Pour les auteurs de ce texte, il est urgent d’opter pour une vision philosophique différente, qu’on pourrait qualifier d’ « écocentrée », dans laquelle l’homme accepterait de n’être qu’un élément parmi tous les autres, et non un élément souverain seul apte à juger du droit à l’existence des autres espèces.
par Annik Schnitzler* et Jean-Claude Génot**
Des dizaines d’arbres cassés et moussus, des ronces partant à l’assaut des sous-bois, des mouches, des fourmis et des moustiques, quelques araignées, des hardes de sangliers, un reste de maison écroulée, un vieux verger occupé par des rongeurs et des oiseaux, un renard qui se faufile… Bref, une prolifération d’êtres non humains qui échappent au contrôle de l’homme, retrouvant leurs propres lois après des siècles de domestication, dans les champs et les vergers abandonnés, les forêts en friche ou les montagnes délaissées…
Pour une majorité de nos contemporains, cette nature de reconquête, qu’on peut situer quelque part entre l’ancien domestiqué et le presque sauvage, celle qui se développe lorsque l’homme est parti, cette nature en friche est totalement laide, et surtout, parfaitement inutile.
Depuis des millénaires, tout d’abord en Occident, puis maintenant partout ailleurs ou presque, la nature est ainsi réduite à une dimension utilitaire. De la bactérie à l’ours, des mares aux vastes forêts, espèces et écosystèmes sont classés dans deux catégories bien distinctes : ce sont soit des ressources, soit des nuisibles. Dans la catégorie nuisible, dépourvus d’attraits et dangereux, espèces et écosystèmes (en général des friches ou autres espaces artificialisés) doivent être éliminés ou mis en valeur.
Sous la pression des idées écologiques, le concept de ressources a évolué, du moins en apparence. En fait, la tendance à une domestication obsessive de la nature, si caractéristique de notre espèce, s’est faussement diversifiée. Pour exister, cette nature doit en effet justifier d’une valeur, « payer sa place » en quelque sorte. Les valeurs acceptables sont déterminées par la société : elles doivent être d’ordre économique, écologique ou social. On conserve les forêts cultivées pour leurs ressources immédiatement exploitables, les forêts vierges pour leurs ressources futures. Les forêts, au statut actuel si précaire, fixent aussi le carbone en excès, celles qui sont encore inondées préservent notre eau potable ou dépolluent les eaux contaminées par le filtre des sols et de l’absorption racinaire. Certaines espèces (plantes, animaux, champignons pour l’essentiel) ont droit à une protection intégrale parce qu’ils sont rares, et que la rareté est valorisante ; d’autres parce que leur présence est révélatrice de milieux bien préservés. Même la nature sauvage est parfois décrite sous l’angle du service écologique, par le fait qu’elle est source d’inspiration et de bien être. La nature sauvage peut aussi rapporter aussi beaucoup d’argent, par le tourisme qu’elle draine ou les plaisirs qu’elle procure pour la pêche et la chasse. Quant aux humbles abeilles, elles ont droit à notre égard parce qu’elles pollinisent nos cultures ; de même certaines espèces sauvages n’intéressent l’homme que parce qu’elles renforcent le patrimoine génétique de plantes domestiques.
Mais que dire pour justifier la conservation des requins, des loups, voire des espèces exotiques envahissantes ?
Parfois, les intérêts sont contradictoires. De nos jours, en Europe, la gestion forestière et celle de la grande faune sauvage deviennent de plus en plus complexes, lorsque l’intensification des pratiques forestières coincide, malheureusement, avec le retour des grands herbivores sauvages et leurs prédateurs. Déstabilisées par ces nouvelles évolutions, les sociétés souhaitent une gestion multifonctionnelle conciliant l’activité économique de la sylviculture, les usages sociaux des forêts incluant la chasse et les besoins de nature de la population, ainsi que la protection d’une certaine nature. Nul ne souhaite en fait le retour vers un sauvage disparu depuis des siècles, à savoir des forêts naturelles et un réseau diversifié de grands mammifères, tels qu’il existe encore dans d’autres parties de l’Europe. Ce sauvage, s’il devait revenir, doit se justifier par des services environnementaux.
Cette énumération fourre-tout n’a pas pour but de juger négativement des actions de conservation. Dans bien des cas, c’est grâce à cela que des coins de nature subsistent, et que des animaux dérangeants pour les activités humaines n’ont pas été éliminés.
Toutefois les concepts actuels de conservation relèvent du même idéal de domestication que l’exploitation des ressources naturelles. Certes, la nature cultivée ne saurait se passer de l’homme, puisqu’il l’a créée, mais pourquoi cette vision anthropocentrique de la nature sauvage ? Devons-nous justifier de son existence par une utilité présente ou à venir ?
Considérer la nature uniquement comme un objet relève d’une attitude arrogante dont on mesure aujourd’hui les conséquences dramatiques à l’échelle planétaire. La mise en valeur totale de la nature conduit à détruire toute beauté dans ce monde et à menacer grandement notre équilibre psychique. Il est urgent d’opter pour une vision philosophique différente, qu’on pourrait qualifier d’ « écocentrée », dans laquelle l’homme accepterait de n’être qu’un élément parmi tous les autres, et non un élément souverain seul apte à juger du droit à l’existence des autres espèces. L’intérêt pour les sociétés humaines actuelles et futures (puisqu’il faut tout de même en passer par là) serait que la nature en général serait mieux respectée et utilisée.
* Professeur au Laboratoire Interdisciplinaire des Environnements Continentaux – LIEC – UMR 7360 CNRS – Université de Lorraine – UFR Sci FA
** Ecologue, membre des JNE.