Certains se demandent en quoi les espaces à haut degré de naturalité seraient supérieurs d’un point de vue écologique, culturel ou moral, aux espaces résultant des interactions entre les activités humaines et la nature, en clair pourquoi la nature « naturelle » vaudrait mieux que la nature « culturelle » en matière de protection ?
par Jean-Claude Génot, Ecologue
Une telle question dépend de sa conception personnelle de notre nature. Celui pour qui la nature est spontanée, sauvage et indépendante de la volonté humaine ne se pose même pas cette question. Pour lui, il est évident que la nature a une valeur intrinsèque, bien supérieure à tout ce que la technologie humaine peut faire pour « améliorer » la nature, suivant en cela le fameux principe « Nature knows best » de la deep ecology américaine.
Mais revenons à la question émanant de gens pour qui il n’y a pas de nature sans homme et dont la vision anthropocentrique réclame des justifications sur cette supposée primauté de la nature libre et autonome.
Sur le plan écologique, la nature livrée à elle-même mène à la richesse et à la complexité des communautés et des interrelations entre les biocénoses, alors que lorsque l’homme intervient, les écosystèmes vont immanquablement vers la simplification. Les exemples ne manquent pas dans la littérature ainsi pour les milieux tempérés : il a été démontré dans de nombreuses études que la sylviculture réduit la diversité biologique des forêts.
Seules les forêts anciennes depuis une longue période abritent une grande diversité d’espèces, comme le montre l’exemple de la forêt de Bialowieza en Pologne. Quant à la gestion conservatoire supposée augmenter la biodiversité, elle ne fait que favoriser des espèces artificiellement maintenues dans des milieux ouverts, bien plus pauvres en diversité que les friches et les milieux boisés résultant d’une évolution naturelle.
Sur le plan scientifique et pédagogique, l’homme étant omniprésent sur la planète, il est impératif de préserver des espaces sans intervention humaine pour servir de références à la gestion des ressources naturelles et pour mieux étudier la résilience des écosystèmes, notamment dans le contexte des changements climatiques. Ainsi pour reprendre l’exemple de la forêt, les forestiers peuvent tirer des enseignements en matière de sylviculture de la visite des réserves intégrales. Enfin, il est important que les gens puissent visiter des espaces sauvages en libre évolution, jeunes ou pluri-séculaires, pour voir d’autres images que les seuls espaces façonnés par les activités humaines.
Sur le plan culturel, visiter des zones de nature à haut degré de naturalité procure de multiples satisfactions comme se déconditionner des paysages entièrement domestiqués, renouer avec le sauvage ou découvrir des sources d’inspiration et des nouvelles sensations (solitude, liberté). On ressent les choses par contraste, c’est face à la nature sauvage que l’homme retrouve toute son humanité.
Sur le plan moral ou éthique, la nature existe depuis bien plus longtemps que nous à l’échelle des temps géologiques et a su faire preuve d’ingéniosité et de durabilité au cours de sa longue histoire, ne devant rien à l’homme. De ce simple fait, elle mérite notre respect, ce qui devrait se traduire par une place plus grande pour la nature spontanée.
De plus, l’homme ayant étendu sa domination sur la planète, il est urgent de montrer la voie vers un autre rapport à la nature, moins violent et moins utilitaire. Les espaces de nature en libre évolution sont les symboles de ce changement d’attitude. C’est justement parce que les sociétés actuelles sont dans la maîtrise forcenée de la nature et que la nature domestiquée est la norme qu’il est éthiquement nécessaire de privilégier ce mode de protection, à savoir « ne pas faire » à la place de la nature. Enfin savoir qu’il existe des zones de libre évolution contribue à l’équilibre psychique de tous ceux qui aiment la nature, représentant ainsi leur part de rêve et de liberté.
Pour l’avenir, la voie la plus indispensable pour protéger la nature est de laisser faire ses processus naturels ; partout ailleurs, il est urgent de gérer les écosystèmes dont nous avons besoin sur des bases écologiques.
Accepter de laisser faire nature, revient à faire preuve d’humilité face à la nature, donc à renoncer à notre utilitarisme total. A ce propos, l’artiste naturaliste suisse Robert Hainard nous mettait déjà en garde : « Dans un monde entièrement utilisé et rationalisé, il n’y aurait plus de liberté ni de choix, donc plus d’amour. Quelle sottise de travailler à la « mise en valeur » intégrale du globe, et de gémir sur le recul des libertés ».