par Laurent Samuel, Vice-Président des JNE |
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Comment assurer aux citoyen(ne)s une information sur les problèmes de nature et d’environnement qui soit libre des pressions des pouvoirs économiques et politiques ? En 1969, cette question avait été au cœur des réflexions du petit groupe de passionnés qui, autour de Pierre Pellerin, avaient décidé de créer l’Association des journalistes pour la protection de la nature, devenue aujourd’hui les JNE (Association des journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie).
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Quarante-sept ans plus tard, cette même problématique a marqué les débats de l’audience du 11 février de la XVIIe chambre correctionnelle du Palais de Justice de Paris. Cette audience était consacrée à la plainte pour « diffamation publique envers un particulier » déposée par Vincent Bolloré contre le site Bastamag – et plusieurs autres médias et blogueurs qui l’avaient repris – pour la publication en octobre 2012 d’un article sur les achats massifs de terres agricoles en Afrique et en Asie par des groupes français tels qu’Axa, Louis Dreyfus ou Bolloré.
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Au fil des débats qui ont duré près de neuf heures, la présidente du tribunal, Fabienne Siredey-Garnier a questionné les auteurs de l’article mis en cause (Nadia Djabali, avec Ivan du Roy et Agnès Rousseaux), ainsi que des témoins cités par la défense : Eloïse Maulet, de React, une association regroupant les collectifs de paysans africains victimes du groupe Bolloré, et le député écologiste – et ex-journaliste – Noël Mamère. L’objectif étant de déterminer si l’article incriminé était ou non diffamatoire à l’égard de Vincent Bolloré (pour en savoir plus, lire l’article très complet de Reporterre, rédigé par deux membres des JNE, Barnabé Binctin et Hervé Kempf).
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Au-delà du cas spécifique de l’article de Bastamag (la décision est mise en délibéré jusqu’au 7 avril 2016), cette affaire est représentative de l’attitude d’un certain nombre d’entreprises, promptes à s’énerver – voire à attaquer en justice – dès que des journalistes veulent aller au-delà de la « com » institutionnelle des firmes et en savoir plus sur certaines de leurs activités. Entre rétention d’information et présentation de données trompeuses ou tronquées, la tâche des journalistes qui enquêtent sur des sujets sensibles comme les pesticides ou le nucléaire (deux domaines sur lesquels un véritable mur du silence régnait dans notre pays en 1969 lors de la création de notre association et s’est longtemps prolongée) n’est pas aisée. Et cela d’autant plus que de nombreux médias français sont la propriété de groupes industriels, parmi lesquels le groupe Bolloré…
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En réaction au « circulez, y’a rien à voir » mis en œuvre par certaines entreprises, quelques journalistes, tels que ceux de l’émission – excellente au demeurant – Cash Investigation de France 2, en viennent à adopter des attitudes agressives envers leurs interlocuteurs, voire à présenter des chiffres de manière tendancieuse (lire à ce sujet l’enquête de Libération au sujet des résidus de pesticides dans les aliments et le point de vue de Daniel Schneidermann sur le site de ce quotidien, titré Investigation : mentir utile ?). Un jeu de massacre où la paranoia règne des deux côtés de la « barrière », alimentant la défiance du public envers les entreprises, mais aussi envers les journalistes – jugés par la majorité des Français comme « non indépendants » vis-à-vis des « pressions de l’argent, des partis politiques et du pouvoir » selon une récente enquête TNS Sofres pour la Croix.
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Mais l’« affaire Bolloré » ne fait pas qu’illustrer la question de la responsabilité citoyenne et sociale des entreprises et des journalistes. Car la plainte du capitaine d’industrie vise non seulement le site Bastamag, sur lequel a été publié l’article, mais aussi plusieurs médias qui l’avaient cité en donnant son lien hypertexte, en l’occurrence le site Rue 89 et la page Scoop it de revue de presse Options Futurs animée par la journaliste JNE Dominique Martin-Ferrari – ainsi que deux blogueurs, Thierry Lamireau et Laurent Ménard qui l’avaient reproduit sur leurs sites.
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Or, comme l’a souligné au cours de l’audience, Me Corinne Lepage, avocate de Dominique Martin-Ferrari, « on ne peut pas imposer une responsabilité en tant qu’auteur sur la republication d’un lien hypertexte », au risque de mettre fin au principe même de revue de presse. « Et comment appliquerait-on une telle jurisprudence à un outil comme Twitter ? » De fait, si les sites et blogs ayant cité l’article de Bastamag étaient condamnés, cela pourrait mettre en cause la libre activité des centaines de millions d’internautes du monde entier, qui, chaque jour, « postent » sur leurs pages Facebook et comptes Twitter des liens avec toutes sortes d’articles que tel ou tel particulier ou entreprise pourrait estimer diffamatoire et attaquer en justice pour ce motif.
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Pour toutes ces raisons, les journalistes, mais aussi tous les citoyens, devraient suivre avec intérêt la décision de la XVIIe chambre correctionnelle du Palais de Justice de Paris, attendue pour le 7 avril prochain.
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Rédacteur en chef du site des JNE, Laurent Samuel collabore notamment à la lettre Options Futurs. Cet édito, comme tous ceux de ce site, n’engage que son auteur.
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