Quand on aime la forêt, on aime toutes ses composantes animales et végétales.
par Jean-Claude Génot, écologue
J’apprécie tous les arbres à condition qu’ils soient dans leurs stations naturelles et pas introduits par les forestiers pour des raisons purement économiques. Mais il y a un arbre que j’aime par dessus tout, c’est le hêtre. Pourtant, cet arbre n’a ni la longévité du chêne, ni la popularité du sapin. Il est considéré comme commun, fragile en cas de tempête et très dominateur face aux autres espèces de lumière.
Mais sa fragilité en fait sa principale qualité écologique. S’il tombe, il alimente le sol en bois mort, s’il perd une branche charpentière, il offre des opportunités d’installation aux champignons et aux insectes et s’il casse au niveau du tronc, il devient une chandelle propice à la recherche de nourriture des pics. C’est l’arbre des climats humides et frais. Il a besoin de pomper beaucoup d’eau dans le sol et aussi d’humidité ambiante pour hydrater directement son feuillage.
Son tronc lisse et gris devient une véritable colonne d’eau en cas de pluie, collectant tous les ruisselets venus des branches de son houppier. Il abrite lichens et mousses, et quand il devient très âgé, son écorce se craquelle et prend du relief dans lequel s’installent des mousses spécifiques que l’on observe dans les forêts pluri-séculaires de Roumanie.
C’est l’arbre naturel de nombreuses régions d’Europe, des Carpates de l’est à l’ouest de la France. Ne supportant pas le plein soleil, le hêtre est un arbre forestier par excellence, poussant bien à l’ombre. Si le forestier n’avait pas favorisé le sapin en montagne et le chêne en plaine, le hêtre régnerait en maître sur toute l’Europe centrale.
Toutefois, le hêtre peut cohabiter avec d’autres arbres et arbustes selon les stations écologiques comme le chêne pédonculé, le sapin, l’épicéa, l’érable sycomore et le houx. Dans les hêtraies sur sols acides, la flore est assez pauvre en sous-bois. Mais sur les sols neutres, la hêtraie accueille une flore herbacée plus riche et plus abondante (lamier jaune, sceau de Salomon multiflore, arum tacheté, mélique uniflore, ail des ours, etc.) ainsi que de nombreux arbustes (troène, aubépine, cornouiller, noisetier).
Le hêtre a des troncs aux formes multiples : fûts élancés dans les forêts « cathédrales », rabougris dans les forêts d’altitude, tordus comme à Verzy ou en têtards avec des formes fantastiques. Le hêtre est aussi bien adapté au sol calcaire qu’au sol gréseux, à la montagne qu’à la plaine et se prête à toutes les sylvicultures, du taillis à la futaie.
La hêtraie abrite de nombreuses espèces, grâce à ses grands troncs, son feuillage dense et ses fruits, les faînes, qui ont même nourri les hommes. Le loir, le pic noir, le pigeon colombin, la chouette de Tengmalm, la martre, le rhinocéros, coléoptère qui pond ses œufs dans le bois vermoulu, et l’ours (en Slovénie et des Abruzzes) vivent dans les hêtraies pour s’y nourrir, notamment quand la faînée est abondante, pour s’y reproduire ou les deux.
Hormis les faînes dont les hommes ont tiré de l’huile ou qu’ils ont mangé en bouillie ou en fruit sec, le hêtre a fourni un excellent bois de chauffage depuis des millénaires et a permis aux hommes de survivre face au froid. Les hêtraies ont beaucoup souffert des besoins multiples des sociétés, surtout à la veille de la Révolution française au travers des coupes, du pâturage ou du ramassage de la litière.
Dans de nombreuses régions d’Europe, les charbonniers ont exploité de très nombreuses forêts de hêtres jusqu’au début du XXe siècle. Les forestiers ont transformé les hêtraies sur exploitées en forêts de résineux à croissance rapide pour les besoins industriels dès le milieu du XIXe siècle. Même aujourd’hui, le hêtre, par son caractère naturel, spontané et dynamique, est considéré par certains forestiers comme la « mauvaise herbe » de la forêt parce qu’il gêne le chêne ou le pin, espèces de lumière, mais aussi parce qu’il rapporte moins quand il est de moindre qualité.
Pourtant, son rôle écologique est primordial dans le contexte du produire plus car cet arbre fournit le plus de micro-habitats pour la faune (fente, fissure, loge de pic, cavité naturelle) et qu’il peut générer plus facilement du bois mort à cause de son instabilité au vent et aux bris de glace. Conserver des vieux hêtres est donc indispensable pour la naturalité des forêts. Donner un nouveau rôle économique au hêtre dans la construction ou l’ameublement serait un moyen de relancer l’intérêt pour cet arbre merveilleux.
Mais qu’en est-il de l’avenir du hêtre face au changement climatique ? Le facteur clé pour cette espèce est le manque d’eau en été, bien plus qu’une élévation de la température moyenne. Or, le futur climat annonce des stress hydriques plus fréquents, ce qui rendrait le hêtre plus vulnérable aux attaques de champignons et d’insectes. Face à cette situation, deux attitudes s’opposent : ceux qui veulent remplacer le hêtre par une espèce plus résistante, comme par hasard le Douglas, un résineux à croissance rapide présent en France depuis moins d’un siècle (qui pourtant peut aussi souffrir d’épisodes de fortes sécheresses), et ceux qui misent sur la diversité génétique du hêtre, présent depuis les dernières glaciations, et capable de résister à des stress hydriques importants grâce à des écotypes plus tolérants à la sécheresse.
Le département de la santé des forêts a mesuré le déficit en feuilles du hêtre en France (ce déficit est un symptôme de stress lié au manque d’eau, de ce fait l’arbre peut moins bien assurer la photosynthèse). Il est passé de 20 % en 1997 à 30 % en 2011. Au changement climatique, s’ajoutent l’augmentation de la concentration en gaz carbonique et les apports azotés atmosphériques qui renforcent l’acidification des sols. Aucun modèle à ce jour ne peut prédire l’état de santé de la hêtraie d’ici les cinquante prochaines années. Il est probable que les hêtraies européennes vont subir des modifications plus ou moins profondes et qu’elles vont muter vers de nouveaux écosystèmes comprenant toujours du hêtre mais avec une autre composition végétale liée à la chimie des sols et au climat. D’ailleurs, la présence nouvelle du raisin d’Amérique et du cerisier tardif est un des symptômes de cette mutation. Ce n’est pas sans raison que l’UICN a classé les écosystèmes de hêtraie dans la catégorie « quasi menacés ».
S’il fallait des preuves de la beauté des hêtraies, ce sont les couleurs fauves de l’automne ou le vert tendre des premières feuilles printanières, teintes merveilleuses d’une diversité inouïe.