Inde : le crépuscule des vautours

Les vautours sont à l’Inde ce que les moineaux représentent chez nous : un élément du décor urbain. Bien plus : leur rôle d’éboueurs constitue l’un des plus sûrs remparts contre les épidémies. Mais il aura suffi de quelques années pour les précipiter au seuil de l’extinction. Regards sur un phénomène qui a des répercussions sur de multiples aspects de la vie des humains.

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par Yves Thonnerieux

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Vautours en Inde - Photo Yves Thonnerieux
Vautours en Inde – Photo Yves Thonnerieux

 

Le pilote d’Air India vient de recevoir de l’aéroport de Delhi les dernières consignes d’approche. Piste dégagée et météo favorable : l’atterrissage est prévu dans quelques minutes. A l’intérieur de la cabine, l’atmosphère reste étonnamment sereine, presque détendue. Moins de 10 années auparavant, l’arrivée à Delhi constituait pourtant la hantise de tous les pilotes de ligne. Par ciel clair et température élevée, l’espace aérien de la grande métropole indienne devenait le terrain de jeu préféré des vautours ! Profitant des ascendances thermiques générées par l’air surchauffé du tarmac, jusqu’à 4 000 d’entre eux constituaient autant d’obstacles potentiels pour les avions de tous acabits en phases d’atterrissage ou de décollage.

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Jusqu’en 1997, l’aviation civile et l’armée indienne, excédées par des impacts à répétition, n’en finissaient pas de réclamer aux autorités gouvernementales des mesures d’éradication des oiseaux planeurs ; ceux-ci étant décrits comme « les ennemis jurés des aviateurs en temps de paix ». Avec des dégâts matériels estimés à 70 millions de dollars par an, auxquels s’ajoutaient des pilotes et des passagers blessés, plus quelques accidents mortels, la cohabitation avions-rapaces faisait beaucoup parler d’elle.

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Au milieu de la décennie 80, deux éminents ornithologues locaux, les Docteurs Salim Ali et Robert B. Grubh, avaient étudié, à la demande des autorités en place, les possibilités de recourir à une limitation des populations de vautours, alors en pleine expansion dans les villes indiennes. Il se trouvait alors des responsables pour prôner leur élimination massive, afin de sécuriser le ciel des grands centres urbains. Dans le rapport livré par ces spécialistes de la gent avienne, l’accent avait été mis sur la seule et unique alternative : la dotation pour chaque agglomération indienne d’une certaine importance d’abattoirs modernes et de structures adéquates de traitement des carcasses.

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D’immenses charniers à ciel ouvert

 

L’usage, en Inde du nord, veut en effet que les animaux morts et les restes de boucherie soient transportés vers d’immenses terrains plats où ils sont confiés aux bons offices de deux catégories d’intervenants : les intouchables et les vautours. Les premiers, dans une odeur écœurante de chairs fermentées et de viscères mises à nue, découpent le cuir, scient la corne, lavent les boyaux (ceux-ci entrant dans la fabrication de la gélatine des films d’une industrie cinématographique connue pour sa prodigalité) ; les seconds se chargent d’engloutir dans leur jabot les restes de viande et de tripaille. Arrivé à son terme, le travail des éboueurs ailés laisse à nouveau le champ libre aux humains qui recyclent les os en engrais agricoles et en poudre de céramique. Le spectacle des pauvres hères et des charognards cohabitant de l’aube au coucher du soleil dans ces lieux infâmes constituait sans nul doute l’un des grands chocs culturels auxquels se trouvait confronté le visiteur occidental fraîchement débarqué en Inde.

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En fait, le développement des populations urbaines de vautours se calquait très étroitement sur celui des ressources alimentaires dont ils disposaient en ville. Or, cette manne allait grandissante ; étant à la fois dopée par l’exode rural et un accroissement démographique global (de 16,57 ‰ entre 1995 et 2000).

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Les recommandations d’Ali et Grubh dans leur rapport de 1984 étaient claires : il fallait « couper les vivres » aux vautours en traitant les carcasses dans des locaux aménagés et non plus à l’air libre. Cette mesure refoulerait obligatoirement les charognards à l’écart des cités et induirait une forte mortalité dans leurs rangs, pour cause de disette. A terme, leurs ardeurs reproductrices se verraient tout naturellement tempérées (la pénurie alimentaire se traduisant chez les animaux par des mécanismes internes de régulation des effectifs).

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Prodigués à des autorités qui s’étaient engagées à respecter un calendrier bien précis dans le cadre de leur Septième Plan Quinquennal, ces conseils ne furent jamais suivis d’effets et l’on continue en Inde du Nord, 20 ans plus tard, à déverser les carcasses sur des terrains vagues. Officiellement, par manque de moyens financiers. Mais probablement aussi par crainte des retombées politiques, ainsi que le soulignaient les deux mêmes ornithologues : « Des dizaines de milliers de familles Harijan de toute la plaine indo-gangétique dépendent entièrement de l’aptitude des vautours à nettoyer les carcasses. La disparition des zones de dépeçage à ciel ouvert priverait ces populations humaines d’un partenariat gratuit avec les vautours et pourrait rapidement dégénérer en troubles socio-économiques, voire en crise politique ».

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Des risques sur la santé humaine

 

Aujourd’hui, les vautours ont à peu près totalement disparu des villes indiennes, du moins dans la moitié nord (nous verrons plus bas dans quelles circonstances). Aux abords des centres d’équarrissage et des décharges, l’atmosphère est devenue irrespirable. Les rats investissent les charniers, tandis que des myriades de mouches colonisent les bidonvilles et les quartiers populaires. Ni les milans noirs (au bec trop faible), ni les chiens errants (dont les effectifs en hausse s’accompagnent d’une recrudescence de la rage) ne parviennent à se substituer aux vautours. Et tous ces pauvres gens dont l’activité se superposait à celle des éboueurs du ciel ont perdu l’essentiel de leurs maigres ressources.

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La menace d’épidémies à l’échelle de plus d’un milliard d’habitants commence aussi à délier les langues. Pour le Dr Prakash, « l’anthrax animal sévit de façon endémique en Inde, en l’absence de campagnes de vaccination correctement orchestrées sur le bétail. Les vaches sacrées (sans doute aussi nombreuses que les hommes !) sont un autre réservoir de cette maladie infectieuse mortelle, terriblement contagieuse. Or, aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes, dont l’économie de subsistance dépend des carcasses, manipulent des chairs putrides infectées. C’est précisément chez ces populations défavorisées que les cas d’anthrax relevés ces temps-ci sont les plus nombreux. Et d’autres maladies, comme la tuberculose et la fièvre aphteuse, sont aisément transmissibles à l’homme via les carcasses animales abandonnées à l’air libre. »
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Cherche nécrophages désespérément

 

La disparition des vautours indiens a des conséquences annexes dont il est difficile de se faire une idée juste, vu de l’Occident.

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En Inde, les Parsis sont une minorité socio-religieuse largement impliquée dans la vie économique et politique du pays (la célèbre famille Tata, qui a le monopole de la construction automobile, revendique son appartenance à la communauté des Parsis). Au nombre de 85 000, ils sont les descendants de ceux qui ont émigré de Perse, au Xe siècle, en butte aux persécutions. La religion des Parsis, le Zoroastrisme, est fondée sur le dualisme entre les forces du Bien et celles du Mal (les premières l’emportant toujours sur les secondes). La Terre, l’Eau et le Feu incarnent le Sacré. A ce titre, les rites mortuaires traditionnels (inhumation ou crémation) sont inconcevables : on ne pollue pas ce qu’on vénère. Les « Tours du Silence » de la communauté Parsi de Mumbai (anciennement Bombay) sont d’immenses ossuaires. Au sommet d’un promontoire rocheux dominant la cité, les morts sont livrés aux vautours. Leurs os dénudés sont ensuite séchés au soleil puis jetés dans un puits central pour l’éternité.

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Telle était du moins la tradition funéraire des Parsis de Mumbai il y a encore quelques années en arrière. Depuis, la quasi-disparition des vautours indiens est venue semer le trouble et la confusion. Cette situation est vécue comme un drame par la communauté Parsi tout entière. A raison de trois décès quotidiens, une centaine de vautours est ordinairement requise pour remplir le rôle que l’on attend d’eux.

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Plus de 99 % de mortalité en 5 ans

Tout a commencé en 1996 dans la réserve ornithologique de Keoladeo Ghana (ou Bharatpur), près d’Agra, au Rajasthan. Cette année là, le Dr Vibhu Prakash, biologiste réputé en Inde pour ses travaux sur les rapaces, observe un très étrange comportement chez les vautours : posés au sol ou sur les arbres, ils demeurent prostrés, la tête basse. Cette apathie se prolonge ; et chaque jour, le Dr Prakask note que des vautours morts restent suspendus dans les branches, décèdent en couvant ou tombent à terre, privés de vie.

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Vautours en Inde - Photo Yves Thonnerieux
Vautours en Inde – Photo Yves Thonnerieux

Le cas de Bharatpur se généralise bientôt à l’ensemble de l’Inde septentrionale et centrale. Dès novembre 1998, le recensement, « Vulture Alert », lancé par le Dr Asad Rahmani, Directeur de la Bombay Natural History Society, illustre progressivement l’étendue d’un désastre ; et le « syndrome de la tête baissée » déborde rapidement du strict cadre géographique des frontières indiennes pour gagner le Népal et le Pakistan.

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Le climat de cabale alimenté par les partisans d’une éradication des vautours en Inde, au nom de la sécurité du transport aérien, entretient longuement la suspicion : il est tentant de croire, en effet, qu’une campagne d’empoisonnement a été orchestrée au plus haut niveau de l’Etat, dans la clandestinité.

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Le Dr S. M. Satheesan, du WWF-India, défend la thèse de l’empoisonnement massif ; pas forcément sous l’angle d’un acte volontaire, planifié par une autorité influente. Pour Satheesan, les vautours indiens ingèrent des produits toxiques par l’intermédiaire des carcasses et il demande que soit trouvé dans quelles conditions. Mais cette intuition se perd dans les éclats de voix des partisans d’une origine virale qui n’en démordront pas pendant des années (lire ici).

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La véritable origine du mal

La nouvelle tombe en février 2004, après des années de noir absolu : le Dr Lindsay Oaks, travaillant pour l’association The Peregrine Fund (spécialisée dans la protection des oiseaux de proie), finit par isoler un agent chimique qui est à l’origine de l’hécatombe. Son nom – le diclofénac – ne nous est pas familier. Il est pourtant couramment prescrit en thérapeutique humaine pour ses propriétés anti-inflammatoires, notamment en présence d’arthrose et de rhumatismes.

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En Inde et dans les pays limitrophes, ce produit est largement utilisé en usage vétérinaire depuis la fin de la décennie 90. Il apparaît que les vautours du genre Gyps (lire ici) se montrent particulièrement sensibles à cette molécule, même à faible dose, à la différence des autres espèces de nécrophages (milans noirs et vautours appartenant à des genres voisins) qui se nourrissent pourtant sur les mêmes charniers d’abattoirs.

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La science a donc fini par lever le doute ; mais l’effondrement des populations de vautours du sous-continent indien est si forte qu’on se demande si les survivants parviendront à reconstituer leurs effectifs d’avant pour s’inscrire à nouveau dans le cycle de la vie et de la mort que plus d’un milliard d’humains attend d’eux.

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Pour influer favorablement sur le cours de choses, quelques dizaines de vautours rescapés, capturés dans plusieurs états indiens, ont rejoint en 2003 un centre d’élevage situé dans l’Haryana, où on attend d’eux qu’ils se reproduisent. Leur descendance servira de réservoir à de futures réintroductions. Mais à quelle échelle par rapport à l’immensité du territoire qu’il conviendrait de repeupler, sachant que pas moins de 10 millions de vautours sont morts en un rien de temps ? D’ailleurs, n’est-il pas déjà trop tard pour l’un d’entre eux, Gyps (indicus) tenuirostris (lire ici) ?

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