Comment peut-on donner le goût de la Nature ?

On peut donner le goût de la Nature en étant convaincu soi-même, en s’engageant sur le terrain, en pratiquant le va-et-vient permanent entre la connaissance et l’amour de la Nature.

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par Roland de Miller

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Couverture du livre de Roland de Miller, « Célébration de la Beauté », éditions Sang de la Terre, parution 10 juillet 2017

On parle de « sensibiliser à l’environnement », mais le plus souvent on s’adresse non à la sensibilité mais à l’intellect. Au contraire, ce qui est important c’est l’élan du cœur, la réceptivité, l’empathie, la communion et surtout l’émotion : c’est être en sympathie plutôt que de faire. Ceux qui communiquent le mieux leur passion de la Nature sont les gens qui sont dans l’empathie, c’est-à-dire qui portent en eux un bon équilibre entre leurs pôles masculin et féminin. C’est par la capitalisation de nos émotions au contact de la grande Nature que nous réussirons à convaincre. Les appels à la raison pour la sauvegarde de la Nature sont insuffisants, désormais ce sont les appels à l’émotion qui sont incontournables.

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Ces émotions ne peuvent être vécues que dans la Nature elle-même, par une immersion qui exige nécessairement de se désintoxiquer de la consommation, du virtuel, de la télévision, du téléphone portable et des jeux vidéo. S’en affranchir exige un arrêt brutal et définitif, comme pour tous les toxiques. Il y a une distance phénoménale entre les idéologies urbaines si souvent abstraites et les réalités vivantes de la Nature. La plupart des jeunes n’ont aucune conscience de la Nature : branchés sur leur téléphone mobile et leurs gadgets, ils sont déconnectés des réalités bio-psychiques des mammifères primates que nous sommes.

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Même si le terrain psychologique est souvent très dégradé par ces dépendances de compensation et des conformismes sociaux aliénants, le goût de la Nature peut revenir vite, surtout chez des enfants dont on saura faire vibrer la corde sensible personnelle (à l’opposé de l’instruction de masse). Il faut toujours se souvenir que la connaissance confère l’amour et que la connaissance signifie « naître avec », donc elle passe par une libération corporelle et l’éveil des sens. « On ne sent vraiment la Nature que quand on la ressent dans ses muscles et cartilages », nous disait Jean-Claude Génot, au cours d’une randonnée dans une forêt pentue en libre évolution (NDLR : lors du congrès des JNE dans les Vosges du Nord en juin 2017).

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Il n’y a pas d’éducation véritable sans gestion des émotions et des peurs. C’est par le corps, par le plaisir et l’émotion que passent au mieux les processus de mémorisation. Développez une culture du sentiment de la nature, donnez le souffle des montagnes à vos projets éducatifs. Emmenez vos jeunes dormir la nuit en forêt, ils ne l’oublieront jamais ; célébrez le lever du soleil, harmonisez-vous avec les arbres et les oiseaux, enseignez la connaissance des plantes sauvages, faites sentir la valeur sacrée et divine de la Nature sauvage, et vous pourrez vous nourrir de sa Beauté et pacifier la société.

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Nous avons gravement sous-estimé le développement de nos sens. Nous vivons de plus en plus dans le mental, ce qui nous coupe de tout vécu sensible direct. La beauté de la Nature est d’abord visuelle : c’est un stimulus extraordinaire ! L’éveil de tous nos sens ouvre sur la palette complète de nos facultés psychiques. S’immerger dans un milieu sauvage, dans une ambiance forestière par exemple, est une garantie d’impressions inoubliables. Le spectacle d’une belle futaie de hêtres n’est rien sans l’appel du coucou, sans un geai qui donne l’alerte, sans l’éclat de rire du pic-vert, sans les odeurs de sureau ou de genêts et le goût des fraises des bois cueillies soi-même. À vrai dire, c’est plus qu’un spectacle parce que nous vivons alors le sentiment d’y être inclus. Caresser des cheveux d’ange (stipe penné) ou des joubarbes est très sensuel. Le chant flûté du hibou petit-duc en Provence ou le coassement des grenouilles nous parlent d’une Nature familière et fraternelle. Voir des bêtes, comme des marmottes ou des chamois en montagne, est toujours une expérience enrichissante : les animaux sont des déclencheurs d’émotion. La splendeur sévère d’un matin d’automne en altitude, voilée aux pressés et aux profanes, ne se livre que lentement. Résignons-nous à cette patience nécessaire. Approchée avec révérence, la Nature est une école initiatique.

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Il s’agit là d’une culture de la sensibilité vécue qu’aucun Internet ne peut remplacer. La sensibilité artistique et poétique * est d’une grande importance : elle constitue le complément indispensable de l’approche rationnelle et scientifique de la Nature. C’est ce qui fait la richesse des peintres animaliers, ou des descriptions d’oiseaux dans leurs milieux par Jacques Delamain ou Paul Géroudet. Le sentiment de la nature consacre l’alliance entre les cultures scientifique et littéraire. Mais cette sensibilité est étouffée par notre culture officielle, parce que « la société française est d’abord catholique et cartésienne », disait Robert Hainard. Celui-ci enjoignait donc les naturalistes à « développer une puissante culture du sentiment de la nature » *. Il importe de conserver toute la mémoire du patrimoine artistique et littéraire issu de la Nature.

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L’acceptation de sa solitude est la première condition pour aimer la Nature. Goûter la solitude dans la Nature, comme l’ont vécu les naturalistes d’autrefois, est encore possible si on le veut vraiment. Cela demande d’être très au clair sur ses motivations. C’est surtout vivre le ressenti, cela fait appel à notre richesse affective et cela demande de savoir se fondre dans un milieu qui ne nous est pas toujours familier mais que l’on peut apprendre à connaître puis à aimer. Cela exige donc d’apprendre en premier lieu à se déconnecter du monde humain, artificiel et urbain. Avec notre malaise social généralisé, on constate hélas dans toutes les familles de grandes carences affectives : beaucoup d’individus en déshérence sont devenus incapables d’aimer. Les gens qui ont connu la pénurie matérielle (guerres, misère, etc.) sont dispensateurs de pénurie affective. Notre société patriarcale axée sur la volonté de puissance fabrique des handicapés sentimentaux par millions. Un enfant carencé affectivement aura du mal à vivre une relation heureuse avec son compagnon ou sa compagne parce qu’il cherchera toujours à combler le vide qui est en lui. Et pourtant c’est par l’Amour que tout commence, c’est la seule chose qui sécurise ! Et quand il n’y a pas d’amour, la peur s’installe : la peur de l’Autre et la peur de la Nature.

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De même que François Terrasson disait qu’il ne fallait pas « protéger la Nature » (sous-entendu dans les parcs et réserves) mais surtout arrêter de la détruire partout, on pourrait le paraphraser en disant qu’il faut avant tout supprimer les idéologies anti-nature, les entreprises d’abrutissement collectif (comme le Tour de France, le Rallye de Monte-Carlo, le Salon de l’Automobile, les Jeux Olympiques ou le Mondial de Football). Pour resacraliser la Nature, il faut désacraliser la Technique. Le choix est clair : il faut en finir avec ces addictions et folies collectives ou « en finir avec la Nature » (François Terrasson, 2002, 2008). Car beaucoup de mesures que nous aimons pratiquer dans nos milieux de l’Éducation à l’Environnement sont inadaptées et inopérantes pour des populations urbaines pauvres, inéduquées et soumises à toutes sortes d’addictions matérielles et de croyances.

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Je pense que l’opinion publique actuelle n’est pas plus réactive qu’autrefois. Malgré la vulgarisation médiatique sur l’écologie, le nombre de gens qui s’intéressent vraiment à la protection de la nature, à ce qui reste de nature sauvage, à la faune et à la flore n’augmente guère par rapport à la masse de la population. Dans une société anthropocentrique comme la nôtre, les pro-loups sont vite décriés. La conscience écologique, au lieu de renforcer le sentiment de la nature l’a souvent dilué. On pourra croire que la conscience écologique a progressé le jour où il y aura plus de gens intéressés et mobilisés contre le réchauffement climatique et la disparition du sauvage que de gens intéressés par le Rallye de Monte Carlo et le Tour de France.
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15 juin 2017

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  • Voir le chapitre « L’Art et la nature » dans mon livre Célébration de la Beauté, éditions Sang de la Terre, parution 10 juillet 2017.

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