Un mode de vie simple adapté à la modernité d’aujourd’hui est à réinventer. Ni rétrograde ni limitatif, il implique de nouveaux comportements et un retournement radical de la pensée.
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par Marie-Joséphine Grojean
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Porteur d’éthique, il contribuera à une distribution plus équitable des biens matériels dans la communauté humaine et à l’avènement de sociétés plus conviviales.
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Nos sociétés de consommation, et donc de déchets, sont toxiques. Elles épuisent les ressources naturelles, bouleversent les équilibres écologiques et géopolitiques, accroissent les inégalités sociales…
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Pour la première fois dans l’histoire, l’intensité et la multiplicité des activités et productions humaines sont telles qu’on parle d’une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène.
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Dérèglement climatique, réduction de la biodiversité, pollution des eaux, des sols, de l’air, montée du niveau des mers, la planète serait-elle en danger ? Non. Mais nous, habitants de cette planète, sommes en danger. Vivre autrement est urgent et nécessaire. Nous devons réapprendre à vivre simple.
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La vie aujourd’hui : complexité, vitesse, accumulation, obsolescence
Imaginez le contenu d’une boîte de couture, ses écheveaux, ses fusettes, ses bobines, les fils emmêlés qui partent dans toutes les directions, les aiguilles, les épingles, ciseaux, etc., tout cela en vrac, prêt à l’emploi… Ou imaginez un tableau électrique avec ses fusibles, dérivations, câbles de toutes couleurs, disjoncteurs, boutons, etc. Imaginez encore les voies entrecroisées d’un échangeur d’autoroute aux abords d’une mégapole. Allez jusqu’à visualiser les réseaux informatiques qui transmettent les informations sur toute la planète en direction de chaque ordinateur…
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Transposez ces images en mode de vie ; voilà ce que nous vivons au quotidien dans la modernité d’aujourd’hui : un enchevêtrement complexe de données, d’obligations, de besoins, de désirs, de contacts, de normes, d’activités, d’horaires, tout cela au milieu d’un arsenal d’objets et d’appareils électriques, électroniques, médiatiques qui ne demandent qu’une chose, qu’on les jette et les remplace au plus vite…
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Mener une vie plus simple ? Comment faire dans ce fouillis accablant ? Et pourquoi ? Et, au fait, cela veut dire quoi, une vie simple ?
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Disons-le carrément : vivre simple aujourd’hui est difficile
Au niveau du temps d’abord : jusqu’alors, les humains étaient plutôt en phase avec les rythmes naturels, ce qui donnait un tempo biocompatible. Aujourd’hui, dans le rythme ambiant, mécanique, informatique, robotique, nous vivons haletant, courant après le temps : nous n’avons plus le temps !
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L’espace aussi a changé de dimension. Jusqu’alors on vivait sur un territoire, aujourd’hui on vit sur une planète. Dans cet espace élargi – mondialisation oblige – on est sans cesse incité à penser global, et cela fait énormément d’informations à intégrer. La pensée globale se soucie des grands problèmes du monde, du climat, des conflits, des ressources naturelles, des flux migratoires… Mais, avec ses données statistiques et ses propositions générales, elle reste souvent abstraite. Et surtout, elle nous détourne du local, et en premier lieu de nous-même et donc du seul champ d’action sur lequel nous ayons concrètement prise. C’est toujours au niveau local que l’on agit et c’est dans ce qu’il y a de plus local qu’on ressent, c’est-à-dire en soi-même : là où justement peut naître une démarche de simplification à exercer dans les actes ordinaires de la vie de tous les jours.
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Penser global, oui, mais agir local dans une dynamique interactive qui est celle de ce nouveau paradigme à mettre en œuvre pour une nouvelle forme de société dont nos comportements sont le terreau.
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Vivre simple est difficile parce que cela implique de quitter les habitudes et les conditionnements liés à l’énorme pression économique, financière, administrative qui enferme dans le toujours plus et veut faire de chaque individu, d’abord et avant tout, un consommateur.
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Cette vision matérialiste où règnent les notions de pouvoir d’achat, de croissance infinie, de bonheur généralisé, d’emploi garanti relève d’une utopie mensongère : comment croire en une croissance infinie sur une planète finie avec des ressources naturelles finies, déjà surexploitées, et une population en expansion aux demandes croissantes ? Mener une vie simple, c’est donc d’abord développer une pensée qui interroge les faits et participe à l’avènement d’une autre économie, respectueuse des humains et de la planète : l’économie circulaire et solidaire.
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Cette frénésie d’accumulation d’objets dans les maisons, de nourriture dans les frigos, d’occupations multiples, de conversations téléphoniques interminables, de déplacements incessants, de désirs sans fondement relève de l’ordre du quantitatif et des valeurs de l’avoir. Ces valeurs mettent chacun en compétition, créant une mentalité individualiste du chacun pour soi. Elles gomment des valeurs essentielles : partage, solidarité, fraternité. Les valeurs de l’avoir comblent rarement les véritables aspirations humaines qui sont de l’ordre de l’être : être bien (bien-être), être en relation (partager), être joyeux (danser, rire, vivre ensemble)…
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Vivre simple : une démarche d’autonomie et de responsabilité
Si vivre simple est d’abord une réaction contre nos sociétés de consommation et de déchets, c’est aussi une démarche d’hygiène mentale pour contrer les trop nombreuses stimulations qui nous assaillent et nous déstabilisent. C’est surtout une démarche d’autonomie et de responsabilité qui requiert discernement, détermination et qui s’exerce au plus modeste du quotidien. Consommer autrement, raisonnablement, en conscience, de façon sélective. S’informer par soi-même de l’origine des produits, de leur mode de production ou de fabrication, de l’impact des déchets sur l’environnement, de leur toxicité, de leur destination. Eliminer l’inutile. Rechercher des informations vraies et en tirer des conséquences. Agir non à partir de consignes dictées mais de décisions prises en conscience ; le contraire de la facilité, surtout avec des enfants, si perméables à la conformité.
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Cette démarche autant intellectuelle que concrète, qui se soucie des causes et des effets de ses actes, relève d’une éthique associant autonomie et responsabilité : ce que je fais en tant qu’individu résonne avec l’ensemble, tout comme l’ensemble résonne en moi, mais j’ai le pouvoir d’agir sur cette résonance par l’effet de mon jugement souverain.
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Ce processus de simplification donne naissance à une autre écologie : l’écologie profonde. On passe d’une écologie exclusivement focalisée sur l’environnement extérieur à une écologie intérieure, qui prend soin de soi- même, des autres et de l’ensemble du vivant comme faisant partie de soi.
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En finir avec des idées reçues
Vivre simplement n’est pas, comme on pourrait le croire de prime abord, un renoncement, c’est un choix qui, paradoxalement en réduisant, remplit. Il y a du contentement à vivre plus simplement, voire parfois un sentiment de plénitude, celui de participer, chacun à son niveau, à une évolution collective de conscience et au nécessaire changement de société.
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Vivre plus simplement n’est pas un retour en arrière ; la démarche ne renie ni les avancées scientifiques ni les apports de la technologie, mais vise à leur maîtrise. Les écrans sont dévoreurs de temps ? Poser des limites. User avec discernement des outils informatiques. Tenir à distance les gadgets prometteurs d’une vie idyllique. En somme, ne pas se laisser dominer ni par la matière ni par la technique ni par les idéologies consuméristes.
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Aucun misérabilisme dans un mode de vie simple. L’accumulation d’objets dans les maisons, de vêtements dans les placards, d’appareils ménagers n’est pas synonyme de luxe mais d’encombrement et de désordre. Ne pas confondre les besoins réels et les besoins induits : qu’est-ce que je peux éliminer ? Qu’est-ce qui est vraiment utile pour que je me sente bien, que ma famille se sente bien, que les autres, eux aussi, se sentent bien ? Qu’est-ce que je peux supprimer sans pour autant me priver ?
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Vivre simple n’est pas vivre austère et limité, ni vivre dans le manque : c’est s’alléger. Cet allégement, paradoxalement, est un enrichissement : il ouvre l’espace pour les rencontres, les découvertes comme celles d’autres modes de vie, moins prédateurs que les nôtres…
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Cette simplification volontaire est en fait un art de vivre que chacun dessine en fonction de ses données, de ses goûts, de ses aspirations : c’est un art de vivre créatif, évolutif, responsable, éthique.
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Du vivre simple au buen vivir, de l’individu au collectif
Cet art de vivre est en train de s’implanter au collectif dans ce qu’on appelle en Amérique latine, le buen vivir (le « bien vivre »).
La politique du buen vivir (soutenue par le philosophe Edgar Morin dans ses plus récents écrits) a été inscrite dans les constitutions indigénistes des gouvernements de Bolivie et d’Equateur. Elle vise la construction d’une société conviviale à la mesure de l’humain en favorisant une multitude de petites unités de production qui, constituant un maillage concret du territoire, le revivifie. Cette vision économique et sociale locale, solidaire, concrète, engagée s’appuie sur un mode de gouvernance participatif qui vise à placer l’humain en première ligne.
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Une nouvelle logique
Le choix du vivre simple, comme celui du buen vivir, dépasse toujours l’individu. C’est un engagement personnel en vue d’un collectif régénéré par l’action de chacun : ce que je ne gaspille pas peut servir à d’autres ; la sobriété que je choisis résonne dans l’univers… Par la convergence de multiples actions individuelles, une autre dynamique sociale s’enclenche. C’est ainsi qu’une nouvelle logique peut s’implanter, une logique où les contraires ne s’opposent plus mais se complètent, où des liens se tissent entre l’un et le multiple, la diversité et l’unité, la personne et la planète, l’individu et le collectif… De ce retournement de la pensée surgit alors, en dehors de toute morale normative ou prescriptive, une éthique où les valeurs de solidarité, de partage, de fraternité trouvent place, en toute logique. Ce chemin d’éveil rend possible une nouvelle vision du vivant et de l’humain.
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Vivre simple devrait donc s’imposer comme une renaissance, un nouveau classicisme qui, s’appuyant sur la tradition, s’invente au présent, en fonction des données de la modernité, et ouvrant des pistes aux générations futures. Une renaissance au service de la vie, elle-même au service de l’humain dans une vision cyclique et solidaire, qui est le fondement du fonctionnement de la nature.
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Cet article a été publié dans Biocontact n° 272, octobre 2016.
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Marie-Joséphine Grojean. Conférencière, auteur, membre de l’académie de l’Eau et de l’Association des journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie (JNE). Ses travaux portent principalement sur la rencontre entre les cultures, les liens entre les humains et la nature, l’éducation interculturelle, le chamanisme, l’eau. Sur le thème de l’eau, elle a élaboré et mis en place entre Marseille et Carthage le programme éducatif expérimental interculturel « L’eau et la vie en Méditerranée », qui a réuni plus de 1 500 jeunes pendant cinq ans. Elle a réalisé le film Les gens du fleuve, tourné au Mali et au Sénégal (France 2/Unesco). Elle a suivi les enseignements de chamans de différents continents. Ses livres, ses publications et ses émissions, notamment à France Culture, visent à relier tradition et modernité, à s’ouvrir aux autres cultures, à donner à comprendre un monde en mutation.
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Les livres de l’auteur
• La planète bleue, éd. Albin Michel, 1986.
• Une pédagogie de l’eau, 1997. Disponible en version numérique sur Google Books.
• Une initiation chamanique, éd. Yves Michel, 2010.
• Les Cévennes, rêve planétaire, éd. Albin Michel, 2004.
• La vie simple, éd. de la Fenestrelle, 2016.
Bibliographie
• Toujours plus, François de Closets, éd. Grasset, 1982.
• La convivialité, Ivan Illich, Le Seuil, 1973.
• Introduction à la pensée complexe, Edgar Morin, Points, 1990.
• La puissance des pauvres, Majid Rahnema, Jean Robert, éd. Actes sud, 2008.
• Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi, éd. Actes sud, 2013.
• Equateur : de la république bananière à la non-république, Raphaël Correa, préface d’Edgar Morin, éd. Utopia, 2013.
• Le buen vivir : pour imaginer d’autres mondes, Alberto Acosta, éd. Utopia, 2014.
• Philosophie du vivre, François Jullien, éd. Gallimard, 2015.
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