Pendant deux jours à La Haye, des victimes du monde entier sont venues accuser le géant américain de l’agrochimie et faire progresser la justice environnementale.
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par Olivier Nouaillas
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Habitant à plus de 5 000 kilomètres de distance, elles ne s’étaient jamais rencontrées. Mais c’est le même malheur qui les a réunies. À La Haye, devant le tribunal Monsanto, Sabine Grataloup, 45 ans, habitante de l’Isère, et Maria Liz Robledo, 40 ans, venue d’Argentine sont tombées dans les bras l’une de l’autre. Ces deux mamans vivent en effet les mêmes souffrances. « Mon fils, Théo, est né il y a neuf ans avec une grave malformation de l’œsophage. Il a fallu séparer les systèmes respiratoires et digestifs. Son larynx étant atteint, il a fallu faire en plus une trachéotomie. Au total, 50 opérations. Et la 51e est prévue cette semaine », informe Sabine, la voix empreinte d’émotion. Même douleur chez Maria, l’Argentine, qui raconte que sa petite fille Marina, bientôt 3 ans, a dû, elle aussi être opérée « d’une atrésie de l’œsophage. Elle est trop faible et ne peut pas aller à l’école maternelle ».
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La cause de ces souffrances communes ? « Les chirurgiens nous ont dit que le seul lien possible pointait vers les pesticides », poursuit Sabine. Elle s’est alors souvenue qu’au tout début de sa grossesse elle avait traité le manège de son ranch d’équitation « avec du désherbant contenant du glyphosate », le fameux Roundup, « vendu comme biodégradable et non nocif par Monsanto », a-t-elle insisté. En Argentine, la maison de Maria est juste à côté d’un entrepôt de glyphosate. Et sa petite ville de 1 900 habitants « est cernée par des cultures de soja OGM de Monsanto, qui oblige les agriculteurs à traiter leurs champs avec du glyphosate, y compris par épandage aérien ».
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Des témoignages qui dépassent l’imagination
Pendant deux jours, le tribunal Monsanto de La Haye a reçu des plaintes venues des cinq continents sur les pratiques de la firme américaine. Paysans africains du Burkina Faso ruinés par l’introduction du coton transgénique BT, cultivateurs du Sri Lanka souffrant de maladies rénales dues à un traitement au glyphosate, apiculteurs mexicains qui ne peuvent plus vendre leur miel suite à la présence de pesticides dans le pollen du soja transgénique, mainmise sur les semences d’aubergine au Bangladesh… la liste est longue des dommages dont ont témoigné paysans, médecins, experts agronomiques et scientifiques tout au long de ces deux jours d’audition. Et certains témoignages dépassent l’imagination, comme cette vaste étude épidémiologique menée en Argentine et présentée par le docteur Damian Verzenassi. Depuis l’introduction en 1996 du soja transgénique dans son pays (les OGM y occupent aujourd’hui 95 % des cultures agricoles), ce dernier a constaté une augmentation spectaculaire des fausses couches et malformations congénitales : de 8,8 naissances pour 1 000 dans les années 2000 à 17,9 en 2014 ! Ou encore celui de ce syndicaliste sri lankais qui a témoigné qu’il a fallu 30 000 morts dans son pays entre 1984 et 2000 pour y interdire l’usage du glyphosate, classé depuis en « cancérogène probable pour l’homme » en 2015 par l’Organisation mondiale de la santé.
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Rendre un avis consultatif
Certes, ces témoignages à charge n’ont pas pu être contrebalancés par les arguments de Monsanto, la firme américaine ayant refusé de venir à La Haye devant ce tribunal citoyen sans statut officiel. Et le géant de l’agrochimie, en cours de rachat par l’allemand Bayer, de dénoncer dans une lettre ouverte « cette parodie de procès ». « Nous ne sommes pas là pour prononcer un verdict ou condamner qui que ce soit, lui a répondu calmement Françoise Tulkens, la juge belge, présidente de ce tribunal pas comme les autres. Notre but, ici, est de rendre d’ici à quelques mois ce qu’on appelle un avis consultatif, dont pourront s’emparer les tribunaux internationaux. Pour aller plus loin et faire progresser le droit en matière d’environnement et de santé publique. Notamment sur la définition juridique de l’écocide » (lire encadré ci-dessous). Car si le public de ce tribunal citoyen, réuni à l’Institut des sciences sociales de La Haye, était pour la majorité constitué de militants (faucheurs volontaires d’OGM, paysans de Via Campesina, écologistes, agriculteurs bio), les cinq juges étaient, eux, de grands professionnels. Comme Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, nommée en 2012 au panel consultatif de l’ONU sur les droits de l’homme au Kosovo et présidente de ce tribunal Monsanto. Qui n’a pas hésité à rappeler à l’ordre – gentiment et avec pédagogie – le public afin qu’il n’applaudisse pas les interventions.
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Une brèche dans le mur de l’impunité
« Nous devons faire notre travail avec sérieux, confie Françoise Tulkens à La Vie. Même si notre légitimité vient d’avoir été saisie par la société civile. Comme dans les années 1960-1970 avec le Vietnam, où c’est le tribunal Russell qui avait fait progresser la notion de crimes de guerre. » Au soir de ces jours d’auditions si riches et denses, Marie-Monique Robin, la réalisatrice du film-documentaire le Monde selon Monsanto (2008) et marraine du comité d’organisation de La Haye, ne cachait pas sa fierté : « Nous venons à notre tour d’ouvrir une brèche dans le mur de l’impunité. »
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Le droit de protéger la nature
Son livre fera certainement date dans l’histoire de l’environnement. Valérie Cabanes, juriste en droit international, est l’auteure d’Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide. Présente dans les coulisses du tribunal Monsanto à La Haye, elle explique à La Vie ce que pourrait être la reconnaissance du crime d’écocide : « Ce terme a été lancé dans les années 1960 par le biologiste américain Arthur Galston à propos de l’usage de l’Agent orange, un désherbant fabriqué déjà par Monsanto et utilisé par l’armée américaine comme défoliant au Vietnam. C’est justement cela un écocide : porter atteinte durablement à des éléments vitaux sur Terre : l’eau, les forêts, les océans, le climat… tous les écosystèmes. La voie pour progresser passe, à mon avis, par l’amélioration du Statut de Rome, qui, signé en 1998 par 124 pays, a permis la création de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye pour juger les crimes de guerre et les génocides. D’ailleurs, récemment, sa procureure générale, la Gambienne Fatou Bensouda, a envisagé son extension, notamment aux ravages écologiques et à l’exploitation illicite des ressources naturelles. Le principe de base étant, pour moi, que la nature ne doit plus être considérée comme une simple ressource. Cela doit nous amener, nous, Occidentaux, à une sorte de révolution intérieure afin de détrôner l’homme de sa suprématie sur la nature. ».
Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, de Valérie Cabanes, Seuil, 20 €.
Cet article a été publié dans l’hebdomadaire La Vie du 20 octobre 2016.
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