Pourquoi, à la Réunion, les requins bouledogues et tigres s’approchent-ils si près de la côte ouest ?
par Myriam Goldminc
Les scientifiques de l’Institut pour la recherche et le développement (IRD), chargés de comprendre la raison de leur fréquentation, viennent de rendre leurs premières conclusions après trois ans d’observation dans le cadre du programme CHARC (Connaissance de l’écologie et de l’habitat de deux espèces de Requins Côtiers sur la côte Ouest de la Réunion). Une étude qui remet en cause pas mal d’idées reçues !
« Pour cette première étude du genre à la Réunion », commente le coordonnateur du programme, Marc Soria, « nous avons posé 52 balises acoustiques et réalisé des marquages sur 38 requins bouledogues et 42 requins tigres. Première constatation importante, les observations montrent que ces animaux ne sont pas inféodés à un territoire en particulier. Ils sont capables de faire le tour de l’île et explorent la zone sur plusieurs km », indique Marc Soria.
Sur la côte sud-ouest, ils sont présents toute l’année, mais principalement au cours de la période de transition entre l’été et l’hiver austral (entre mars et juin), une période qui correspondrait également à une période de reproduction sur certains sites de la côte ouest : Etang du Gol à Saint-Gilles. « Cela reste une hypothèse pour l’instant, mais il se pourrait que ces sites soient des lieux d’accouplement, souligne Marc Soria, car sur 18 requins étudiés, 12 étaient matures à cette période. Les accouplements seraient bisannuels car leur gestation est longue : entre 9 à 11 mois, avec une portée maximale connue de 20 petits ».
Autre fait avéré, « ces espèces peuvent se déplacer sur de longues distances », déclare Marc Soria ? Ainsi, un requin-tigre marqué par l’IRD en décembre 2012 a été pêché 9 mois plus tard le 28 août 2013 sur la côte ouest de Madagascar. Un autre requin tigre marqué à la Réunion en mars 2013 a été détecté en Afrique du Sud à 50 km de Durban. De plus, le suivi sur 6 mois de deux requins bouledogues a permis de montrer que ces requins pouvaient s’éloigner à plus de 100 km de la côte réunionnaise pour ensuite y revenir.
Des comportements liés à l’environnement
Le deuxième facteur important, mais également à confirmer, concerne le comportement alimentaire des requins : « L’état des ressources disponibles près des côtes influencerait la présence des requins-bouledogues ». Ainsi, « lorsqu’elles diminuent, les requins se rapprocheraient davantage des côtes pour se nourrir », souligne Marc Soria.
Les observations montrent une zone d’occupation plus au large la nuit et le matin, puis une tendance à se rapprocher des côtes dès le début d’après-midi, période au cours de laquelle la majorité des requins ont tendance à remonter en surface pour occuper davantage la partie supérieure de la colonne d’eau et, à partir de 17 heures, au crépuscule, on note une activité accrue qui correspondrait à une période de chasse. Leur alimentation est constituée principalement de poissons et provenant essentiellement des ressources côtières.
D’autres facteurs ont été mis en évidence qui favoriseraient la présence des requins bouledogues, comme la hauteur de houle, la pluviométrie ou encore la turbidité des eaux de surface. « A la Réunion, remarque Marc Soria, certains requins se déplacent énormément au cours de la journée et ce serait intéressant d’étudier leur comportement par rapport à ceux des populations voisines occupant des zones plus riches en poisson comme aux îles Eparses, Juan de Nova, Europa ou à Madagascar pour voir si ces déplacements journaliers sont liés ou pas à la densité et la disponibilité en proies ».
Pour Marc Soria, si l’on veut supprimer tout ou partie des requins, on court le risque d’avoir des effets de cascade trophique: en supprimant les animaux en haut de la chaîne alimentaire, certaines espèces situées à des niveaux inférieurs de cette chaîne pourraient proliférer et entraîner un déséquilibre de l’ensemble du système. De plus, les requins sont connus pour jouer un rôle important dans l’écosystème marin en éliminant les animaux les plus faibles ou malades.
« Nous sommes partis de presque rien, constate Marc Soria, et il reste bien des pistes à étudier sur le comportement des requins tigres et requins bouledogues, sur leur état physiologique ou encore sur l’effet à plus grande échelle des modifications environnementales liées au réchauffement climatique. Nous souhaiterions poursuivre ces études scientifiques en les comparant avec d’autres et en collaboration avec plusieurs chercheurs, mais pour l’instant la suite n’est pas envisagée sur un plan financier du moins. »
« On a accusé la Réserve marine de la Réunion d’être un pôle d’attraction pour les requins, souligne Pascale Chabanet, directrice de l’IRD à la Réunion, biologiste de formation, alors que les ressources en poissons sont faibles dans son périmètre, 10 fois plus faibles par exemple que sur Europa dans les Iles Eparses. Les cages aquacoles en mer ont été également pointées du doigt, accusées de sédentariser les requins. Grâce à une caméra fixée sous une cage aquacole, nous avons montré que la présence des requins bouledogues était irrégulière sur le site. Ces cages constitueraient plus un point d’attraction qu’ils visitent sans y rester. Les accusations sont ainsi construites sur des idées qui n’ont aucun fondement scientifique. »
Depuis une trentaine d’années, le littoral de la Réunion subit de grands bouleversements du fait de la densification de l’urbanisation et leurs conséquences (constructions, pollution…) qui ont entraîné une dégradation des récifs coralliens. Celle-ci est due à de nombreux facteurs : érosion du bassin versant, mortalité des coraux, surpêche des poissons, eutrophisation de l’écosystème récifal aujourd’hui dominé par des algues.
Un lagon en bonne santé est extrêmement coloré, que cela soit par les poissons ou les coraux. Mais à la Réunion, le lagon est de plus en plus dominé par des couleurs sombres, des algues notamment. C’est en partie pour restaurer un écosystème fortement dégradé que la réserve a été créée en 2007 sur 40 km de côtes, sur une surface de 35 km 2. Seuls 5 % sont classés en réserve intégrale. « En fait, résume Pascale Chabanet, cette crise requin pose la question de la place de l’homme dans la nature. Faut-il lutter ou essayer de mieux vivre avec elle ? L’océan est un milieu naturel et il est illusoire pour moi de chercher à le dominer. »
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