Malgré un tourisme à l’américaine générateur d’une importante circulation routière, le Parc national de Yellowstone (PNY) reste un écosystème à haut degré de naturalité doublé d’un paysage unique au monde.
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par Jean-Claude Génot
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N’oublions pas que Yellowstone est un parc national dont la devise, inscrite sur l’arche de pierre de l’entrée nord de Gardiner, est « pour le bénéfice et le plaisir de la population ».
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Nous sommes dans un haut lieu de la naturalité, mais pas dans les fameuses aires de wilderness qui dépendent d’une autre législation propre aux Etats-Unis (le Wilderness Act de 1964) et dont l’objet est de permettre aux gens de traverser à pied, à cheval ou en canoë un espace sauvage sans route et sans installation humaine permanente, rappelant l’idéal mythique du pionnier à la découverte de l’ouest américain.
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Ce haut plateau de plus de 2000 m, entouré de montagnes d’environ 3000 m, n’est autre que la caldeira d’un volcan qui sommeille sous ce vaste espace des Montagnes rocheuses, situé entre le Wyoming (la plus grande part du PNY), l’Idaho et le Montana. Cette caldeira de 1600 km2 résulte d’un effondrement du cratère d’un volcan dont le magma (roche en fusion à 500 ° C) est situé entre 3 et 10 km d’épaisseur de la croûte terrestre, alors que normalement il est à 30 km de profondeur.
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La chambre magmatique de ce super volcan est la plus grande au monde, et lors de sa dernière éruption importante il y a 640 000 ans, les cendres ont recouvert une grande partie des Etats-Unis actuels. On voit aujourd’hui les traces de ces éruptions dans les roches volcaniques comme l’obsidienne (omniprésente sur les rives du lac Shoshone), la rhyolite ou l’andésite, sans oublier les orgues basaltiques visibles sur certaines falaises ou encore des arbres pétrifiés comme ce sequoia enterré sous les cendres volcaniques il y a 45 à 50 millions d’années, situé à 2,4 km de Tower Roosevelt.
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Avec un tel volcan, rien d’étonnant à ce que ce Parc rassemble 10 000 phénomènes géothermiques, dont 300 geysers (celui d’Old Faithful peut cracher des jets d’eau de 60 mètres de haut), des fumerolles ou puits de vapeur, des sources chaudes où l’eau n’est pas assez contrainte pour former des geysers et dont les couleurs magnifiques sont dues à la réfraction de la lumière sur les particules minérales en suspension et les microorganismes vivant dans les eaux chaudes (bactéries, algues, champignons, protozoaires.
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Notons qu’une de ces bactéries thermophiles vivant dans les sources chaudes de Yellowstone produit une enzyme thermostable à la base d’une réaction en chaîne de polymérase, méthode employée pour amplifier l’ADN, ce qui a valu à son découvreur un prix Nobel et des millions de dollars, des marmites de boue où l’acide sulfurique dissout la roche en argile qui se mélange avec les eaux souterraines pour former de la boue et des terrasses de travertin (carbonate de calcium) spectaculaires comme à Mammoth Hot Springs.
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C’est encore l’activité géothermique qui explique l’origine du nom du Parc. En effet « la roche jaune » vient de l’altération hydrothermale du fer dans les roches (et pas du soufre comme on pourrait le penser). On peut observer ces roches jaunes dans le magnifique canyon de la rivière Yellowstone. La terre bouge en permanence (1 000 à 3 000 secousses par an), mais avec une faible amplitude. Le dernier gros tremblement de terre date de 1959 et fit 28 victimes.
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Rien n’est permanent dans le relief du PNY : des geysers peuvent apparaître tandis que d’autres disparaissent, des pans de montagne dégagent de l’anhydride sulfureux et des dépôts siliceux ou carbonatés qui modifient la topographie des lieux, les acides tuent les arbres. Bref, le super volcan est l’un des grands architectes de ce vaste espace naturel. De plus, ils conditionnent la vie de nombreux animaux, notamment en hiver.
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Les glaciers de près de 500 mètres d’épaisseur ont eux aussi contribué à modeler le relief et permis à de nombreux lacs de se constituer. Dans le nord du Parc, les bras des glaciers ont laissé ça et là des rochers solitaires comme sur le plateau de Blacktail. Ainsi glaciers et volcan nous montrent qu’ici le changement est constant, mais à des échelles spatio-temporelles variables selon les phénomènes.
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Le dernier changement majeur dont on voit partout les traces dans le PNY est l’impact des incendies de 1988. Ce changement se situe à la vaste échelle du paysage puisque 322 000 ha de forêts ont brûlé (36 % du PNY). Les forêts ont accumulé de grosses quantités de bois mort à cause d’importants volumes de bois renversés par une tempête quatre années plus tôt. Les vents sont fréquents et parfois violents sur ce haut plateau. L’été 1988 fut l’un des plus secs jamais enregistrés depuis la création du Parc et la foudre a provoqué le départ des feux. Le vent a fait le reste puisque certains feux ont avancé de 3 km en une heure.
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Malgré les efforts des pompiers, ce grand incendie n’a été véritablement éteint que grâce aux chutes de neige intervenues en septembre de la même année. Où que le regard porte, il y a toujours un pan de montagne envahi par la régénération naturelle des pins tordus (Pinus contorta) surplombés des troncs brûlés, blanchis par les éléments. Quand on parcourt ces zones incendiées, on voit d’importants volumes de bois mort sur pied ou au sol pour le plus grand plaisir des pics (Sphyrapicus thyroides, Picoides tridactylus), mais aussi pour le très joli oiseau bleu de montagne (Sialia currucoides) qui niche dans les trous creusés par les pics.
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La forêt du PNY est une forêt boréale pour laquelle le feu est un moteur de la sylvigenèse. Le feu permet de contrôler certaines maladies et insectes phytophages. Il fertilise le sol avec ses cendres, crée des ouvertures dans l’épais manteau forestier et surtout permet de libérer les graines contenues dans les cônes de pin recouverts d’une résine que le feu fait fondre.
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Si les feux ne sont pas trop violents, la forêt repousse à peu près partout, notamment grâce à la banque de graines contenue dans le sol. Mais dans le cas de cet énorme incendie de 1988, le « combustible » au sol était si important et le feu si intense que de nombreuses graines et racines situées sous terre ont été détruites alors qu’elles sont normalement protégées. C’est pourquoi plus de 25 ans après l’incendie, certains versants ne sont toujours pas colonisés par les jeunes pins, mais par des graminées,. En forte pente, la roche est parfois mise à nue. Evidemment, les ongulés sauvages mettent à profit ces nouveaux pâturages, ainsi que les ours noirs en quête de bulbes, de plantes herbacées et de racines au printemps. Le tétras obscur (Dendragapus obscurus) fréquente également ces zones dégagées par les feux à la recherche d’insectes, mais à condition de ne jamais trop s’éloigner de la forêt pour s’y réfugier.
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Le PNY a été modelé par les glaciers, il l’est toujours par le volcanisme et il peut être encore façonné par le feu. Mais qu’en est-il du climat considéré comme très rude ? La pluviométrie annuelle varie entre des extrêmes, de 300 mm dans le nord du Parc à 2 000 mm à l’extrémité sud-ouest. Il règne donc un climat aride dans la partie septentrionale du PNY, avec un paysage ouvert dominé par des prairies à armoise (Artemisia tridentata). Mais il suffit de parcourir ce secteur du Parc pour se rendre compte que l’absence d’arbres ne doit rien au climat plus aride comme en témoignent certains enclos où poussent de nombreux trembles, mais bien plutôt aux populations d’herbivores, à savoir cerfs et bisons (les bisons qui avaient presque disparu à la fin du XIXe siècle ont vu leurs population se reconstituer grâce à un élevage en captivité effectué dans le PNY de 1907 à 1952), qui comptent à Yellowstone leurs plus gros effectifs des Etats-Unis.
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Dans la partie nord du PNY, le tremble a fortement régressé par l’abroutissement des cerfs et l’écorçage des bisons. Dans les vallées, les rivières comme la Lamar sont dénuées de saules et de trembles, ce qui a entraîné des effets en cascade, à savoir un recul du castor, une déstabilisation des berges et la disparition de frayères pour certains poissons. C’est cette situation qui a conduit les biologistes du Parc à proposer le retour du loup en 1995 et 1996. Mais bien avant que cette densité d’herbivores n’augmente grâce à la protection du Parc au point de limiter le développement des arbres, les prairies à armoise ont pu avoir pour origine lointaine les feux pratiqués par les Amérindiens.
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Un autre exemple d’élément façonnant les écosystèmes est la réintroduction du loup dans le PNY. Ce grand prédateur a entraîné de profonds changements dans tout l’écosystème de Yellowstone. D’abord, il a réduit fortement les densités du coyote, un concurrent pour certaines proies. Le loup exerce une régulation de ce méso-prédateur sans consommation, ce qui a permis aux proies du coyote, oiseaux et petits mammifères, de se rétablir, ainsi que les populations de leurs autres prédateurs (rapaces, renard). Mais ce sont surtout leurs proies favorites, cerfs et bisons, que les loups ont le plus influencé. Les loups s’attaquent préférentiellement aux cerfs qui sont plus vulnérables que les bisons. Parmi les cerfs ou wapitis, les loups tuent plus facilement les jeunes et les individus âgés car les adultes peuvent leur infliger des blessures en se défendant.
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Mais les loups peuvent aussi tuer des bisons, de préférence des jeunes, notamment en fin d’hiver quand les cervidés sont en meilleur état physiologique. Il s’agit d’animaux affaiblis par le manque de nourriture. Si le cerf peut se défendre individuellement, les bisons peuvent venir en aide à un des leurs attaqué par les loups. Pour les cerfs comme pour les bisons, la fuite est un moyen de se défendre. C’est là que les conditions hivernales sont capitales dans la relation entre le prédateur et ses proies. En effet, quand la neige est profonde et qu’elle dure longtemps, cerfs et bisons sont beaucoup plus vulnérables aux attaques des loups. Avant le retour des loups, la mortalité hivernale des cerfs et des bisons était uniquement liée au manque de nourriture.
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Depuis leur retour, les loups tuent des animaux affaiblis, mais aussi des individus en pleine forme qui sont piégés dans la neige profonde ou dans des rivières trop profondes lors de leur fuite. Pour faire face à cette nouvelle menace, les cerfs se regroupent et se déplacent sur de plus grandes zones. Mais la taille de leurs groupes dépend également de l’enneigement. Pour les cerfs, la vie tranquille est terminée. Il faut veiller, bouger, fuir et se défendre. Il leur faut minimiser le risque de prédation et maximiser l’apport de nourriture. Mais finalement les cerfs n’ont pas changé le type d’habitat qu’ils aiment fréquenter, à savoir les zones géothermales avec une nourriture plus abondante et de meilleure qualité.
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Pour le loup lui-même, la vie à Yellowstone n’est pas un long fleuve tranquille et ses populations sont soumises à des fluctuations depuis son retour. Ainsi l’effectif d’origine est de 31 loups relâchés entre 1995 et 1996. La population est montée à 174 individus en 2003, puis elle est redescendue à moins de 100 aujourd’hui. Ce changement est rapide comme le montre la situation dans la zone de la tête de bassin de Madison bien étudiée par les biologistes : 5 loups en 1 meute en 1997, 45 loups en 4 meutes en 2004 et 16 loups en 2 meutes en 2006. Aucune meute ne reste stable bien longtemps. Ainsi la meute de la Lamar, vallée qui fut la première installée après la réintroduction et a compté plus d’une dizaine d’individus, n’en compte plus que 3 en 2016 (communication orale de Doug MacLaughlin).
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Parmi les causes de régression des loups dans le PNY : la diminution des cerfs due à la prédation, mais aussi leur déplacement hors du Parc, l’émigration des loups vers d’autres territoires et la concurrence intra-spécifique très forte entre les meutes qui conduit à des combats mortels entre adultes, voire à l’élimination des jeunes par des adultes d’une meute adverse. Cette concurrence est d’autant plus forte que le nombre de proies diminue. Parmi les autres causes de mortalité : les blessures mortelles infligées par les cerfs (il n’est pas rare de retrouver des loups noyés pour avoir tenté d’attaquer un cerf dans une rivière), le braconnage en dehors du Parc et certaines maladies comme la gale, la maladie de Carré et le parvovirus canin.
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Le changement est constant et même certaines lois écologiques sont remises en cause à Yellowstone. Ainsi dans la zone de la tête de bassin de Madison, les loups ont provoqué une baisse de l’abondance des cerfs de 60 à 70 %. Alors que le déclin des cerfs était significatif, les loups ont continué à tuer une proportion plus grande de cerfs. Or la relation prédateur-proie, dépendante de la densité, aurait dû conduire les loups à un phénomène de régulation ou à un report sur une autre proie comme le bison, mais ce dernier est bien moins vulnérable que le cerf. Ce qui s’est passé à Madison laisse penser aux biologistes que le cerf pourrait être entièrement éliminé de cette zone par les loups.
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L’absence de migration des cerfs dans cette zone pourrait être liée à des causes anthropiques à l’extérieur du Parc. Autre effet en cascade provoqué par les loups, les carcasses qu’ils laissent nourrissent des rapaces, des corvidés, des renards et des grizzlys. Ces derniers ont vu des sources de nourriture se tarir comme les cônes du pin à écorce blanche (Pinus albicaulis), victime d’insectes, ou encore les truites indigènes du lac Yellowstone éliminées par une truite exotique introduite en 1994 et qui se reproduit dans les eaux profondes du lac et non pas dans les rivières comme la truite locale, plus facile alors à être capturée par ses prédateurs. Les grizzlys ont également reporté leur prédation sur les faons de cerfs au printemps au lieu des truites en fort déclin. Cela renforce la réduction des populations de wapitis, déjà victimes des loups, par la mortalité de leurs faons. Yellowstone recèle encore de nombreux secrets sur la biologie de ses habitants. On ne redira jamais assez à quel point les vastes zones en libre évolution (9000 km2), riches de leur nature sauvage, sont également précieuses pour comprendre l’écologie.
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L’auteur de ce texte a séjourné dans le PNY 12 jours en fin d’été 2014 et 10 jours début mai 2016.
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Bibliographie
Garrott Robert A., White P.J. & Watson Fred G.R. 2012. The Ecology of Large Mammals in Central Yellowstone. Sixteen Years of Integrated Field Studies. Volume 3 in the Academic Series. 693 p.
Wallace David Rains. 2008. Yellowstone. Official National Park Handbook. 127 p.
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