Loups, requins, renards, blaireaux, corbeaux, serres d’Auteuil : détruisons au plus vite tout ce qui est beau !
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par Yves Paccalet
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L’humanité triomphe. Elle gagne, s’étale, prend la place. Elle élimine ce qui la dérange sur la planète, voire ce qui a la simple audace d’exister. Elle tolère quelques végétaux et animaux si c’est pour les manger ou les asservir à ses activités économiques ; pour en faire des attractions touristiques ou des jouets familiers ; pour les torturer dans une arène ou un cirque ; pour les dépouiller de leurs plumes, de leurs défenses ou de leur fourrure…
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Toute autre présence de ces « étrangers » (y compris celle des Homo sapiens immigrés) est tenue pour une agression, à laquelle nous répondons avec nos armes de destruction quotidienne. Nous éliminons. Nous traquons. Nous déterrons. Nous « effarouchons » (ah ! la belle litote, pour une balle en plein cœur !). Nous « prélevons » pour équilibrer le milieu. Nous luttons contre les « envahisseurs » que nous voyons immanquablement « pulluler » ou « grouiller », alors que nombre de ces espèces sont menacées d’extinction. Nous continuons d’inscrire quantité de « nuisibles » sur des listes écologiquement absurdes et humainement atroces, mais grâce auxquelles nous offrons à nos chasseurs et à nos cracheurs de pesticides un permis de tuer à perpétuité.
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Dans une seule journée de la semaine dernière, j’ai appris qu’en Tanzanie, les populations d’éléphants se sont effondrées de 103 000 à 43 000 sujets en cinq ans ; que le rhinocéros noir d’Afrique de l’Ouest est officiellement éteint ; que les requins continuent d’être pêchés dans toutes les mers pour leurs ailerons ou leur foie, et éliminés parce qu’ils gênent les baigneurs et les surfeurs ; que 120 000 antilopes saïgas d’Asie centrale sont mystérieusement mortes en trois semaines au Kazakhstan, peut-être de pasteurellose, certains disent de pollution chimique ou nucléaire…
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J’enregistre la litanie de ces désastres. Or, dans le même temps, de quoi les journaux (radio, télé, Internet ou papier) forment-ils leurs gros titres ? Ils mettent à la « Une » les déclarations fumeuses d’un berger de 16 ans, nommé Romain Ferrand. Celui-ci affirme avoir été « menacé » dans la forêt de la Blanche, près de Seyne-les-Alpes, par une meute de loups. Le jeune homme dit avoir observé ces prédateurs en pleine nuit, quoique sans lampe. Il a vu « luire leurs yeux jaunes », et les fauves « couraient à une vitesse phénoménale »…
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J’ai l’impression de relire les « témoignages » hallucinés de certains habitants du Gévaudan, à l’époque de la « Bête ». L’adolescent aurait compté treize de ces animaux diaboliques, qu’il aurait pourtant mis en fuite d’un simple coup de fusil tiré en l’air…
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Sur le site du journal La Provence, le journaliste de service transmue l’histoire en délire : « Il a échappé au pire : encerclé par la meute, Romain Ferrand a dû tirer pour s’en sortir ! » Quasiment un héros de roman d’aventures dans le Grand Nord ! Je rappelle que le précédent « cas » supposé d’attaque de loup contre un humain s’est déroulé en 2001, dans le Mercantour. Lui aussi a fait les gros titres. C’était une affabulation : l’éleveur était tombé dans un éboulis, et avait tenté de faire croire que ses blessures étaient dues aux crocs de la « bête féroce ».
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En France, en tout et pour tout, ne vivent que 300 loups. Ces animaux n’ont pas été réintroduits par un quarteron d’écolos irresponsables, mais sont venus d’eux-mêmes dans notre pays, en 1992, depuis l’Italie où ils étaient protégés, en franchissant la crête alpine qui sépare l’Argentera du Mercantour. On dénombre (chiffres ronds) plus d’un millier de ces animaux en Italie, 2 000 en Espagne et 2 500 en Roumanie. Ces « fauves » ne causent guère de souci dans ces derniers pays, où les troupeaux sont correctement gardés. En France, ils servent de prétexte à certains potentats locaux, plutôt à droite sur l’échiquier politique, pour ne rien faire en faveur des éleveurs, et attiser des passions plus efficaces que la raison pour gagner les élections.
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Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’on voie des préfets ou des maires prendre des arrêtés illégaux, où figurent des « quotas » de loups à fusiller, piéger ou empoisonner, et jusqu’au cœur du parc national des Écrins. Rien de surprenant, dans ces conditions, à ce que le nombre des « prélèvements » autorisés, pour l’ensemble du pays, fasse un bond de 24 sujets pour la campagne 2013-2014, à 36 pour la campagne 2014-2015 (projet gouvernemental). Une augmentation de 50 % : mais en un an, la population de l’espèce n’a pas crû dans cette proportion…
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En France, nous tuons des loups dont l’espèce est protégée par la Convention européenne de Berne, que nous avons signée. Ce pourrait être pis ! L’obsession assassine des autorités et de leurs bras armés, les lieutenants de louvèterie (une institution fondée par Charlemagne !), se heurte au travail des associations de protection de la nature, lesquelles (pour le coup) hurlent à juste titre avec les loups, et attaquent en justice chaque texte abusif. Merci Ferus (qui m’a fait l’honneur d’être son vice-président) ! Merci l’Aspas, le WWF et les autres !
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Les humains sont partout pétris des mêmes peurs et des mêmes préjugés. Ce qui arrive aux loups n’est qu’un exemple de l’ignorance et de la violence qui caractérisent notre espèce, laquelle continue néanmoins à se prétendre la plus sage. La vérité est assez dure à formuler. Au fond, nous ne supportons pas la beauté sauvage, celle qui nous précède et (probablement) nous survivra… Nous sommes, sinon heureux, du moins recadrés et rassurés dans l’univers de l’artifice, du béton, du macadam, de la bagnole, de la malbouffe et de la pollution.
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Quelques exemples supplémentaires ?
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À la Réunion, l’hystérie ne se calme pas. Les autorités autorisent la mise à mort de nombreux requins tigres et bouledogues afin de « sécuriser » les lieux de baignade et les « spots » de surf. Sous prétexte que ces prédateurs sont attirés par les poissons des zones protégées de l’océan, certains ennemis des squales vont jusqu’à exiger qu’on détruise à la dynamite et au cyanure la splendide réserve marine de l’île, qui fut si longue et difficile à créer !
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En métropole, des chasseurs, appuyés par leurs édiles, ont récemment lancé de nouvelles battues au renard – ce « nuisible » qui attrape et mange environ 10 000 campagnols par an ; et ne « vole » à peu près aucune poule… D’autres Nemrods de sous-préfecture préfèrent massacrer le corbeau – ce « nuisible » qui incarne aussi le plus intelligent des oiseaux. Sur la côte atlantique, on élimine non seulement les « nuisibles » cormorans amateurs (comme nous) de poissons, mais les « nuisibles » ibis, que les ornithologues qualifient plutôt de rarissimes. Ailleurs, d’autres obsédés de la gâchette continuent de déterrer le blaireau – ce « nuisible » qu’ils asphyxient au fond de son trou avec ses petits, et dont ils oublient qu’il joue un rôle éminent dans l’équilibre de la forêt…
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Si j’étais plus méchant que de nature envers mon espèce, j’écrirais que l’homme n’aime que ce qui lui est « utile » selon les critères de l’économie marchande. Il tient en horreur le loup, l’ours, le requin, le dauphin, le crocodile ou l’éléphant parce qu’il ne goûte que ce qu’il a créé, perverti et sali lui-même. Raison pour laquelle il déteste également les étoiles du ciel…
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En formulant cela, je reste encore indulgent. La preuve ? À Paris, nos prédécesseurs avaient bâti un joyau d’architecture qu’ils avaient rempli d’orchidées, de broméliacées et d’autres fleurs du monde entier, lesquelles nous font l’offrande de la magnificence de leurs corolles et de la subtilité de leurs parfums. Ils avaient nommé cet édifice « les Serres d’Auteuil ». Or, les autorités s’apprêtent à détruire une partie de ce trésor botanique pour augmenter la superficie des terrains de tennis de Roland-Garros.
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« Tchip ! Tchop !… Tchip ! Tchop !… Trente-quarante !… Jeu, set et match !… » Vous parlez d’une esthétique et d’une poésie ! Mais il en va ainsi dans notre civilisation : quiconque détruit la nature et la beauté du monde gagne le droit de rebaptiser son œuvre « progrès ».
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Cet article d’Yves Paccalet a également été publié sur le site le + de l’Obs.
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