Pour qui a visité certaines îles spectaculaires des Canaries telles que Gomera, Tenerife ou Lanzarote, l’île de Fuerteventura semble bien austère : paysages désertiques de reliefs fortement érodés, creusés de ravins profonds, larges plaines de cailloux et de sables, dénommés les « jables », ou alors d’immenses coulées de laves offrant les paysages dits du « Malpais ».
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Introduction
La végétation quasi inexistante, se réfugie dans les fonds de vallées, en bordure des ruisseaux temporaires. En revanche, les grandes plages dunaires du nord-est et du sud tranchent par leurs couleurs d’un blanc éblouissant contrastant avec le bleu de la mer. Dans cette nature déjà difficile par les sols, le climat aride (moins de 100 m de pluie par an), les vents constants et les températures douces en toutes saisons favorisant une forte évaporation. Que diable sont venus faire ici les vagues successives d’humains, provenant de l’Afrique, puis du bassin méditerranéen, et finalement d’Europe ?
Quelques livres et visites de musées plus tard, mon regard a radicalement changé. L’histoire de cette île est étonnante, autant pour ses qualités esthétiques que pour ses valeurs scientifiques et culturelles.
On y apprend que les paysages de Fuerteventura sont le résultat de quatre grands types de formations géologiques. Le complexe basal qui s’étend sur 40 km dans la partie occidentale de l’île est fait de formes parfois douces, parfois en dents de scie, interrompues de multiples ravins secs. L’absence totale de végétation permet d’admirer, en fin de journée, les tons chromatiques entre brun et orange du matériel géologique mis à nu. Mais sa magie vient aussi de son origine et de son âge : ces paysages sont issus d’une surrection au grand jour d’un matériel géologique très ancien (entre 80 et 20 millions d’années), dit plutonique, formé dans des chambres magmatiques du manteau terrestre, à plusieurs kilomètres de profondeur dans la terre. Les roches plutoniques sont en effet différentes des roches volcaniques. Elles se forment par refroidissement lent, par agrégation de grands cristaux, à la différence des roches volcaniques, expulsées brutalement et formées de petits cristaux. Les roches plutoniques de Fuerteventura sont remontées à la surface lors de la naissance de cette île. Elles étaient alors surmontées par des volcans qui atteignaient alors près de 3000 m d’altitude. Depuis, l’érosion a fait son œuvre et les volcans ont tous disparu, mettant les roches des profondeurs en pleine lumière.
Trois cycles volcaniques successifs de volcans subsistent dans l’île, au nord, au centre et au sud. Le premier correspond à un cycle de volcanisme qui a eu lieu au Miocène, entre 20 et 12 millions d’années. Au cours d’un deuxième cycle de volcanisme ayant eu lieu à la transition entre Pliocène (Tertiaire) et début du Quaternaire, autour de 5 millions d’années, se sont formés les paysages de lave noire et sans végétation, les « Malpais » impropres à l’agriculture. Le dernier cycle est âgé de moins d’un million d’années. On lui doit quelques magnifiques paysages, comme la « Montagne Colorée » au nord de l’île : quelques minutes avant le coucher du soleil, ces petits volcans arrondis prennent une couleur rouge incendiaire d’une surprenante beauté.
Au cours des derniers cycles volcaniques se sont également déposées les vastes étendues de sables provenant du Sahara, qui forment des dunes plus ou moins encroûtées, d’une blancheur immaculée au nord et au sud de l’île. Divers arguments sédimentologiques et paléontologiques (grâce aux découvertes d’une avifaune fossile) indiquent qu’à ces époques reculées le climat était plus frais et plus aride.
La vie dans le désert
L’eau douce n’est toutefois pas absente de Fuerteventura. Des pluies diluviennes périodiques s’écoulent des flans dénudés des montagnes, envahissant routes et villages. L’eau s’infiltre dans les fonds de vallon,s rejaillissant plus en aval jusqu’à la mer. Ce miracle annuel n’est pas très long. Très vite, les ravins s’assèchent, mais la vie est tout de même possible dans tous types de milieux. On y trouve quelques merveilles, comme une des euphorbes les plus rares au monde, l’Euphorbe de Jandia (Euphorbia handiensis), présente uniquement dans quelques vallées tout au sud. D’autres espèces d’euphorbes occupent les flancs des montagnes, mais toujours de manière discrète. Les fonds de vallons sont parfois colonisés par un tamaris et un palmier, tous deux endémiques des Canaries.
En dehors des petits mammifères (chauves-souris et rongeurs), les mammifères n’ont pu parvenir à Fuerteventura, malgré la proximité de l’Afrique. Les oiseaux ici sont souvent des sous-espèces endémiques de l’île. J’ai pu admirer certaines d’entre elles, le Pipit de Berthelot (Anthus berthelotii), la pie-grièche méridionale (Lanius meridionalis), très commune dans l’île, la mésange bleue des Canaries (Cyanistes caeruleus), le grand corbeau (Corvus corax), un des rares corvidés de l’île, et plus petit que son cousin européen), le faucon crécerelle (Falco tinnunculus), la buse variable (Buteo butea ssp insularum). D’autres hivernent comme le courlis corlieu (Numenius phaeopus). Malheureusement, je n’ai pu observer des espèces plus localisées typiques de l’avifaune d’Afrique du nord, comme l’Outarde houbara (Chlamydotis un dulata ssp fuertaventurae) malgré des recherches actives dans leurs sites au sud-est de l’île.
Pour protéger la biodiversité unique de l’île, une grande partie a été classée en réserve de la biosphère en 2009. Toutefois, des problèmes de survie sont soulevés pour certaines espèces. Ainsi, la sous-espèce canarienne du vautour percnoptère (Neophron percnopterus ssp majorensis), naturellement présente sur les îles macaronésiennes, s’est récemment considérablement réduite. Il ne reste d’individus qu’à Fuerteventura et Lanzarote, où la population continue à se réduire depuis environ 20 ans. Pourtant, la nourriture abonde dans l’île, grâce à la présence de troupeaux de chèvres, captives ou en liberté, de moutons, vaches, chevaux, dont les vautours consomment les cadavres laissés sur place. Une possibilité pourrait être les causes indirectes de la lutte par le poison contre la prolifération des animaux féraux (chiens, chats, buse, corbeau). Des programmes de protection sont mis en place, incluant à la fois la mise en garde de la population contre les dangers de l’épandage de poisons, la protection des sites de nidification, l’élevage de poussins en zoos, suivis de lâcher dans toutes les îles des Canaries.
Histoire de la colonisation humaine
Les données archéologiques canariennes ont détecté une présence humaine dès le milieu du premier millénaire av. J.C., autour de 1830 av J.C. Des Africains poussés par une croissance démographique des côtes occidentales sont arrivés sur cette île par bateaux pontés, visible par temps clair, sans essaimer sur les autres îles. Ce peuple a alors développé une culture spécifique, celle des Majos. Les traces des Majos restent toutefois rares. Les plus impressionnantes sont le village berbère près de Pozo Negro sur la côte Est, fait de huttes rondes en pierres de lave. Ces hommes ont apporté des animaux domestiques, chiens, chèvres, moutons et porcs, qui ont été trouvés dans le site archéologique de la Cueva de Villaverde. Ces animaux sont typiques de races sélectionnées par les peuples préhistoriques et protohistoriques des zones de l’Atlas, de Fezzan et de Tassili, et aussi d’Egypte ancienne. Ce sont également les Majos qui ont gravé les trois cents pétroglyphes en forme de voûte plantaire, qu’on trouve concentrés au sommet de la montagne volcanique sacrée de Tindaya vers le nord de l’île.
Mais l’arrivée de l’homme pourrait être bien antérieure. En effet, des restes de souris domestiques ont été trouvées dans le site paléontologique de la Cueva del Llano, daté du cinquième millénaire av. J.-C. Les hommes seraient arrivés par des radeaux, toujours pour la même raison : une intensification de la présence humaine sur les côtes d’Afrique du Nord. L’arrivée de ces hommes aurait été favorisée par une période climatique plus humide qui aurait permis la traversée du courant rapide et froid des Canaries. Lors du retour de phases arides, la colonisation humaine n’a plus pu se réaliser durant quelques millénaires.
A l’échelle des îles Canaries, les migrations humaines ont eu lieu plusieurs fois, mais chaque île présentait une forte individualisation culturelle, notamment avec le continent tout proche en raison de la force et de la direction des courants marins qui n’aident guère à revenir sur le continent.
L’ingéniosité de l’homme à capter l’eau : un élément essentiel pour la survie des populations en dépit de l’aridité du milieu
L’île permet de supporter de petites populations humaines grâce à des précipitations certes irrégulières et de type torrentiel, mais qui, une fois canalisées, supportent une agriculture durable. La preuve, Fuerteventura a été le grenier des Canaries ces derniers siècles, jusqu’à la récente déprise agricole. Les vestiges de cette agriculture ingénieuse sont nombreuses dans les paysages actuels. Certaines montagnes aux reliefs doux supportent une « agriculture du sec », par un système de petites terrasses successives, qui couvrent d’impressionnantes étendues dans certaines montagnes, comme la vallée de Vallebron. Ces terrasses sont construites également dans les lits des rivières temporaires qui creusent les flancs des vallées. Dans les lits asséchés, on plante alors des légumes, quelques arbres fruitiers. Les gavias sont d’autres techniques communes aux pays à climat aride, propices à retenir l’eau de ruissellement et les sédiments tout en minimisant l’évaporation. Ce sont des sortes de cuvettes en terre, entourées de murs en terre et reliées entre elles à partir du flanc de coteau, dans des zones proches des ravins. Cette culture d’irrigation collective, qui a pris son essor dans les années 1930, permet de cultiver, après les pluies, fruits et légumes. Dans les zones plus sèches, la culture est de type céréalier (blé, millet, orge), légumineuses (lentilles) et de légumes (ail, pomme de terre). En bordure des gavias, on plante le palmier canarien, souvent accompagné par le tamaris endémique lorsque les eaux sont légèrement salées.
Outre des zones de culture, les paysages sont émaillés de grandes mares (pour abreuver les animaux domestiques), des réservoirs au fond imperméable, au fonctionnement complexe, munis de rigoles, de murets et dont l’eau était transportée par des dromadaires, et de puits profonds atteignant les nappes qui permettaient de faire une culture d’irrigation dans les paysages les plus favorables à l’agriculture ; l’eau a été amenée en surface au XXe siècle par des moulins à vent ou au diesel, provenant d’Allemagne ou d’Angleterre puis après la Grande Guerre, des Etats-Unis.
Fuerteventura aujourd’hui
De vastes étendues férales
Ces paysages agraires et paysages d’eau se sont détériorés ces dernières décennies avec le déclin des activités agricoles au profit du tourisme. Les murets de pente et de ravins s’écroulent, envahis par des plantes rudérales (cactus, tabac glauque, ou espèces épineuses locales typiques des stades de colonisation).
L’abandon de l’agriculture traditionnelle en terrasses frappe le voyageur circulant à l’intérieur de l’île. Pour le plus grand bien de la nature d’ailleurs. Le paysage végétal a en effet été profondément marqué par l’abroutissement par les chèvres qui constituaient un important cheptel dans le passé. Certains guides vont jusqu’à dire que l’aspect semi-désertique de Fuerteventura serait surtout dû au surpâturage par les chèvres. Avant la venue des premiers agriculteurs, les volcans étaient colonisés par des euphorbes (Euphorbia balsamifera, E. canariensis) ainsi que Kleinia neriifolia. Ces espèces témoins des écosystèmes primitifs n’existent plus que sous forme de vestiges. Toutefois, dans les zones où les chèvres se sont raréfiées, la végétation reprend très modestement, en démarrant par d’autres plantes, telles que l’aulaga (Launea arborescens), voire le tabac arborescent (Nicotiana glauca), une plante originaire du Mexique et du sud-ouest des États-Unis.
Les chèvres sont cependant encore bien présentes sur l’île (70 000 en 1998, auxquels s’ajoutent les 4000 à 20 000 individus ensauvagés qui vivent sur les terres improductives). Ces chèvres sont maintenant confrontées à un nouveau problème, l’intoxication par la consommation du tabac glauque qui provoque notamment des avortements spontanés.
Les sites mythiques des Majos menacés par un projet pharaonique
La montagne de Tindaya, célèbre pour ses pétroglyphes, fait l’objet depuis 25 ans de polémiques au sujet d’un projet pharaonique imaginé par le célèbre sculpteur Eduardo Chillida, qui souhaitait créer un espace artistique à l’intérieur de la montagne, en perçant des ouvertures afin que la lumière du soleil et de la lune y pénètre jusqu’à une chambre intérieure. Il s’agit d’une « œuvre de tolérance » d’un coût évalué à 25 millions d’euros. Les opposants ayant occupé la montagne, sa visite est à présent interdite aux promeneurs. La vidéo à découvrir ci-dessous dénonce le gaspillage d’argent, le saccage de la montagne et les dangers potentiels d’un creusement dans une montagne volcanique. Côté personnel, je regrette de n’avoir pu grimper au sommet admirer les fameux pétroglyphes !
En conclusion de ce petit voyage, je retiens quelques faits essentiels : à quel point la nature a été transformée par les vagues de populations humaines depuis des millénaires, tant par les extinctions que les apports d’espèces (un classique pour les îles proches des continents, et de surcroît naturellement vulnérables par les climats); et combien ces populations humaines ont été habiles à survivre dans un tel milieu.
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Références
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Gaillard M.C. (1934). Contribution à l’étude de la faune préhistorique de l’Egypte. Archives du Muséum d’Histoire Naturelle de Lyon 14:1-121.
Donazar J.A., Palaiosa C.J., Gangosoa L., Ceballosa O., Gonza M.J., Hiraldoa F. 2002. Conservation status and limiting factors in the endangered population of Egyptian Vulture (Neophron percnopterus) in the Canary Islands. Biological Conservation 107, 89–97.
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