Dans les débats « écolo » et naturalistes, parisiens ou ruraux, François Terrasson, dont un colloque vient de célébrer le 10e anniversaire du décès, se présentait hors des optimismes de bon aloi et du pessimisme d’alarme.
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par Bernard Boisson
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François Terrasson (NDLR : qui était membre des JNE et fut un administrateur avisé de notre association) était avant tout l’homme du contrepied, un empêcheur de s’endormir en rond, le révélateur de la ligne de faille dans la conscience de son interlocuteur nécessitant en lui une maturation. Il pouvait notamment exercer sa verve provocante envers ceux qui recouraient à la pensée positive quand cela se révélait en eux une zone refuge de déni, ou une faiblesse à prendre la mesure réelle d’une réalité.
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Il y a une dimension de solitaire irrémédiable dans un acteur soutenant comme lui cette position dans le débat. Sans doute faut-il être dans une puissance d’intégrité se sentant capable d’être aimé de personne pour tenir une vitalité aussi acerbe et une lucidité décapante dans le jeu. De prime abord, cela pouvait donner un style de trublion « anar », mais pour ma part cette attitude m’est apparue être une forme de résistance adulte qui ne se laisse pas manger dans les ressorts de son intégrité par tous les faux jeux si présents dans les mouvements collectifs de conscience. Dans une pièce de théâtre, son style aurait pu constituer un personnage formidable pour mettre en relief une tragédie collective. Il y avait quelque chose du déprogrammeur technocratique en lui.
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En évoquant François Terrasson, bien sûr que l’on pouvait s’attendre à ce qu’il dérange un establishment formidablement coupé de la nature. Ainsi, certains hauts technocrates pouvaient préférer éviter le dialogue avec lui par peur d’être démontés sur le plan psychologique. Il n’en pouvait cependant pas moins défaire certaines attitudes militantes de l’écologie dans les lignes de failles qu’il pouvait y déceler. Il pouvait échanger avec les ruraux dans une attitude démarquée de l’environnementalisme parisien. Il pouvait encore déstabiliser les poncifs scientifiques dans les conditionnements de la pensée en contrevenant par des questionnements psychologiques et épistémologiques, ce qui eut souvent pour effet de frapper le point faible de conscience chez les intello-naturalistes. En général, cela attirait les esprits joueurs en distance de leur propre égos, mais pouvait irriter les psychorigides de l’ordre convenu. Mais par-delà ces turpitudes, François Terrasson me semble avoir été au final perçu dans les rangs de l’écologie comme un catalyseur de maturation collective. Il aura même laissé dans les mémoires des traces de sympathies profondes de par son indépendance de tout et par son étrave d’intégrité.
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Son attitude solitaire à polariser le débat m’apparaît émouvante avec le recul quand parfois, je me dis qu’il aurait fallu à la même époque dix ou vingt » Terrasson » au demeurant bien démarqués dans les complémentarités d’approches, et dans les couleurs de personnages, au risque même qu’ils ne s’entendent pas toujours entre eux. Tout comme nous avons des coalitions convergentes de personnalités qui ont permis l’émergence de mouvements dans l’art avec les impressionnistes, les cubistes, les surréalistes, il aurait fallu une émergence équivalente dans la refonte du rapport humain/nature avec un Terrasson dedans…
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Il est encore temps d’autant que la pertinence des idées, la profondeur des consciences, ne suffisent pas. Mais les pépinières de penseurs ne risquent-elles pas aujourd’hui d’être éludées par une starisation d’un nombre autrement plus réduit de porte-parole patentés ? Une masse critique est nécessaire dans les voix de la mutation pour que s’opèrent des changements de conscience dans la société. C’est sur le ressort de ce besoin que la tentation s’est manifestée en certains comme en moi-même de regarder outre-Atlantique, outre-Manche, tout un ensemble d’auteurs se fédérer sous la bannière de l’écopsychologie, avec en 1995, un livre américain annonçant ce champ interdisciplinaire de consciences sous la coordination de Theodore Roszak, Mary E. Gomes, Allen D. Kanner (voir la bibliographie en bas de cet article).
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Il y a chez François Terrasson une gouaille subtile et un tempérament de sanglier gaulois qui n’apparaissent pas se retrouver dans la psychologie plus policée et alambiquée de l’Anglais dans son rapport à l’émotion quoiqu’il puisse surclasser le Français par une compensation dans l’excentricité. Les Américains pourraient faire davantage écho à FT par le côté plus rentre-dedans, mais le style plus activiste et les racines terriennes ne sont pas les mêmes. Au-delà des singularités rares de François Terrasson, restent des différences récurrentes et bien identifiées du tempérament français par rapport à celui d’autres peuples que FT aura eu à affronter comme bien d’autres : une tendance à théoriser, intellectualiser, analyser, voire « opinioner » avant de vivre. Les Américains et les Anglais paraissent plus souples à rentrer dans l’expérientiel avant de formuler une pensée. Cet écart de disposition ne manque pas de s’annoncer dans des stages d’écopsychologie, quoique certain(e)s Français(es) ayant des inclinations spirituelles ou sensitives plus prononcées, sans projections ou attentes formalistes, sans excès machistes, semblent avoir une humilité et une plasticité de l’intelligence plus fluide en regard des retours sensibles d’expérience.
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Rappelons déjà que l’écopsychologie n’est pas une école de pensée, mais un champ interdisciplinaire de questionnements appréhendant les causes psychologiques de la destruction de la nature, et leurs conditionnements psychologiques induits sur les générations qui suivent. Elle met aussi en exergue tous les dénis, les deuils, les refoulements émotionnels qui nous mutilent quand nous voulons résorber la grande crise du rapport de l’humain avec la terre. Forcément que nous devons les mettre à jour pour libérer toute l’énergie stockée dans les silences de prostration. Cela est nécessaire aux guérisons !
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C’est là d’ailleurs où nous pouvons dire vraiment que l’écopsychologie s’est démarquée des tendances psycho-spirituelles new age. C’est aussi dans ce déverrouillage qu’elle a probablement montré le plus d’efficacité. Ajoutons aussi une autre branche majeure dans la frondaison interdisciplinaire de l’écopsychologie : celle des changements de conscience découlant d’immersions sensible en nature, de préférence dans des espaces de wilderness, dans des solitudes expérientielles, dans des durées permettant de sortir complètement du timing productif contemporain, tels que peuvent nous les relater des personnalités comme David Abram, Robert Greenway, ou encore l’australien John Seed…
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Il y a eu dans l’écopsychologie anglo-saxonne tout un mouvement d’extrapolation méthodologique des études du rapport humain/humain étendues vers les rapports humain/nature. Cela revint notamment à s’inspirer des investigations de Freud puis de celles de la psychiatrie comme le fit Ralph Metzner avec en premier lieu le terme « diagnostic de dissociation », puis les concepts de dépendance, schizophrénie, autisme… pour mettre à jour leurs équivalences pathologiques dans les rapports de nos sociétés avec la nature. En s’inspirant de l’inconscient collectif de Jung, Stephen Aizenstat fit une extrapolation analogue en mentionnant des états de conscience suggérant l’existence d’un inconscient du monde. Mais l’écopsychologie ne s’est pas limitée à cela. Il y a d’autres tenants de l’écopsychologie qui se sont intéressés à certaines thérapies regroupées sous la bannière « psychologie humaniste » pour les extrapoler dans les processus de guérison d’un rapport humain/nature dégradé. C’est le cas notamment en recourant à la gestalt. S’il n’y avait pas eu la cloison linguistique, je me dis que François Terrasson aurait pu être reconnu comme une étoile de plus dans la constellation « écopsy » en s’étant inspiré de son propre chef de l’école de Palo Alto pour mettre au jour nombre de déconvenues dans la relation de notre société avec la nature.
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François Terrasson, principalement remarqué par son livre La peur de la Nature, trouve des concomitances nord-américaines concernant les peurs en entrave du rapport humain/nature ; notamment chez Joanna Macy (la plus relayée en Francophonie). Toutefois, Joanna Macy me semble avoir plutôt souligné les peurs typiques inhibant l’être humain face à ses semblables quand il s’agit de lancer l’alerte face à toute dégradation écologique, alors que François Terrasson me semble avoir plus fouillé en profondeur la puissance de l’inconscient derrière cette fameuse peur de la nature. D’où la saveur caustique de son langage testant facilement son interlocuteur.
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François Terrasson partageait avec l’écopsychologie nord-américaine une estime notoire pour les études sur la systémique développée par Gregory Bateson. Il n’a pas fréquenté à ma connaissance des tenants de cette écopsychologie. Je présume principalement qu’il a eu des retours de cette émergence par la lecture de la revue Environmental Ethics. A noter aussi en convergence avec l’écopsychologie, l’intérêt de François Terrasson pour les sciences cognitives… FT m’est apparu avant tout comme un self-made-man.
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Par ailleurs, nous avons constitué en sa présence et avec Roland de Miller (JNE) un groupe informel de réflexion ayant eu pour point d’orgue un colloque d’écopsychologie à la Tour de Bornes dans le Vercors en octobre 1999. La revue Silence fit écho à cet évènement, et on trouve, outre un acte de colloque rédigé par moi-même, un article de François Terrasson se demandant si cette écopsychologie serait ou pas une nouvelle étoile filante . La question reste judicieuse car si ce néologisme peut faire de l’allumage intuitif dans les médias pour interpeller l’esprit citoyen sur l’absence énorme de ce champ exploratoire ; de même la désillusion sans merci de François Terrasson sur le genre humain l’amenait à prévenir du risque d’un coup médiatique et d’un opportunisme de mode sans autre portée.
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De par ma mémoire du débat, je me souviens d’une question particulièrement débattue donnant à peu près ceci : l’écopsychologie nord-américaine est-elle un corpus de sciences humaines pouvant semblablement s’installer en France dans les milieux universitaires et pouvant faire poids sur les décisions du monde politico-financier, ou est-elle vouée à ne devenir qu’une contre-culture sur les strapontins dévissés du militantisme ?
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Cette question amplifie son actualité sans être suffisante. Reconnaissons que la vitalité d’une contre-culture se révèle d’une nécessité proportionnelle aux urgences quand les transformations institutionnelles sont anémiques et compromises. D’ailleurs cette contre-culture pourrait bien être vue, non pas comme de « l’écopsychologie », mais comme la part jusque-là absente de la conscience sociale se libérant entre autres par l’écopsychologie. Du reste, comme nous avons des écologues et des écologistes, on peut ne pas moins imaginer des « écopsychologues » et des « écopsychologistes », c’est-à-dire une tendance scientifique et une tendance activiste, les deux bords étant nécessaires bien qu’à ne pas confondre.
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Le champ interdisciplinaire de l’écopsychologie a été sujet à maintes mises en garde dès sa naissance de par ses fondateurs américains pour que sa diversité d’investigations ne soit pas déviée ou réduite à une approche unique, comme nous le voyons par exemple dans l’art contemporain avec une tendance conceptuelle ayant notoirement écrasé d’autres développements. Parmi les mises en garde, il fut craint qu’une extrapolation des psychothérapies dérivées de Jung, de Freud ou de la psychologie humaniste, transposées à l’appréhension du rapport humain/nature occultent d’autres approches pas moins essentielles.
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Donc dans le champ de l’écopsychologie, l’étude reste ouverte à l’apport des sagesses traditionnelles, de l’anthropologie, du chamanisme, de l’archéologie linguistique, de la poésie, de la désintoxication addictive du consumérisme, des naturalistes inspirés, des écologues penseurs, des accompagnateurs d’immersion nature, etc. Par ailleurs, nous ne saurions concevoir à terme un territoire de l’écopsychologie uniquement comblé par les extrapolations des disciplines riveraines et manquant d’un pôle en propre. Au fil du temps, l’écopsychologie est vouée à ouvrir une dimension non-anthropocentrique de la psychologie au sein des sciences humaines ne provenant pas de l’extrapolation sur elle des connaissances de disciplines riveraines.
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2006 fut l’année de décès de François Terrasson. J’ai remarqué par un travail audiovisuel que j’ai fait relatant de l’histoire de l’art, qu’il y a souvent coïncidence entre l’année de décès d’une personnalité à forte vocation, et une fin de chapitre dans l’histoire culturelle d’une époque. Si nous nous questionnons de cette manière de la place de François Terrasson dans son temps, que pourrions-nous voir ? A tort ou à raison, en première impression personnelle, j’ai le sentiment que 2006 marque sensiblement une année de non-retour comme si nous avions épuisé la réserve de temps nous permettant d’anticiper une crise planétaire majeure. Maintenant, nous ne pourrons au mieux que l’amortir plus ou moins, mais nous avons largement dépassé le temps qui aurait pu nous faire anticiper un choc de déflagration dont nous endurerons de plus en plus les retours dans les années et décennies qui viennent. J’exprime ce tournant en prenant un certain recul par rapport à la date de 2006 car le grand virage que nous vivons est graduel. De la sorte, énoncer une date précise reste assez arbitraire et symbolique même si la tendance n’en est pas moins réelle. Dans une autre façon de lire la conjoncture, je sens que l’époque de François Terrasson, comme celle de la phase naissante de l’écopsychologie outre-Atlantique, était le temps où l’on étudiait la coupure de l’humain avec la nature, et de l’humain avec la Terre. C’était en quelque sorte l’Acte 1. Après 2006, nous nous engouffrons davantage dans l’Acte 2 : celui où nous sommes tellement coupés de la nature que nous en sommes venus à être coupés de notre propre coupure. A partir du moment, où nous sommes rentrés en profondeur dans cet Acte 2, il va sans dire que les modalités de retours et de guérisons seront d’un tout autre ordre de difficultés, et reposeront sur des issues, pas nécessairement les mêmes, dans la manière de répondre aux problèmes.
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Nous vivons actuellement une ligne de démarcation de plus en plus déchirante entre la montée en puissance d’une conscience éthique de la société civile mais menacée de sidération, et un dérapage du monde politico-financier de plus en plus déconnecté et délétère dans ses intérêts et pouvant parodier jusqu’à la défiguration l’esprit écologique.
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Autant nous avons des coupes claires sans précédentes dans les budgets pour la maturation sensible du rapport humain/nature, autant des sommes pharaoniques restent impunément allouées pour des projets conduits par le BTP (Bâtiments et Travaux Publics) ; des projets caricaturaux, à l’utilité fort douteuse dans bien des cas, soutenant même un mépris total de toute prescience d’avenir !
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Il est désormais plus urgent d’éveiller les décideurs et les étudiants actuels qui les remplaceront que les franges de la société civile non directement impliquées dans la responsabilité. Si ces dernières sont interpellées, c’est bien en désespoir du comportement autiste du monde décisionnel qui les recouvre.
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L’opinion publique devient petit à petit plus sagace en éthique que les professionnels car libre de l’être, mais elle n’a pas les moyens de payer la sensibilisation des décideurs de plus en plus aveuglés, emprisonnés dans la rapidité, voire franchement dans le rouge de l’imposture à travers des dynamiques de collusions. Il s’en suit que cette conscience civile est de plus en plus évincée et mise sous tutelle d’une manière quasi humiliante par une technocratie qui ne veut pas voir dans les miroirs son absentéisme éthique et ses manquements d’égard. Evidemment, la sensibilisation serait beaucoup plus rapide là où la probité existe, mais les acteurs de la société les plus coupés de leur propres coupure sont les derniers à solliciter leur guérison intérieure, au grand dam de la collectivité.
NB : Ce texte n’est pas l’exacte reprise de mon intervention lors du colloque Se connecter à la nature – hommage à François Terrasson à la Maison de la Vallée d’Avon (77) du 10 juin 2016, compte tenu de ma tendance à improviser dans les interventions. Toutefois, ce texte recoupe mon exposé du moment, et apporte quelques considérations complémentaires…
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Bernard Boisson anime le site Nature Primordiale.
Références bibliographiques
François Terrasson – La peur de la nature – éditions Sang de la Terre/Ellebore
François Terrasson – La civilisation Anti-Nature – éditions Sang de la Terre/Ellebore
François Terrasson – Pour en Finir avec la nature – éditions Sang de la Terre/Ellebore
François Terrasson – Un combat pour la nature ; pour une écologie de l’homme – éditions Sang de la Terre/Ellebore
Jean-Claude Génot – François Terrasson penseur radical de la nature – éditions Hesse
Theodore Roszak, Mary E. Gomes, Allen D. Kanner… – Ecopsychology, restoring the earth, healing the mind – Sierra Club Books, San Francisco
Michel-Maxime Egger – Soigner l’esprit, guérir la Terre, introduction à l’écopsychologie – éditions Labor & Fides
Revue 3e Millénaire N°117 – numéro spécial sur l’écopsychologie et sur l’écologie intérieure.
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