Somptueux cenotes : les « trous bleus » du Yucatan

De très nombreux gouffres aux eaux d’un bleu scintillant ont été répertoriés sur la planète, de l’Afrique du Sud et de Madagascar à l’Amérique (Bahamas, Cuba, Floride, Mexique, Canada), jusqu’en Australie et en Europe. Au Yucatan au Mexique, les trous bleus abondent dans la partie nord de la péninsule.

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par Annik Schnitzler

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On dit que la péninsule du Yucatan, longue plate forme calcaire située au sud-est de Mexico, est un lieu d’exception de la planète. Dans sa partie nord occidentale en effet, elle a été au plus près de la zone d’impact de la célèbre météorite qui a mis fin à l’ère des dinosaures il y a 65 millions d’années, mettant un terme à l’ère secondaire.

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C’est à ce bolide céleste qu’on attribue l’origine du gigantesque cratère de 85 km de diamètre partiellement enfoui sous 600 à 1000 m de sédiments, dans les profondeurs du golfe du Mexique à proximité du village côtier de Chicxulub. Dans sa partie terrestre, l’onde de choc a créé trois anneaux imbriqués les uns dans les autres, de diamètres allant jusqu’à 195 km. Ces structures périphériques du cratère ne sont plus vraiment visibles en surface, mais on en devine au moins l’une d’elle, car elle a été concrétisée au cours des temps géologiques par la création d’une quantité impressionnante de gouffres à ciel ouvert, creusé dans le substrat calcaire de la péninsule.

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Ces gouffres suivent exactement la ligne de courbe du deuxième anneau. Ils se sont formés par fracturation quelques millions d’années après l’impact, à la fin de la première moitié de l’ère tertiaire à la suite d’un affaissement localisé de la plate-forme calcaire du Yucatan. De ces fractures multiples sont ensuite nées en quelques millions d’années des réseaux de galeries et de grottes situées entre la surface et 120 m de profondeur par dissolution du calcaire.

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Une autre théorie place la formation de ce réseau au quaternaire, durant les variations eustatiques du niveau marin qui ont tour à tour fait émerger ou immerger la plate-forme calcaire du Yucatan. Dans le secteur de Tulum, en mer, la présence de nombreux canyons situés dans le prolongement des grands réseaux souterrains actuels, ainsi que la datation des concrétions (144 000 à 44 000 ans) confirmeraient plutôt cette dernière hypothèse.

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Cénote du Yucatan, près de Merida – photo Annik Schnitzler

Lorsque les gouffres ont la forme de puits verticaux ouverts à l’air libre, on les appelle trous bleus, ou localement cenotes. Ces cenotes ont des diamètres très variables, de 30 à 500 m. La plupart d’entre eux s’élargissent vers la base pour se prolonger par des conduits et des grottes. Le fond du cenote est généralement plus haut au centre que sur les bordures, en raison des chaos de blocs éboulés, qui parfois obstruent les galeries et isolent la cavité.

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Le réseau de galeries, grottes et gouffres reste encore bien mal connu et ne peut s’explorer qu’à l’aide de plongeurs professionnels, car il est en grande partie ennoyé dans la nappe phréatique de la péninsule. La présence de cette eau d’origine pluviale explique d’ailleurs l’étymologie du terme cenote, qui vient de l’ancien maya tz’onot qui signifie cavité avec de l’eau.

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L’eau des cenotes est souvent d’un bleu extraordinaire lié à sa composition chimique et la profondeur, mais elle devient turbide lorsque le cenote est déconnecté du réseau souterrain de galeries par des chutes de pierre. En bordure de mer, les eaux se déversent sur les côtes sous forme de sources sous-marines, qu’on peut deviner par les bulles éclatant à la surface de la mer.

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Le recensement des cenotes faite par le gouvernement du Yucatan a permis d’évaluer le nombre de cenotes et autres cavernes ennoyées à 2241 pour l’ensemble du réseau souterrain, mais ce chiffre est loin d’être définitif. Neuf cents cenotes font directement partie de l’anneau périphérique du cratère de Chicxulub.

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Les relations entre l’eau souterraine, affleurant dans les cenotes, et la forêt sus-jacente semblent n’avoir été guère étudiées. Tout au plus remarque-t-on la présence fréquente de racines de longueur démesurée plongeant dans les lacs souterrains à partir de l’orifice d’ouverture des gouffres, ou au travers des fissures de la paroi. Il est pourtant évident que sans ces relations avec l’eau souterraine, la forêt mixte (caduque/semi sempervirente) du Yucatan ne bénéficierait pas d’un couvert foliaire aussi dense et permanent.

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En effet, le climat de la péninsule est de type tropical sec, et caractérisé ici d’une longue période sans pluies, de novembre à mai. Durant la période pluvieuse, le Yucatan reçoit certes jusqu’à 1 500 mm dans certains secteurs, mais l’eau s’infiltre rapidement dans le réservoir karstique, éliminant toute possibilité de expliquant la quasi absence de cours d’eau de surface.

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Toutefois, l’aspect des forêts du nord du Yucatan est plutôt rabougri. La contrainte de sécheresse reste sans doute trop forte sans être suffisamment compensée par l’eau souterraine finalement peu accessible. Ou alors cette forêt, qui s’étend sur de très larges surfaces dans la péninsule, n’arrive plus à se reconstituer après des défrichements massifs, qui ont eu lieu ce dernier siècle. Elle n’en contient pas moins une faune intéressante, dont le jaguar ou le tamanoir, malheureusement souvent victimes de la circulation routière. Dans les zones du sud-ouest, à saison pluvieuse plus longue et substrat moins compact, les forêts atteignent de plus grandes dimensions et conservent sans doute un meilleur dynamisme de reconquête après déforestation. Mais en dépit de ces différences structurales, les forêts de la péninsule ont été regroupées dans la même région phytogéographique caribéenne-mésoaméricaine, commune entre Cuba et le sud de Mexico.

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J’ai visité plusieurs cenotes du Yucatan, de la pleine ville aux ruines archéologiques et aux sites les plus touristiques, entre Valladolid, Chichen Itza et la région de Tulum et jusque dans les zones rurales plus reculées et non touristiques du Quintana Roo. Leur faune est étonnante : elles abritent des populations d’hirondelles à front brun (Petrochelidon fulva) et plusieurs espèces de chauves souris dans la plupart d’entre elles, quoique l’influence humaine doit sans doute jouer en termes d’abondances et de diversité.

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En pleine ville, à Valladolid, j’ai pu observer un faucon (Falco rufigularis) spécialisé dans la chasse aux chauves-souris, en attente au-dessus du gouffre à la tombée de la nuit. Un autre prédateur, plus rare et que je n’ai pas pu voir, est le boa constrictor, qui attend, comme le faucon, la sortie vespérale des chauves souris pour les happer au passage. Ce boa frappe au hasard, s’aidant de la chaleur de leur corps qui leur permet de mieux viser.

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Un autre habitant est le mot-mot à sourcils bleus (Eumomota superciliosa), qui niche également dans les cenotes lorsqu’elles sont tranquilles. Le mot-mot est l’oiseau emblématique du Yucatan, sans doute en raison d’une extraordinaire beauté. Très coloré, il possède aussi une longue queue se terminant par des plumes bleu turquoise en forme de lyre, du plus bel effet lorsqu’elle les balance comme un pendule. Ce balancier lui a d’ailleurs valu le nom local de pájaro reloj ou oiseau montre. Le chant de cet oiseau est simple, mais l’écho qui s’en empare au fond du cenote en fait un son tout simplement magique. Le mot mot est farouche, il s’enfuit lorsqu’on pénètre dans la grotte. Toutefois, on peut aussi l’observer dans les forêts voisines, voire dans les villages.

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Au sein même des eaux des cenotes, la vie est également très active, et très variée en fonction du degré d’éclairement. Dans les cenotes ouverts et semi ouverts, le phytoplancton est à l’origine des réseaux trophiques. Dans l’obscurité, cette végétation aquatique disparaît et certains animaux (crustacés, poissons) s’y maintiennent grâce à quelques adaptations bien connues : dépigmentation, perte de la vue – au profit du développement de capteurs sensoriels. Dans les cenotes fermés, les organismes se nourrissent de matières organiques issues de la surface ou provenant de cavernicoles (guano de chauve-souris). Toutes ces adaptations ont abouti au développement d’espèces endémiques parmi les poissons ou les crustacés.

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Foret du Yucatan
Forêt tropicale du Yucatan, vue de l’intérieur d’un cenote. On voit les racines des arbres des bordures plonger leurs racines dans le gouffre – Photo Annik Schnitzler


Les cenotes sont d’une grande importance pour les populations humaines du Yucatan, soumises à un manque chronique d’eau. Du temps des anciens Mayas, les hommes descendaient au moyen d’échelles ou autres aménagements creusés à même le roc pour accéder à l’eau. Ces puits bleus étaient sacralisés, faisant l’objet de cérémonies en hommage aux dieux de ce monde souterrain.À Chichen-Itza, de jeunes vierges et des enfants étaient drogués, sacrifiés et jetés dans le Cenote Dzonot de 65 m de circonférence et profond d’une trentaine de mètres.

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Couleur bleue et concrétions calcaires font la célébrité actuelle des cenotes. Il est vrai qu’une nage dans les eaux turquoise au milieu des concrétions calcaire et autour des racines des plus grands arbres est tout simplement féerique. Cette nage est encore plus extraordinaire lorsque le cenote est difficile d’accès, peu fréquenté par l’homme car caché dans la végétation forestière, et qu’on y descend au moyen d’échelles rudimentaires. Le chant sourd du mot mot ajoute encore à la magie des lieux.

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En revanche, rien n’est plus rébarbatif que les cenotes proches des centres touristiques de masse, bétonnés et surfréquentés. Entre Tulum et Cancun, et dans les grandes villes, les cenotes sont en effet défigurées par des aménagements en béton, leur niveau de salinisation augmenté par l’utilisation de pompages intensifs pour l’alimentation en eau de ces villes. Dans les secteurs très peuplés, les eaux souffrent aussi de l’agriculture productiviste avec son cortège d’engrais chimiques, pesticides, insecticides, voire de résidus domestiques jetés sciemment. De nombreuses fosses septiques sont situées à l’aplomb des rivières souterraines ou de l’aquifère, de telle sorte que la contamination bactériologique consécutive pose de sérieux problèmes d’ordre sanitaire. Sur la côte Caraïbe, ce sont des réseaux entiers d’écoulements clandestins qui se déversent dans ces cavités.

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Les cenotes, et plus globalement tout le réseau karstique souterrain du Yucatan, l’un des plus vastes du monde, occupent une place à part dans les merveilles naturelles de la planète. Leur beauté et les ressources en eau sont appréciées à leur juste valeur depuis la venue de l’homme sur cette partie isolée du monde. Leur lien originel avec un événement géologique majeur de la Terre les rend encore plus précieux. Les cenotes méritent donc pleinement une gestion durable, incluant création de réserves naturelles et respect de leur biodiversité.

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Certes, il existe des réserves écologiques comme celle de Cuxtal au sud de Merida. Dans la même ligne d’idées, l’inclusion de l’anneau de cenotes dans la convention de Ramsar est à saluer. Toutefois, au vu de ce qui est dénoncé par certains géologues, leur protection est loin d’être assurée lorsqu’on la met au regard des appétits touristiques. En termes d’études scientifiques, il semblerait que les recherches soient également insuffisantes, tant sur les forêts qui en dépendent que sur les écosystèmes aquatiques.

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La somptuosité des cenotes et leur immense valeur culturelle font oublier qu’il existe d’autres merveilles naturelles et archéologiques nées des mêmes processus géologiques : ce sont les grottes sèches, dénommées localement rejolladas. Elles étaient également des lieux sacrés pour les anciens Mayas, qui y plantaient l’arbre qui fournit une boisson sacrée à base de cacao (Theobroma cacao),ramené d’Amérique centrale.

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Ces grottes sèches ont aussi servi d’abri et de culte à d’autres sociétés postérieures aux anciens Mayas. Certaines cavernes atteignent 60 m de profondeur et peuvent couvrir plusieurs kilomètres. Ainsi la grotte de Loltun près de Mérida, est longue de 2 km. De nombreux témoignages d’occupation humaine sous forme d’outils, pétroglyphes, peintures rupestres y ont été trouvés, qui montrent toutes les étapes de l’évolution des sociétés mayas. Le plus émouvant témoignage de cette présence humaine ancienne est une main en négatif, posée sur une paroi au fond d’une paroi, telle qu’on peut en voir souvent dans les grottes préhistoriques en Europe. Cette main a été datée de 10 000 ans, date des premiers millénaires de la colonisation humaine dans le Yucatan.

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Il y a mieux encore : en 2007, un squelette remarquablement conservé, trouvé en compagnie d’ossements de 26 mammifères, dont un tigre à dents de sabre, a été trouvé dans la grotte noyée de Hoyo Negro, près de Tulum dans le Quintana Roo, lors de l’exploration en plongée du réseau de grottes et galeries. L’analyse génétique de l’ADN d’une dent a déterminé son sexe, son âge lors de sa mort, la période à laquelle cette personne avait vécu, et son origine géographique. Il s’agit d’une femme décédée à l’âge de 15 ans et ayant vécu il y a 12 000 – 13 000 ans. A cette époque, le niveau marin était suffisamment bas pour que ce cenote ne soit pas totalement ennoyé. Ce squelette, le plus ancien connu pour l’Amérique, atteste de l’origine asiatique des Amérindiens, venus coloniser ce nouveau continent à partir du détroit de Béring. Décidément, les cenotes n’ont pas fini de nous étonner.

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Références

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Crespo M.B. 2001. A new approach on the bioclimatology and potential vegetation of the Yucatan Peninsula (Mexico). Phytocoenologia 31, 1, 1-31.

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Salomon J.N. « Cenotes et trous bleus, sites remarquables menacés par l’écotourisme », Les Cahiers d’Outre-Mer [Online] http://com.revues.org/815

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Chatters J.C. 2014. Late Pleistocene human skeleton and mDNA link Paleamericans and modern native Americans. Science 344, 6185, 750-754.

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