Retour à Fukushima

Des habitants mal informés entre angoisses et désespoirs et une centrale en plein bricolage.

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par Claude-Marie Vadrot

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Le bâtiment du réacteur N° 2 de Fukushima est resté dans le même état qu’en 2011 car la radio-activité qui y règne empêche toujours toute intervention. @ Claude-Marie Vadrot

Bien avant les zones encore interdites du département de Fukushima, les traces des inondations qui viennent de ravager la région sont visibles. Elles ont tué au moins une vingtaine de personnes et elles n’ont pas épargné les stockages, réputés provisoires, des 22 millions de tonnes de terre contaminée grattée sur une partie des terres polluées par l’accident du 11 mars 2011. Enfermés dans d’énormes sacs noirs et recouverts de bâches bleues ou vertes, ces déchets sont entassés dans des anciens champs de riz interdits de culture. L’eau des rivières en crues a entraîné un nombre inconnu de ces sacs de terre radioactive dans des rivières, sur d’autres champs et vers la mer. Y compris aux abords de la centrale accidentée. De quoi renforcer, malgré la discrétion des autorités, la méfiance qui étreint les Japonais quand il leur est suggéré de retourner dans les communes où l’interdiction de résider a été levée.

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De nombreux spécialistes viennent de se réunir pendant une semaine dans la petite ville d’Hirono de nouveau ouverte, pour faire le point sur les conditions d’un retour. Mais, sur les 8000 personnes qui habitaient cette bourgade avant l’évacuation, seuls 2800 ont accepté de revenir. Les autres attendent d’avoir la certitude qu’ils peuvent le faire sans risque. Ils préfèrent l’hébergement chez des parents ou des amis ou dans les villages provisoires, logés dans de petites maisons de deux pièces dotées de tout le confort construites en hâte aux abords des petites villes épargnées, à un retour dans des hameaux ou des villages abandonnés. Ils craignent de s’y trouver un peu seuls sans avoir la certitude que ce retour sera sans effet sur leur santé. Ainsi raisonnent Yuka et Kazuo, un couple de 73 ans logé provisoirement depuis des années dans le village provisoire de Onigoe, une zone périphérique d’Ikawi, petite cité qui a échappé à l’évacuation. Assis sur les trois marches qui donnent accès à la maison offerte par les autorités, ils expliquent : « Nous avons assez déménagé, nous sommes fatigués. Nous resterons ici jusqu’au jour de mars 2017 où notre logement provisoire sera détruit comme le prévoit la loi. Ensuite, nous ne savons pas quoi faire. Nous ne sommes même pas sûrs que nous pourrons y manger les légumes du jardin. Et puis, il faudra tout débroussailler, c’est au dessus de nos forces, ceux qui nous traitent d’assistés doivent le comprendre ».

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En attendant, Yuka cultive quelques légumes devant sa porte, comme d’autres résidents provisoires. A quelques maisons de là, une mère de famille qui surveille distraitement ses deux enfants, exprime la même angoisse du lendemain, inquiète pour la nourriture qu’elle retrouverait dans son village à quelques kilomètres de la centrale : « comment être absolument certains qu’elle sera saine, comment faire confiance aux contrôles des produits de cette région ? ». Une remarque qui revient dans les conversations de ceux qui attendent pour se décider ou ceux qui ont accepté de revenir à Hirono et constatent que la plupart des magasins restent fermés. Beaucoup d’évacués sont passés de l’interrogation du début, « quand est-ce que nous rentrerons ? » à une autre question «  jusqu’à quand pourrons nous rester ? ». Soit parce qu’ils n’ont pas confiance, soit parce qu’ils ont reconstruit une autre vie, avec des nouveaux voisins et un nouvel environnement plus rassurant. Ils traînent une angoisse diffuse que le visiteur éprouve au bout de quelques jours en songeant à la radioactivité.

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Régulièrement réunis dans des « groupes de paroles », des parents –surtout les mères, en fait – reviennent sur le risque de contamination, y compris pour les repas servis dans les écoles qui ont été rénovées puis rouvertes : « Nous n’avons pas vraiment confiance, mais nous n’avions pas le choix, explique Daisuke Watanabé, mère de deux enfants. De plus, il y a pour tous la crainte de l’insécurité, les étrangers sont trop nombreux à Hirono. » Les « étrangers », ce sont les 3000 travailleurs appelés pour se relayer aux réparations de la centrale et qui sont plus nombreux en ville que les habitants revenus. Tous en parlent dans ces réunions informelles, les accusant de tous les maux, leur moralité et leurs « mœurs » de célibataires sont aussi fréquemment évoquées que la question de la nourriture. Au point de rechercher systématiquement des produits alimentaires qui viennent d’autres régions du Japon.

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Pourtant, entre les collines et les petites montagnes verdoyantes, dans les zones considérées comme n’étant plus dangereuses, les champs de riz, petits et grands, sont proches de la récolte. Et les agriculteurs supplient les consommateurs de leur faire confiance, souvent en vain comme Niitsuma Ryohei qui s’est converti au bio il y a dix ans. Il cultive cinq hectares de riz, un hectare de soja et un hectare de brocolis et s’apprête à produire un peu de la boisson nationale, le saké. Il commence son plaidoyer par une célébration des paysages au sein duquel il vit : «  Nous avons une région et des paysages magnifiques, il faut les sauver. Il faut préserver notre nature, nos magnifiques rivières et nos poissons, nos fleurs, nos arbres. Nous restons volontairement à l’écart de l’agriculture de masse, nous respectons notre environnement. Bien sûr, je sais qu’il est difficile d’admirer un beau bouquet sur une table en ayant le ventre creux. Mais le bio et cette nature seront notre bouée de sauvetage, deux richesses qui nous permettrons de faire revivre notre province. C’est pour cela qu’il faut nous faire confiance, acheter nos produits, oublier la méfiance. C’est comme cela que nous réussirons à faire revenir des paysans et surtout des jeunes dans notre région ». Un objectif qui semble difficile à atteindre quand l’on constate que l’école toute neuve d’une petite ville, Nahara, dont les 7500 habitants ont été autorisés à revenir cet été, est désespérément vide pour la rentrée. « Nous sommes toujours malheureux », explique un habitant revenu avec réticence.

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Dans le lycée d’Hirono, le Futuba Mirai high school, qui n’accueille pour l’instant que 150 jeunes gens, les adolescents hésitent entre optimisme et craintes difficiles à avouer, craintes qu’ils ont exprimé dans une courte pièce de théâtre jouée devant les habitants et les spécialistes venus essayer de les persuader d’un retour sans risque. Ce dont tente de les convaincre Natsuko Yoshida, une de leurs enseignantes, professeur d’anglais. Au cours d’un déjeuner à la cantine de l’établissement, après avoir rappelé que née dans la région elle a toujours vécue près du nucléaire, elle explique : « notre maison a été dévastée par le tsunami et j’ai eu de la chance, comme ma famille, de sortir saine et sauve de cette catastrophe. La contamination ? Beaucoup de mes anciens lycéens sont persuadés d’avoir été contaminés par ce qu’ils ont mangé dans les semaines et les mois suivant l’explosion. Ils ajoutent qu’ils n’y peuvent plus rien. Ce qui pose problème, c’est la coexistence entre ceux qui ont vécu directement la catastrophe et ceux qui ont suivi les événements de plus loin, ils n’ont pas le même vécu, les mêmes souvenirs ». L’un d’eux dira, après avoir longtemps hésité, pris par la timidité et la crainte d’être mal vu : «  vous savez, ce n’est pas facile d’être à la fois un survivant et peut-être porteur d’une maladie à venir à cause de la radioactivité…C’est pour cela que j’ai voulu jouer dans notre petite pièce ».

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Les craintes, les hésitations, les pensées difficiles à exprimer, pour les ados comme les adultes, vieux ou jeunes, on les comprend en abordant les zones toujours interdites pour cause de contamination. Les collines et les forêts sont aussi belles qu’au sud, mais les villages et les hameaux sont morts, les champs abandonnés et les maisons désertes. Déjà mangées par la végétation qui commence à masquer les murs et les routes gardées par des policiers portant un masque devant les barrières qu’ils gardent jour et nuit pour faire respecter les interdictions. Un pays mort que surveillent des capteurs automatiques affichant des chiffres changeant selon la météo et les configurations du terrain. Des images et une atmosphère qui rappellent de façon sinistre la zone interdite de Tchernobyl.

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Cet article a été publié dans l’hebdomadaire Politis.

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