Un ancien du quotidien le Monde nous relate ses trois voyages à Tchernobyl, dont deux qui avaient organisés par les JNE sous la houlette de Claude-Marie Vadrot.
.
par Roger Cans
.
Au journal le Monde, les accidents industriels, même d’une gravité exceptionnelle, ne sont jamais prioritaires. Cela avait été le cas lors de la catastrophe de Bhopal, en 1984. Les milliers de morts provoqués par l’explosion d’une usine chimique américaine dans une grande ville de l’Inde n’ont mobilisé personne. Ni le correspondant à New-Delhi, qui ne s’intéresse qu’à la vie politique en Inde ou à la guerre en Afghanistan. Ni le service auquel j’appartiens à Paris, puisque « nous avons un correspondant sur place ». Résultat : rien d’original dans le Monde, qui se contente de reprendre les dépêches d’agences. Le correspondant à New-Delhi daignera se rendre à Bhopal… six mois après la catastrophe !
.
Lors de l’accident de Tchernobyl, deux ans plus tard, même topo : nous avons un correspondant à Moscou, qui ne s’intéresse qu’aux bruits de couloirs du Kremlin… ou aux troupes soviétiques engagées en Afghanistan. Donc, il ne va pas à Tchernobyl. C’est seulement six mois plus tard que le journal me propose d’accompagner Pierre Mauroy à Kiev, où il va présider un congrès des cités unies. Au service politique, Pierre Mauroy ne compte plus depuis qu’il a quitté Matignon. Ce voyage ne les intéresse donc pas. Je me retrouve donc à Kiev avec Mauroy et deux autres journalistes politiques (Le Matin et Le Nouvel Obs). Eux ne sont pas intéressés par Tchernobyl, mais, par chance, plusieurs maires italiens du PCI, dont certains médecins, souhaitent comme moi quitter un peu le congrès pour en savoir plus sur l’accident nucléaire. Nous obtenons un rendez-vous à la mairie de Kiev, où l’on nous explique comment la ville a traité l’accident et ses conséquences sur la population. Mais nous ne pourrons pas aller à Tchernobyl, accessible seulement aux « liquidateurs ». En revanche, ils peuvent nous organiser la visite d’un nouveau village où sont regroupés des paysans chassés de leurs terres.
.
Bien entendu, il s’agit d’un village modèle, construit en un temps record par des volontaires venus d’Arménie. Chaque foyer dispose d’une petite maisonnette, avec une étable pour la vache, et la cabane au fond du jardin… comme là-bas. C’est tout juste si l’on ne nous suggère pas qu’ils sont mieux ici qu’avant ! Bref, un aspect bien connu de la propagande soviétique, où tout échec est transformé en actions d’éclat, qu’il s’agisse des liquidateurs, des volontaires ou des soldats mobilisés dans tout le pays.
.
Je ne pourrai me rendre à Tchernobyl que deux ans plus tard, lors d’un voyage organisé par les JNE sous la haute main de Claude-Marie Vadrot. Cette fois-là, nous pourrons tout voir. D’abord, la centrale où les trois autres réacteurs fonctionnent toujours, avec des personnels en blouse blanche qui grignotent ou fument tranquillement devant leurs consoles de contrôle. Ensuite, les abords de la centrale où s’activent des engins qui raclent les sols, tandis que s’amoncelle à la périphérie le matériel hors service, immense casse mécanique en rase campagne. Puis ce sont les villages alentour, où n’ont été autorisés à rester que les vieux, c’est-à-dire en l’occurrence les vieilles. Les pauvres femmes, sevrées de leurs enfants et petits-enfants, ne souhaitent qu’une chose : mourir. « Dieu nous a abandonnées », disent-elles, engoncées dans leurs vestes molletonnées et leurs grosses bottes de cuir pleines de boue. Nous visiterons aussi la ville fantôme de Pripiat, une cité où logeaient quelque trois mille employés de la centrale. Tout a été évacué dans la précipitation. Les appartements ne sont qu’à moitié vidés de leur mobilier. Certains viennent encore récupérer leur bien en camion. Les écoles semblent avoir été vandalisées, avec des livres et des jouets épars. Ne survivent ici que les corbeaux, qui ajoutent une note sinistre à l’ensemble.
.
Lors de nos discussions avec les responsables de la centrale et les secouristes, nous sommes surpris par la liberté de ton à l’égard du pouvoir central. « Gorbatchev ? Il est à Moscou. Là-bas, les gens ne peuvent pas mesurer la situation. La glasnost, c’est bien joli, mais ça ne nous aide pas ». On sent que ces apparatchiks n’aiment pas le nouveau pouvoir qui les bouscule, et ils le disent.
Nous allons séjourner sur place dans des logements où alternent les employés de la centrale. Chaque jour, des cars les emmènent et les ramènent. Ils ne travaillent sur place qu’une semaine, puis rentrent chez eux une autre semaine, et ainsi de suite. A chaque retour de la centrale, ils sont contrôlés comme nous le serons aussi en quittant les lieux. L’un d’entre nous, qui avait prélevé un peu de sol, devra laisser son anorak sur place puisqu’il est irradié !
.
Je vais retourner à Tchernobyl en 1996, lors d’un voyage de presse organisé conjointement par les JNE et l’ASPI (Association des journalistes scientifiques de la presse d’information) pour le dixième anniversaire de la catastrophe. Les journalistes prennent l’avion pour Minsk, où Claude-Marie et moi les rejoignons en voiture, fournie par le JDD (NDLR : pour lequel travaille alors Claude-Marie Vadrot) pour un grand tour, avec chauffeur, téléphone satellite et un confrère photographe (Paris, Berlin, Varsovie, Minsk, Kiev, Lvow, Budapest, Paris). C’est en effet à Minsk que se trouvent les hôpitaux où sont soignées les victimes du nuage toxique. Car c’est en Biélorussie, toute proche de Tchernobyl, que le nuage a fait le plus de dégâts humains. Nous visiterons un hôpital où sont soignés des enfants, crâne rasé. C’est poignant.
.
Nouvelle visite de la centrale de Tchernobyl, qui n’est toujours pas arrêtée. Le dôme construit autour du réacteur N° 4 donne des signes de faiblesse. En fait, il n’est pas étanche et devra être reconstruit. Evidemment, on ne parle plus de perestroïka ni de glasnost. L’URSS, c’est fini. Nos hôtes se sentent totalement libres de faire leurs commentaires. Nous nous rendons sur le terrain avec des spécialistes français de la sécurité nucléaire. Ils disposent des capteurs un peu partout pour procéder à des relevés précis et complémentaires. Tchernobyl, désormais, est un chantier international où la communauté mondiale s’efforce d’aider. Russes et Ukrainiens, désormais, n’ont plus l’orgueil patriotique qui refuse l’aide étrangère.
.
Nous visitons en voiture les villages abandonnés. De véritables chaumières à toit de chaume et sol en terre battue, avec un gros poêle en briques au milieu de la pièce unique. Une campagne de paysans pauvres, cantonnés dans des terres sableuses et de maigres forêts de pins, loin des riches terres noires de l’Ukraine utile. Le site de la centrale de Tchernobyl, au moins, avait été bien choisi. Ni Kiev ni l’agriculture de production n’ont été affectées par l’accident. Reste à sécuriser définitivement le site pour qu’un autre accident ne se produise pas.
.
.
.