des conséquences. Il raisonne en connaissance de causes, mais ce n’est que la moitié du raisonnement, car il doit raisonner aussi en connaissance de conséquences. Mais comment le pourrait-il puisque seuls les lendemains comptent mais pas les surlendemains. Car l’humain est limité, son système de pensée l’empêche de voir au-delà de ce qu’il connaît et comme la situation présente est inconnue dans son histoire, il ne dispose d’aucune référence pour l’anticiper.
Il est atteint du syndrome de la grenouille, notamment développé par le mathématicien (et économiste) français Ivar Ekeland. Il explique que si voulez faire cuire une grenouille, il ne faut pas la jeter dans l’eau bouillante, car la chaleur va la faire réagir et elle va s’extraire du récipient en sautant à l’extérieur. Par contre, si vous la plongez dans de l’eau froide que vous réchauffez doucement, la grenouille va apprécier cette tiède chaleur jusqu’à ce qu’elle se rende compte que la température est trop élevée, il sera trop tard et elle n’aura plus la force de sauter. Ainsi en est-il de l’homme sur sa planète. Depuis 2010, chaque nouvelle année est plus chaude que la précédente, mais nous nous habituons, et la nouvelle génération qui grandit réinitialise ses références et n’aura connu que cette référence climatique là. Elle aura la sensation de pouvoir s’y adapter, jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que les 6 à 9 degrés de plus par rapport à notre référentiel préindustriel soient réels. Nous n’aurons plus quelques larmes pour refroidir nos corps en surchauffe…
Si l’ours blanc a été l’emblème de ce réchauffement, demain ce sera peut-être l’iguane marin des Galapagos. Une équipe de scientifiques a étudié cet animal, là-même où Darwin (expédition HMS Beagle entre 1831 et 1836) a eu l’intuition de l’origine des espèces par la sélection naturelle. Le site est donc emblématique à plus d’un titre. Nos scientifiques se sont aperçus que la population d’iguanes marins était en grande diminution. Après vérifications de la vie de ces animaux et de l’influence de leurs prédateurs locaux, comme la buse des Galapagos, qui parfois varie ses menus en consommant un iguane, ou les chats apportés par les européens et redevenus sauvages qui commettent quelques dégâts. Ils sont hydrophobes et reculent devant l’océan quand les iguanes s’y réfugient. Les touristes, très surveillés et encadrés, qui ont interdiction d’approcher un animal à moins de deux mètres, ne représentent pas non plus un danger. Où est donc la réponse ? Elle se trouve sous la surface, sur les rochers battus par les courants de Humboldt qui nourrissent par la qualité des nutriments qu’ils transportent de belles algues vertes dont raffolent les iguanes et les poissons. Mais un paramètre nouveau est apparu dans le bel équilibre des forces de la nature : le réchauffement climatique qui provoque de Supers El Nino, qui transforment la marche naturelle des cycles. Car quand El Nino arrive, les alizés soufflant de l’est poussent les eaux chaudes vers l’ouest, mais avec Super El Nino, les vents d’est sont bloqués et à nouveau les eaux chaudes du Pacifique retournent vers les Galapagos, empêchant ainsi la prolifération des algues vertes qui se transforment en algues brunes toxiques pour les iguanes qui ne peuvent les digérer. Les iguanes meurent l’estomac plein d’une algue indigeste.
Voilà donc un effet très pervers du réchauffement climatique, certes très localisé mais qui démontre le danger réel du gaspillage de nos énergies fossiles pour les désirs de quelques affamés, victimes de ce petit mythe grec du VIIIe ou VIIe siècle avant J.-C. qui apparaît au début de mon texte quand j’évoque l’autophagie de nos contemporains.
C’est un petit mythe peu connu, celui d’Erysichthon. En quelques phrases. Il s’agit d’un bois magnifique consacré à Déméter, la déesse des moissons. En son centre s’élevait un arbre gigantesque où les nymphes des forêts dansaient à l’ombre de ses branches.
Erysichthon, désireux d’en faire des planchers pour son palais, s’y rendit un jour avec des serfs armés de haches et commença à l’abattre. Déméter elle-même lui apparut alors pour l’inviter à renoncer. Mais Erysichthon ne l’écouta pas et continua son œuvre d’abattage pendant qu’une voix sortait de l’arbre pour lui annoncer un châtiment. Celui-ci ne se fit pas attendre : Déméter lui envoya la Faim personnifiée qui pénétra, à travers le souffle, dans le corps du coupable. Ce dernier fut alors saisi d’une fringale que rien ne pourrait plus apaiser : plus il mangeait, plus il avait faim. A la fin, après avoir consommé tout ce qu’il trouvait, il finit par arracher ses propres membres et le malheureux se nourrit de son corps en le mutilant. Ainsi se conclut le récit d’Ovide. Triste fin pour toutes et tous les autophages, ils savent ainsi ce qui les attend !
Il y a aussi Platon qui se plaint des vertes collines disparues de sa Grèce qui ne sont plus que broussailles et rocaille, tel que le présente Marguerite Yourcenar (NDLR : qui fut une adhérente fidèle et généreuse des JNE) dans une série d’interviews des années 1980. Le mythe prend des détours, mais la fin est identique, là où était la biodiversité avec toute sa verdure et sa foisonnance d’espèces et de vie, il ne reste que des déserts, pour certains encombrés des 4×4 des derniers affamés…
Sans dénaturer complètement ce mythe, je vais conclure ce rapide panorama affligeant sur nos destructeurs ultimes qui sont encore dans leurs silos. Je veux parler du nucléaire qui peut finir par nous détruire. Si ce n’est l’atome projeté, ce seront les déchets radioactifs que nous cherchons à enfouir sous le tapis. L’époque veut, comme pour l’enfant, que ce qui ne se voit pas n’existe pas.
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Sources
La guerre des métaux rares, La face cachée de la transition énergétique et numérique, Guillaume Pitron, Editions LLL Les Liens qui Libèrent, 2018.
L’iguane marin des Galapagos. Une mystérieuse disparition. Documentaire de 44 minutes sur arte.tv, 2018.
La société autophage, capitalisme, démesure et autodestruction, Anselme Jappe, Editions la Découverte, septembre 2017.
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