Dans cet article paru dans Polka, magazine de photo-journalisme, un journaliste des JNE qui est allé 15 fois sur place et a organisé deux voyages à Tchernobyl pour notre association nous explique pourquoi la nature a repris ses droits dans les zones contaminées.
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par Claude-Marie Vadrot
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Le matin, avant que la brume ne se dissipe, au détour de l’un des bâtiments de Pripiat, la ville abandonnée par 50 000 habitants le premier mai 1986, un élan surgit parfois, broutant tranquillement les feuilles des peupliers qui percent le bitume ou disjoignent les plaques de ciment, force impressionnante d’une végétation qui surgit partout.
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Le sabot de l’animal sonne étrangement sur les dalles et résonne entre les murs des immeubles vides. Et je me souviens d’un jour de printemps où l’extraordinaire foisonnement animal pouvait se lire dans les rues enneigées : livre ouvert pour naturaliste. En haut de l’hôtel déserté qui ferme la place principale de la cité déserte, un milan royal guette ses proies, certain d’avoir le choix entre l’un des rongeurs bien gras qui courent dans les rez de chaussée et se hasardent de temps à autres dans les rues progressivement envahies par les arbres. Et par les rosiers que le maire de la ville fit planter quand il la créa en 1974, jurant à ses jeunes administrés qu’un jour, dans les années 90, il y aurait dans sa cité autant de buissons de roses que d’habitants. Il en reste des massifs noueux et impénétrables qui ne fleurissent plus pour quiconque mais dont les fruits rouges réjouissent les oiseaux qui ont pris, avec d’autres, possession de Pripiat ; Pompéi des temps modernes, figée pour des siècles par les radiations.
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Pourtant, le long de la petite route qui mène vers la rivière dont les eaux alimentaient la centrale, il n’est pas rare de croiser un petit troupeau de chevaux de Przevalski réintroduits en 1998 dans la région, au moment où les autorités ukrainiennes ont pris conscience que la zone interdite ne l’était que pour les hommes. Retour, avant de retrouver les animaux qui peuplent ce qui ressemble aujourd’hui à une arche de Noé, sur les conséquences de la catastrophe…
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Quelques jours après l’explosion du réacteur numéro quatre, les 150 000 habitants des villages, les 50 000 résidents de Pripiat et le 14 000 qui habitaient à Tchernobyl étaient évacués. Avec 35 000 animaux, ceux des kolkhozes et les vaches privées. Ceux qui le souhaitaient ont pu partir avec leurs chiens et leurs chats, mais beaucoup ont été abandonnés. Dans la zone d’exclusion gardée par la police, ne vivent que 4300 habitants. Les 4000 qui font vivre ce qui reste de Tchernobyl ou travaillent à la centrale et à la construction du nouveau sarcophage avant de partir, sur un rythme de quinze jours sur place et quinze en « repos de radioactivité » ; à Kiev ou dans la ville nouvelle de Slavutich construite spécialement à 70 km à l’est pour les loger dans un zone non touché par les retombées radioactives. Ces intermittents, notamment les pompiers et les policiers et les employés de quelques bars et boutiques sinistres, vivent à Tchernobyl : étrange cité où l’on ne rencontre jamais un enfant ou une femme enceinte. Les 300 autres habitants, souvent très âgés, ont regagné progressivement et clandestinement leurs isbas d’où les autorités n’ont pas eu le courage de les chasser.
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Alors, quand on demande aux forestiers, aux ornithologistes, aux spécialistes de la nature et de tous les animaux, aux scientifiques de la zone, à la jeune ukrainienne spécialiste des loups et des ours, pourquoi la faune est aussi nombreuse et tranquille, pourquoi sont venues ou revenues des espèces qui avaient déserté la région depuis des dizaines d’années, la réponse est toujours la même, énoncée avec clarté par Igor Chijevsky et Eléna Buntova, les deux spécialistes faune et flore du Centre écologique de Tchernobyl: « Il n’y a plus ni agriculture ni élevage, les habitants sont partis et même si le paysage a changé en 24 ans, la nature et les animaux sont tranquilles, et tous ceux dont la survie n’est pas liée à l’existence de l’homme sont restés et surtout sont revenus, même de loin ».
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Les deux scientifiques énumèrent avec gourmandise le dernier bilan de la faune effectuée en 2006 : 77 espèces de mammifères, 240 oiseaux nicheurs, y compris les migrateurs, 66 espèces de poissons, 11 espèces d’amphibiens et 7 espèces de reptiles. Ils ajoutent que le retour et les changements ont commencé juste après ce qu’ils appellent pudiquement « l’avarie ». Travaillant depuis une vingtaine d’années sur la région sinistrée, ils ont pu mesurer le retour des espèces. Celui des cigognes noires, des grues grises et surtout des rapaces. Comme le faucon crécerelle qui agite souvent ses ailes avant de plonger sur ses proies au dessus des rues de Pripiat. Ils citent également les sangliers qui se sont multipliés et creusent leurs bauges dans les jardins abandonnés, là où ils se nourrissent des pommes.
Quand on demande à Igor et à Eléna pourquoi les animaux ne semblent pas affectés par la radioactivité, ils expliquent qu’ils sont peu ou pas affectés par les niveaux relativement bas de radiation, qu’ils ne sont pas sensibles aux stress comme les humains et que leur nourriture n’a jamais été aussi abondante. Plus surprenant : leurs expériences faites avec le scientifique américain Robert Baker sur les souris sauvages montrent qu’elles ne sont pas affectées, ni génétiquement, ni organiquement par la radioactivité. Les chercheurs américains avancent que tous les animaux vivant dans la zone acquièrent une certaine immunité qui les préservent des aberrations chromosomiques. D’autres ont noté que les chevaux sauvages de Prjevalski accumulent trois fois de radioactivité que les chevaux domestiques placés dans les mêmes conditions.
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Des forestiers, eux, expliquent que la plupart des animaux « sentent » les terres les plus contaminées et les évitent, comme en témoignerait l’absence de traces dans la neige sur les zones les plus polluées. Histoire racontée à plusieurs reprises mais à laquelle les scientifiques du Centre Ecologique ne croient pas. Mais ils confirment qu’en dehors d’une petite malformation de la queue de quelques hirondelles, aucun animal ne présente la moindre malformation et pour appuyer leurs dires, racontent que les chevaux sauvages s’en vont souvent brouter près de la « Forêt rousse », là où les pins irradiés ont été enterrés et ne paraissent pas s’en porter plus mal. Mais ils ne sont que trois à surveiller cette faune avec leur patron…
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Réalité têtue : les élans, les chevreuils, les cerfs sont beaucoup plus nombreux qu’avant l’accident et à l’aurore et au crépuscule, les lynx qui avaient disparu de la région, circulent dans la forêt sans se soucier de la radioactivité. Ils se glissent doucement dans les allées des villages abandonnés, en terrain reconquis, squattent parfois des isbas délabrées recouvertes de végétation, et sont de plus en plus nombreux, symboles superbes d’une vie sauvage qui séduit les naturalistes qui fréquentent, légalement ou non, la région. Pour rêver sur cet énorme chat aux oreilles ornées de longs poils qui chasse en solitaire et en silence et s’est choisie la région interdite de Tchernobyl comme nouveau royaume, instinctivement certain qu’il y vivra en paix.
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Comme un autre nouveau venu : le loup, sur lequel les rares habitants de la zone désertée racontent parfois des histoires à dormir debout. Mais Elena explique que le soir, souvent, elle se promène dans les faubourgs déserts de Tchernobyl pour les écouter hurler dans la forêt toute proche. L’hiver dernier, elle en a observé qui se nourrissaient de poissons au bord des trous percés dans la glace par les pêcheurs. Elle leur voue une certaine vénération, comme Maryna Skrvylia. A 28 ans, cette scientifique est la spécialiste ukrainienne de l’animal explique que le nombre des loups augmente dans la zone contaminée. Mais alors que les forestiers affirment qu’ils sont près de 800, elle ramène la population à une plus juste proportion : « une quarantaine et c’est déjà beaucoup pour 2600 kilomètres carrés, mais j’ai constaté qu’ils sortent de plus en plus souvent dans la journée. Ils ont eu pour utilité d’éliminer une bonne partie des chiens errants qui sont beaucoup plus dangereux qu’eux ». D’autres parlent d’une bonne centaine. Mais, pour compter, le personnel est insuffisant. Reste que promeneurs et naturalistes les rencontrent de plus en plus souvent.
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Maryna est amoureuse des loups : elle s’est liée d’amitié avec une louve qui a aujourd’hui cinq ans et vit dans un terrain qu’elle loue près de Kiev. Une intimité qu’elle déconseille à tous ceux qui recueillent des loups : « En appartement, au bout de quelques mois, ils peuvent devenir agressifs. Il est impossible d’entrer dans leur hiérarchie. Quand ils s’en aperçoivent, les gens font appel à moi. J’ai déjà aidé huit familles et la seule solution est le parc zoologique car ces loups apprivoisés seraient perdus dans la nature. Je sais qu’à Tchernobyl, un jeune pompier en a trouvé un qui a maintenant quatre mois et qu’il l’a installé dans son petit zoo, derrière la caserne. Mais il n’y a pas de solution : à long terme, il devra s’en séparer. »
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Partout, loin des fantasmes de malformations et de mutations génétiques, les animaux se sont imposés, la forêt gagne du terrain et la végétation absorbe aussi bien la ville de Pripiat que les villages et les isbas ou les routes qui rétrécissent chaque année, mangées par la végétation. Une végétation qui, comme les insectes, ne craint plus les épandages chimiques qui étaient la règle, en forêt comme dans les zone agricoles. D’où l’arrivée des oiseaux qui utilisent le matériel abandonné et les isbas écroulées pour nicher.
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Si à Pripiat les immeubles dépassent encore, la plupart des petites maisons sont enfouies sous les taillis et les arbres. Au bord de la retenue artificielle qui fournissait l’eau de refroidissement de la centrale, les cormorans sont plus nombreux que jamais pour pêcher et les balbuzards et les hérons sont de retour depuis longtemps. Comme les cigognes blanches qui viennent de commencer à nicher dans la zone. Serguey Domashevsky, ornithologiste spécialiste de la zone et des oiseaux de proie, n’en finit pas de recenser les nouveaux venus ; les tétras, les aigles et tous les rapaces nocturnes qui s’installent dans les isbas en ruines. Il regrette de ne pas avoir plus de moyens et seulement une vieille bagnole pour affiner ses recherches. Mais, comme d’autres, il a connu un jour une récompense : « croiser un lynx, puis un loup, avec leurs petits : « autrefois, c’était impossible ». Dans sa voix, perce l’émerveillement.
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Cet extraordinaire retour de la nature, la recolonisation par des espèces animales, cette transformation d’une zone maudite en une fascinante réserve naturelle, la surprenante immunité des loups, des ours, des élans, des chevaux, des cerfs, des lynx, des renards, des castors et de tous les oiseaux, ne peuvent pas faire oublier un terrible paradoxe. La catastrophe de Tchernobyl continue à tuer des hommes, des femmes et des enfants. L’OMS estime le nombre des victimes à près de 10 000 alors que Greenpeace affirme qu’à terme, la radioactivité aura tué plusieurs dizaines de milliers de personnes entre 1986 et 2020. A commencer par ceux qui ont été sacrifiés pour construire en urgence un sarcophage qui continue de fuir…
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Dans cet univers du triomphe et de la force de la nature, dans ces paysages qui bruissent de toutes les vies animales, dans ce monde qui se repeuple parce que les humains ne les dérangent plus, dans cet écosystème qui a retrouvé un équilibre presque parfait, je n’ai pu m’empêcher de songer à Dostoïevski écrivant : « Seule la beauté sauvera le monde ».
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Cet article est paru dans le magazine Polka.
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