Le nucléaire au bord de la falaise

Dans un rapport publié fin février 2014, le cabinet Wise Paris tire la sonnette d’alarme : le parc nucléaire français vieillit et le flou demeure sur l’âge limite des réacteurs.

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par Thomas Blosseville

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Photo Lourenço Tomás

 

La France se savait dépendante du nucléaire : ses 58 réacteurs ont généré l’an passé 73% de sa production électrique. Mais elle découvre peu à peu l’étendue de sa vulnérabilité. Commandé par Greenpeace, le rapport de Wise Paris vient documenter un risque peu médiatisé : « l’effet falaise ».

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De quoi s’agit-il ? Le parc nucléaire français est très standardisé. Ses réacteurs reposent sur les mêmes technologies. Quand l’un est pris en défaut, tous les autres sont potentiellement concernés. Autre particularité : ils n’ont pas formellement d’âge limite. Chacun passe tous les dix ans une visite de contrôle pour pouvoir fonctionner une décennie supplémentaire. Les experts s’accordent néanmoins à dire que les réacteurs ont été conçus pour 40 ans. En moyenne, ils en ont aujourd’hui 29 et la France pourrait subir le contrecoup de sa frénésie atomique passée : elle a mis en service 80 % de ses réacteurs en seulement dix ans, entre 1977 et 1987. Ils atteindront donc leur âge limite théorique dans un laps de temps très court et rien n’est prévu pour les remplacer. « Si la fermeture stricte à 40 ans est respectée, prévient Yves Marignac, directeur de Wise Paris et auteur de l’étude, la capacité de production chutera de moitié en 8 ans. » Cette chute constitue l’effet falaise.
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La France n’a pas les moyens financiers de renouveler si rapidement son parc nucléaire. Pour gagner du temps, une option est parfois évoquée. Il s’agirait d’allonger la durée de vie des réacteurs jusqu’à 50 ans, voire 60. Mais il y a un hic. « Nous allons avoir un conflit de calendrier », craint Sébastien Blavier, chargé de campagne nucléaire à Greenpeace France. L’effet falaise débutera en 2019, alors que l’Autorité de sûreté n’a prévu de donner son avis final sur une éventuelle prolongation qu’autour de 2018-2019, un avis qu’il faudra décliner réacteur par réacteur. Le timing sera d’autant plus délicat que la filière devra faire face au départ à la retraite de la génération qui a bâti, exploité et surveillé le parc existant.

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Photo Claire Macnamara

Dans un calendrier si serré, la complexité technique ne va rien arranger. Prolonger les réacteurs supposerait de les rénover. Mais comment ? Certaines pièces ne sont pas remplaçables. C’est le cas des cuves (où est placé le combustible nucléaire) comme des enceintes de confinement. Un réacteur possède aussi des équipements diffus : comment s’assurer de la tenue, sur la durée et dans des conditions extrêmes, des multiples câbles et tuyauteries ? Les retours d’expérience des catastrophes de Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) imposent, par ailleurs, une mise à jour des dispositifs de sûreté. Certains accidents graves n’avaient en effet pas été prévus lors de la conception des réacteurs. L’histoire a pourtant montré qu’ils pouvaient se produire. Par exemple, comment récupérer le cœur du réacteur s’il fond (comme à Three Mile Island) ? Les solutions ne sont pas encore validées. Selon Wise Paris, le défi est tel que, sur le plan légal, la prolongation d’un réacteur s’apparenterait à la création d’un nouveau. Avec, à la clé, des procédures administratives supplémentaires – comme des enquêtes publiques – par rapport aux habituelles visites décennales… visites qui peinent déjà d’ordinaire à être réalisées. « Seuls 5 des 27 réacteurs ayant dépassé les 30 ans ont réellement passé leur visite décennale des 30 ans », pointe Yves Marignac.

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En 2008, EDF estimait à 400 millions d’euros la cure de jouvence, une facture réévaluée à 900 millions en 2011. Et ce, pour chaque réacteur. « Mais les coûts sont très incertains, juge l’expert. Le montant pourrait atteindre quatre fois l’estimation actuelle. » Soit 4,35 milliards d’euros par réacteur, d’après son étude, pour un haut niveau de sûreté. Voire plus encore, en comptabilisant les coûts indirects, comme la perte de productivité liée à l’arrêt des réacteurs pour travaux. Face à tant d’incertitudes, « le risque serait de reporter éternellement les décisions », prévient le député Denis Baupin. La loi sur la transition énergétique attendue cette année revêt une importance considérable.
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