Grâce à une petite association efficace, Connected by nature, un hommage a été rendu à François Terrasson pour l’année du dixième anniversaire de sa disparition en janvier 2006.
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par Jean-Claude Génot *
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Il y a d’abord eu une conférence de Yves Paccalet le 12 janvier à Paris, puis un colloque intitulé « Se reconnecter à la nature » le 10 juin, suivi d’un festival « Même pas peur de la nature ! » les 11 et 12 juin à Avon avec le soutien de la ville ainsi que de la Fédération Connaître et Protéger la Nature.
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Le colloque du 10 juin en hommage à François Terrasson a réuni des membres des JNE parmi lesquels Christian Weiss, Bernard Boisson, Roland de Miller, Françoise Tondre et moi-même, quelques scientifiques du Muséum en retraite et en activité et des locaux puisque Connected by nature est basée à Fontainebleau.
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Voici le texte de ma communication présentée lors de ce colloque.
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En finir avec la nature est le titre du troisième ouvrage de François Terrasson publié de son vivant. A l’aube de ce XXIe siècle, la triste réalité semble lui donner raison avec la sixième crise d’extinction des espèces dont l’homme est seul responsable. La nature a tellement changé (augmentation du gaz carbonique, augmentation de la température moyenne, apport de nitrates, polluants chimiques et radiologiques, déplacement massif d’espèces à l’échelle de la planète) que certains scientifiques parlent de nouveaux écosystèmes, qu’il serait vain de vouloir restaurer car les changements sont irréversibles.
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Chez nous, la nature s’est réduite comme peau de chagrin. Elle se retrouve en îlots au sein d’une matrice fortement dégradée composée de zones d’agriculture industrielle sans vie, de forêts sommées de produire plus devenant des champs d’arbres, de rivières rectifiées et polluées, de zones urbaines uniformes poussant comme des champignons et d’une trame grise (routes, autoroutes, voies ferrées) qui se porte mieux que sa cousine verte et bleue.
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Nous vivons ce que Robert Chernokian, directeur des Observatoires Hommes-Milieux (OHM) de l’Institut Ecologie et Environnement du CNRS, nomme la grande accélération. Celle de la population mondiale passée de 5 millions il y a 10 000 ans avant Jésus Christ à 250 millions en l’an 1, puis 1 milliard en 1800, 6 milliards en 2000 et qui sera entre 9 et 10 milliards en 2050, avec un phénomène de métropolisation. La grande accélération concerne également l’augmentation de l’usage d’engrais, d’énergie primaire, d’eau, de poissons, des transports, des télécommunications, du tourisme et avec cela, comme corollaire, l’augmentation du gaz carbonique, du méthane et des oxydes d’azote, de la température, de l’acidification des océans, de la déforestation et de l’artificialisation des terres.
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Et la nature ? Une journée ne suffirait pas pour évoquer tout ce que ce terme englobe. La nature est réelle, mais elle est également pensée et imaginée. C’est un état à un instant donné, mais c’est aussi et surtout un processus en perpétuelle évolution. C’est un concept universel, mais ses représentations et les rapports que les hommes entretiennent avec elle dépendent des cultures. Que l’homme se sente séparé ou intégré à la nature, seule l’éthique qui nous guide dans nos rapports avec la nature compte vraiment, vision anthropocentrée ou écocentrée.
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La nature est à la fois vulnérable au travers des espèces qui sont menacées de disparaître et redoutable au travers de phénomènes qui nous dépassent (éruptions volcaniques, tremblements de terre, raz de marée, tornades). François Terrasson avait sa définition radicale (qui revient aux sources) de la nature, à savoir : « La quantité d’absence de volonté humaine ».
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Mais un nouveau mot est venu détrôner la nature, celui de biodiversité. Ce terme est venu des Etats-Unis dans les années 1990 car de nombreux scientifiques trouvaient le mot nature beaucoup trop flou. Mais le terme biodiversité est devenu également polysémique et s’il plaît tant aux technocrates et mêmes aux politiques, c’est bien parce qu’il est un objet de la techno-science et qu’il fait la part belle à l’homme, devenu gestionnaire de la biodiversité.
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François Terrasson a immédiatement vu ce que recouvrait ce nouveau terme : « Cette notion de biodiversité va être utilisée pour ruiner celle de nature. La biodiversité c’est du technique, c’est du comptable, c’est du maîtrisable. »** Notre époque est celle des oxymores comme la croissance verte ou l’agroécologie intensive, et la biodiversité a aussi son lot d’abus de langage qui n’ont plus aucun sens, sinon celui de la récupération par des intérêts politico-économiques.
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Ainsi ce jardinier qui s’autoproclame « développeur de biodiversité », témoignant de l’arrogance humaine et de l’hubris technicienne de notre civilisation, ou ce syndicat d’éleveur ovin ayant affirmé que « le loup est contre la biodiversité », parce qu’il accompagne le retour de la forêt et le recul de l’élevage, garant de paysages montagnards favorables à la biodiversité. Outre que certains semblent avoir une vision sélective de la biodiversité, les pratiques d’élevage actuelles en montagne ne sont plus celles du passé et les effets négatifs des grands troupeaux sont nombreux en montagne (érosion des sols, pollution des eaux, régression de certaines plantes).
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La biodiversité est même invitée à illustrer la double contrainte chère à François Terrasson, ce paradoxe du langage, qui enferme celui qui le lit dans une impossibilité mécanique et le rend fou. Ainsi en est-il du slogan imaginé lors du Grenelle de l’environnement pour la forêt (produire plus tout en préservant mieux la biodiversité) avec l’agrément des représentants de FNE, qui ce jour-là ont tué l’écologie pour faire écho au livre de Fabrice Nicolino (Qui a tué l’écologie ?).
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En passant de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité, il ne faut pas s’étonner que nos réserves naturelles soient chassées ou qu’on y coupe du bois et que nos parcs nationaux favorisent le pâturage au détriment de la faune sauvage ou qu’ils aient si peu de forêts en libre évolution contrairement à leurs homologues allemands. Partout règne la gestion conservatoire qui consiste à privilégier les stades pionniers nécessitant des interventions régulières pour lutter…contre la nature !
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François Terrasson avait déjà fustigé cette débauche de travaux qui traduit un comportement anti-nature et une volonté de maîtrise. Il en avait « marre des mares » et de « l’orchidobsession ». La biodiversité étant menacée, il faut agir, même si les moyens préconisés frisent la caricature : nichoir, mangeoire, hôtel à insectes.
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La biodiversité, c’est la nature maîtrisée, et aussi une nature méprisée faite de bois mort, de ronces, d’eaux croupissantes et de néophytes, devenues les espèces « nuisives » (contraction de nuisible et invasive) du XXIe siècle. Il faut arrêter de dire qu’en passant d’une friche boisée à une prairie, on restaure cette dernière. On détruit clairement une forêt spontanée. Verrons-nous dans quelques années des protecteurs de la biodiversité défendre les pâturages ayant remplacé les forêts tropicales défrichées ?
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Il existe de nouveaux concepts pour résister à cette pensée unique de la biodiversité. D’abord celui de naturalité qui a le mérite de rappeler que la nature n’a nul besoin de l’homme pour exister. En effet la naturalité, c’est le caractère naturel d’une chose. Naturalité rime avec spontanéité. Qui plus est, la naturalité se mesure le long d’un gradient, depuis un trottoir en béton jusqu’à une forêt tropicale. Il existe des indicateurs pour mesurer le degré de naturalité d’une forêt dont l’indigénat des espèces, la quantité de bois mort, la maturité, l’ancienneté, la fragmentation et les usages anthropiques. La naturalité ne donne pas plus d’importance à une espèce rare qu’à une espèce commune, mais les processus dynamiques évolutifs comptent plus qu’un état figé.
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La féralité qualifie tout milieu ayant fait l’objet d’un usage (agricole, sylvicole, urbain ou industriel), puis laissé en évolution spontanée. Ce concept fait référence à une espèce férale ou marron, une espèce domestique devenue sauvage. Dans un milieu de nature férale, les espèces domestiques se croisent avec les espèces sauvages. La féralité est une forme de « restauration » naturelle d’un milieu, quel que soit son héritage anthropique, mais il est bien entendu impossible que ce milieu puisse redevenir identique à son état antérieur d’avant ses usages par les hommes. De tels milieux sont communs dans toute l’Europe, à la fois dans des aires protégées et dans des zones qui ne le sont pas.
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Comme une déclinaison de ces concepts, un regain d’intérêt s’exprime en Europe pour la nature sauvage depuis une dizaine d’années. En France, Forêts sauvages se crée en 2005 pour acquérir des forêts et les laisser en libre évolution. Cette association édite une lettre numérique intitulée Naturalité qui a déjà publié 16 numéros et compte 600 abonnés.
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Il y a eu deux colloques consacrés à la naturalité organisés par Daniel Vallauri du WWF France en 2008 et 2013, l’un placé sous l’égide de Robert Hainard et l’autre sous celui d’Aldo Leopold, tous deux grands défenseurs de la nature sauvage. Un rapport du Parlement européen sur la nature « vierge » adopté en 2009 a marqué un tournant, puisque à la suite de cette parution, s’est mis en place Wild Europe, une initiative regroupant de très nombreux acteurs tels que ONG et institutionnels pour développer des projets de protection de la nature sauvage.
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Une société européenne de la wilderness vient de se constituer qui diffuse de nombreuses informations sur toutes les initiatives en faveur de la nature sauvage en Europe. Un groupe de travail de l’UICN France consacré à la wilderness et à la nature férale s’est constitué depuis 2012 pour apporter une contribution française aux initiatives faisant suite au rapport de 2009. Enfin, la diffusion d’ouvrages sur la pensée écologique par les éditions Wildproject et sur les grands auteurs américains, spécialistes du nature writing, par Gallmeister favorisent la diffusion des idées sur la nature sauvage.
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Face à cette emprise sans précédent de l’homme sur la planète, le phénomène de métropolisation libère de nombreuses régions montagneuses ou de piémont en déprise agricole, d’où une nature férale qui va se développer sur de grands espaces (130 à 170 000 km2 en Europe selon les experts) et une chance pour l’homme de miser sur la nature en libre évolution permettant le retour de réseaux trophiques robustes, capables de réagir positivement aux changements climatiques, le retour des herbivores et des grands prédateurs si l’espace est suffisant et une forêt mature si le temps est suffisamment long. François Terrasson n’aurait certainement pas été contre, lui qui disait : « Vous aimez la nature, alors foutez-lui la paix ».
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* Ecologue
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** François Terrasson. Penseur radical de la nature, Jean-Claude Génot. Editions Hesse, 2013.
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