Voici des extraits de Propos d’un moine orthodoxe (éditions Lethielleux), un livre d’entretien de Jean-Claude Noyé avec le Père Placide Deseille, le fondateur du monastère de Solan.
Propos recueillis par Jean-Claude Noyé
J.C. Noyé : Père Deseille, selon vous, la rupture spirituelle entre la chrétienté occidentale catholique romaine puis, en partie, protestante, et la partie orientale, orthodoxe, de l’Europe et du monde méditerranéen, restée davantage attachée à la vision des Pères de l’Eglise, cette rupture, donc, a eu un effet négatif sur le développement de la civilisation occidentale au point de vue écologique. Pourquoi ?
Père Deseille : c’est qu’elle lui a fait perdre le contrepoids d’une vision du monde davantage sensible à l’émerveillement devant le mystère de la création, davantage pénétrée du sens du sacré, plus consciente de la nécessité de l’ascèse et du renoncement, plus tournée vers la contemplation que vers l’exploitation de la nature. C’est pourquoi nous pensons que l’Europe de demain devra être spirituellement réunifiée, en incluant véritablement les pays de tradition orthodoxe, ayant ainsi réintégrant les éléments de sa tradition originelle, et de nouveau capable d’apporter au monde une contribution irremplaçable. Dans cette perspective, comme dans la recherche de pratiques à la fois nouvelles et traditionnelles en matière d’agriculture, des monastères orthodoxes comme les nôtres, en France, peuvent jouer un rôle certes modeste, mais néanmoins utile.
JCN : certains écologistes croient pouvoir établir une relation de cause à effet entre la vision chrétienne du monde et les méfaits de la civilisation industrielle. Ils mettent en avant le fameux verset de la Genèse : « Dominez la terre ». Qu’en pensez-vous ?
Père Deseille : souvent même, ils en concluent à l’opportunité d’abandonner la tradition chrétienne au profit d’autres conceptions plus ou moins panthéistes selon lesquelles l’homme, sachant qu’il n’est qu’une goutte d’eau dans l’univers, n’aurait plus la tentation de briser l’harmonie du tout en soumettant la nature à sa volonté et à l’agressivité de ses instincts. Pour moi, il ne fait pas de doute que ce serait une grave erreur de rompre ainsi avec toute la tradition personnaliste d’inspiration chrétienne. Répudier tout l’acquis de l’Europe chrétienne, en ce qui concerne la dignité unique de la personne humaine, serait une aberration tragique, ouvrant la porte à des périls nouveaux et à toutes les dérives que rendent possibles les développements actuels de la biologie et de la génétique. N’oublions pas que le nazisme se présentait comme un écologisme fondamental, basé sur une vision panthéiste de la nature et de ses lois.
JCN : que disent les Pères de l’Eglise au sujet de la nature ?
Père Deseille : quand ils lisaient dans la Bible le récit de la création, ils n’en concluaient pas que l’homme avait été placé dans le monde pour l’exploiter à son gré. Tout au contraire, pour eux, sa fonction était d’être le prêtre et le chef de choeur d’une création faite pour chanter la gloire de son auteur. L’Eglise orthodoxe est, me semble-t-il, restée plus attachée que les confessions chrétiennes occidentales à cette conception des Pères de l’Eglise ancienne.
JCN : peut-on revenir sur ces fameux versets controversés de la Genèse ?
Père Deseille : à dire vrai, il faut considérer les trois premiers chapitres de ce livre biblique. A travers leur langage, qui est celui d’une époque lointaine, ils nous livrent des enseignements fondamentaux, d’ordre religieux, sur le dessein de Dieu sur le monde et sur l’homme. Le premier enseignement qui en ressort, c’est que le monde a été créé par Dieu. Le Dieu de la Bible est un Dieu personnel (tripersonnel et un), distinct de l’Univers. Il est présent à tout cet univers, il le pénètre de toutes parts, mais en même temps, il le transcende. L’univers n’est pas, pour la pensée biblique, un grand tout, divin par nature, et où la distinction et la multiplicité des êtres seraient le fruit d’une illusion. Le respect qui est dû à tout être vivant vient de ce qu’il est l’oeuvre de Dieu, mais, entre ces oeuvres, il existe des différences réelles, objectives, et le simple respect de la vie comme telle ne peut être confondu avec le respect dû à la personne humaine.
JCN : est-ce à dire que, selon la perspective biblique, l’univers a été créé pour l’homme ?
Père Deseille : tout à fait. Précisément parce que l’homme en est le sommet, et que Dieu l’y a placé comme son intendant et son représentant. C’est le sens de la parole de la Genèse : « Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance ». Il faut d’ailleurs noter que, selon l’interprétation des Pères de l’Eglise, cet homme qui est ainsi placé au sommet de la création, ce n’est pas l’individu humain, mais la personne humaine, en communion dans l’amour et le don de soi avec Dieu et avec toutes les autres personnes humaines. Ou plus exactement, pour les Pères de l’Eglise, l’image de Dieu, ce n’est pas l’individu humain dans sa singularité, c’est l’humanité tout entière envisagée comme un seul être, une seule image divine participée par chaque être humain. C’est le Christ total, le Verbe de Dieu ayant assumé notre nature humaine, et uni à tous ses membres. Selon la parole de l’apôtre Paul, « tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu. »
JCN : où se situe, selon vous, la différence fondamentale entre l’homme et les autres vivants, entre l’homme et l’animal ?
Père Deseille : chaque homme est une personne, ayant une valeur absolue et une destinée éternelle, appelée à se réaliser pleinement dans le don total d’elle-même, dans une transparence totale à Dieu et aux autres personnes. Tous sont égaux – homme ou femme, pauvre ou riche, puissant ou misérable selon le monde. Cela vaut pour les plus faibles eux-mêmes : embryon humain, malades, débiles mentaux, handicapés de toutes sortes, même les plus profonds. Les plus faibles sont même considérés comme revêtus d’une dignité particulière, l’éminente dignité des pauvres (Bossuet). On est là aux antipodes du nazisme qui considère, à cause de cela, le christianisme comme son principal adversaire. L’animal, au contraire, n’a pas de dignité ni de destinée personnelle ; il n’existe que pour l’espèce, et celle-ci reste elle-même subordonnée au bien et à l’équilibre de l’univers, à tel ou tel stade de son évolution. C’est pourquoi l’existence du règne animal est subordonnée aux lois de la sélection naturelle. En définitive, l’existence du règne animal, comme celle des autres créatures, a pour raison d’être de rendre possible la vie de l’homme sur la terre et de réaliser la destinée qui lui a été fixée par Dieu.
Avec l’aimable autorisation des auteurs.