L’adaptation cinématographique du roman The Lost City of Z de David Grann, réalisée par James Gray, m’a replongé dans l’atmosphère des forêts tropicales humides de Guyane où j’ai vécu près de trois semaines en 2006.
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par Annik Schnitzler
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Certes, il ne s’agissait que d’un modeste séjour d’étude sur la biologie des grandes lianes de forêt primaire, réalisé dans une réserve naturelle uniquement accessible au monde scientifique, la station des Nouragues, et non d’explorations de terres inconnues telles que celles entreprises par le légendaire Percy Fawcett.
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Mais toutes proportions gardées, j’ai eu vraiment l’impression de rentrer à nouveau dans ce monde étrange, dense et humide, où les dangers ne manquent pas pour un Européen non averti : les mygales invisibles courant sur les litières de feuilles mortes, des grenouilles (dendrobates) au toucher mortel, des millepattes, serpents ou fourmis flamandes à la piqûre douloureuse et venimeuse … et surtout les acariens qui pénètrent sous la peau et n’en sont délogés qu’à coups d’acaricides… Ce film m’a également remis en mémoire les traces discrètes laissées par les Amérindiens qui ont habité ces forêts durant des millénaires.
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Située à une centaine de kilomètres de Cayenne à vol d’oiseau, la réserve naturelle nationale des Nouragues a été créée en 1995, et est gérée par l’Office National des Forêts. Elle fait suite à une première implantation scientifique temporaire réalisée par le Muséum national d’Histoire naturelle au bord de la rivière Arataye. Avec plus de 1000 km2 d’espaces protégés, ce site est longtemps resté la plus grande réserve naturelle de France.
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Au sein de cette réserve, un camp est réservé aux scientifiques du monde entier désireux de développer une recherche sur le fonctionnement des forêts guyanaises. La réserve inclut en effet divers habitats forestiers intéressants, de la forêt tropicale humide aux marécages. Les inselbergs qui surmontent à 400 mètres d’altitude les forêts humides sont typiques de la réserve : constitués de rochers granitiques à forme arrondie, et quasi dépourvus de végétation sauf dans les creux, et sur les pentes, ils recèlent des espèces rescapées des zones de savane qui s’étendaient dans le bassin amazonien au cours des périodes plus sèches du Pléistocène supérieur.
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La réserve des Nouragues n’est guère éloignée de zones très marquées par l’homme. Ainsi, à proximité toutefois des fleuves voisins, situés à 3 heures de marche, et par où les chercheurs arrivent en général, ont eu lieu entre la fin du XIXe siècle et les années 1930-40, l’exploitation intensive pour le bois de rose (Aniba rosaeodora, Lauraceae), et du balata (Manilkara bidentata, Sapotaceae). A proximité des Nouragues, au Camp Saut-Pararé, l’or a été exploité vers les années 1930.
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Plus récemment enfin, les nouvelles techniques ont permis d’exploiter l’or au fond des rivières et dans des zones auparavant difficiles d’accès. Ce fait, combiné à l’augmentation du prix de l’or, a motivé une nouvelle ruée vers l’or en Guyane depuis 1999. La zone a été exploitée intensivement et illégalement au cours des années 2000, et on en voit encore distinctement les traces lorsqu’on parcourt la forêt en hélicoptère, ce que j’ai eu la chance de faire à l’aller et au retour.
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En contraste, le site des Nouragues est bien préservé pour ses habitats et sa faune. Les reconstructions paléoécologiques suggèrent que le couvert forestier est resté intact depuis trois mille ans ! Le long du fleuve tout proche, l’homme était pourtant présent depuis des millénaires. Les Amérindiens Nolaques semblent avoir été parmi les derniers descendants de ces populations indigènes. La carte de Pierre Du Val D’Abbeville (1677) cite ces populations près du fleuve ; les Pères Jean Grillet et François Béchamel ont retranscrit leur voyage de 1674 en Guyane, relatant qu’ils ont rencontré ce peuple amérindien « courtois et affable » en février 1674. Les fouilles archéologiques faites dans cette région ont révélé une présence assez importante de vestiges (poteries, outils) datées d’ environ 1000 ans. Mais depuis le XVIIIe siècle toutefois, la région des Nouragues est inhabitée.
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Mes plus beaux moments durant ce séjour ont été mes rencontres avec quelques oiseaux rares de Guyane comme un coq de roche (Rupicola rupicola) sur son lieu de parade. Le coq de roche est l’un des oiseaux les plus spectaculaires de Guyane par sa couleur orange vif, qui lui permet d’être remarqué lors de ses parades nuptiales dans des sous-bois sombres. Tout aussi spectaculaire, le hocco (Crax alector), qui parcourt ici le campement et la forêt avoisinante en famille. Tué pour sa viande, et fortement dépendant de milieux forestiers non perturbés, le hocco est l’une des espèces les plus menacées de l’avifaune locale, qui a disparu près du littoral, des fleuves et des villages.
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Mais bien d’autres oiseaux peuvent se rencontrer aux abords du campement, ou au-dessus de la canopée : le toucan, le caracara à tête rouge très bruyant, le grand tinamou (Tinamus major). Quant aux amphibiens, ils sont aussi beaux que toxiques, comme les dendrobates aux couleurs spectaculaires, ou le crapaud buffle (Rhinela marina) de taille gigantesque (20 cm). En Australie ,où il a été introduit il y a 75 ans, il est devenu un véritable fléau.
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La rencontre avec des primates est exceptionnelle sur la côte guyanaise, d’où la plupart d’entre eux ont été éradiqués. Mais aux Nouragues, on peut les voir facilement, même les plus rares comme le singe araignée (noir avec tête rouge) Ateles paniscus que j’ai rencontré en forêt : très en fureur, il cassait et lançait des branches dans ma direction. J’ai pu voir aussi plusieurs fois, de jour les groupes de singes hurleurs (Alouatta seniculus), ou entendre de nuit leurs chants bruyants. Le sapajou capucin (Cebus capucinus) a aussi été aperçu durant ce séjour (4 ou 5 passant dans la canopée en se poursuivant). Dans le campement, on voit passer papillons morphos aux ailes bleues, geckos, agouti (Dasyprocta agouti) passant doucement sur la piste, et même un boa, qui s’est logé sur l’escalier du carbet réservé aux recherches. Des grenouilles se perchent au-dessus des douches, des chauves-souris chassent les termites dans le carbet cuisine.
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Autre beau moment : le survol de la forêt par ballon, lequel est rattaché par des cordes à la cime des arbres. Un peu casse-cou car très peu stable. Parvenue au sommet du plus grand des arbres pour y observer les lianes, j’ai été prise de vertiges et suis redescendue rapidement.
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Les souvenirs les plus merveilleux ont été assurément les nuits passées dans mon carbet situé au bout du camp. La forêt s’entoure progressivement de nuages en fin d’après-midi, dans une ambiance à la fois douce et humide. Après avoir arrosé les pointes du hamac avec de l’insecticide pour éviter la visite des fourmis, renversé et suspendu mes chaussures pour éviter la visite de millepattes venimeux (ils adorent les fonds de chaussures), je me glissais dans mon sac de couchage (il fait frais la nuit surtout quand il pleut). La soirée démarre par des chants de la grenouille métronome et du grand tinamou vers 18 h 45, les premiers singes hurleurs se font entendre vers 19 h. Les lucioles remplissent peu à peu les lieux, les chauves-souris commencent à chasser les termites autour des carbets, puis la forêt se remplit de cris de coassements d’amphibiens et de cris d’insectes. La grenouille métronome rythme la nuit, suivi au petit matin, à 6 h 45 précises, par le cri répétitif du piauhau hurleur (Lipaugus vociferans). Mais bien d’autres cris se font entendre la nuit, tout aussi beaux. Sous les Tropiques en forêt, l’ambiance nocturne est extraordinaire.
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L’étude des lianes du Petit Plateau a été toutefois difficile pour moi. Car j’ai été bien malade, attaquée par les acariens (dont je ne me suis débarrassée que deux mois après mon retour !), soumises à des ennuis digestifs épuisants, j’ai bien eu du mal à assumer la collecte de données. L’ambiance des sous-bois forestiers est pesante dans ce cas, et je montais alors de temps en temps sur les rochers de l’inselberg pour voir le ciel, et vivre au-dessus de cette forêt immense et dégoulinante de pluie.
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Fort heureusement, les multiples observations botaniques m’ont consolée de mes problèmes de santé. Il faut dire que les stratégies des lianes en forêt sombre et dense sont ingénieuses. Avides de lumière, elles s’élancent vers la canopée à la faveur d’une trouée de lumière en s’enroulant sur les troncs et les branches. Elles s’agglutinent souvent l’une sur l’autre, parfois à plusieurs espèces sur le même individu. Rien d’étonnant à ce que les arbres ainsi exploités aient développé des stratégies pour s’en débarrasser, en les faisant par exemple éclater ou en se parsemant de piquants. La forêt regorge aussi d’épiphytes qui vivent sur les troncs ou les grandes branches, et qui quand elles tombent au sol, « marchent » jusqu’à trouver un autre tronc.
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Les séjours sous la canopée m’ont permis de retrouver quelques traces laissées par les Indiens : des polissoirs (marques dans la pierre, destinées à affûter les outils) dans les fonds de vallon, des places de « cambrouze » qui sont des formations végétales composées de bambous plantées à l’époque pour l’utilisation des tiges comme têtes de flèches. Etonnant que ces prairies artificielles aient pu se maintenir intactes durant si longtemps sans être englouties par la forêt primaire !
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Un mois après mon retour, j’ai appris l’assassinat de deux agents de la réserve naturelle des Nouragues, Capi et Domingo, sur un campement proche, par des chercheurs d’or. L’insécurité de ces lieux était déjà prégnante en 2006. Le guide qui m’accompagnait parfois en forêt m’a raconté des histoires terribles qui se passaient sur les côtes atlantiques, entre Cayenne et pays voisins. Apparemment, la situation n’a guère changé en 10 ans, au vu des récentes manifestations en Guyane. Il est à souhaiter que la France s’engage fermement dans un avenir meilleur pour les hommes vivant en Guyane. Car seules des sociétés en paix peuvent réellement assumer l’avenir de la nature qu’ils côtoient.
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