par Frédéric Denhez |
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C’est à cela qu’on reconnaît la profondeur d’une culture : à la dimension philosophique de ses combats. Voilà pourquoi la larme nous tombe lorsque nous contemplons le Gwenn-ha-Du (NDLR : le drapeau de la Bretagne) battre le vent celte pour défendre Père Dodu, dans le bruit de grillon des triskèles agitées pour protéger les abattoirs Gad contre l’horrible infortune. Même, notre ventre se noue d’émotion et, si nous avions un chapeau, nous le soulèverions en disant « ah, les braves gens ! », face au flot bouleversant de révolutionnaires à bonnet rouge. Ah quel bel hommage aux émeutiers du XVIIe siècle ! Des fâcheux qui, en 1675, se révoltèrent contre un énième haussement de taxes décidé par notre pire dictateur, Louis XIV. La misère était là, mais il fallait bâtir Versailles et alimenter la guerre en Hollande. Alors la Bretagne prit le gourdin, et on la pendit sur les arbres des chemins. Ce fut la Révolte du papier timbré. Aujourd’hui, s’estimant leurs héritiers, des agriculteurs, des routiers, des PME, des hypermarchés sont révoltés contre le portique douanier.
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Tous ensemble, oui ! Bras dessus bras dessous, tous derrière l’heureux Troadec (NDLR : maire de Carhaix, dans le Finistère), qui, naguère, offrit des Vieilles charrues au pauvre Poher et aujourd’hui fait son Poujade, croyant imiter Mélenchon, en crachant sur l’État excessif, l’Impôt affameur et l’Europe sans doute impie. La Bretagne est devenue une fosse à purin, mais c’est notre Bretagne, c’est nous qu’on décide !
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Sortie de la misère par l’agriculture intensive, la Bretagne s’est hissée par la force de sa culture dans l’économie et l’imaginaire français. Nourri aux subventions et aux défiscalisations, son développement a été exceptionnel. Aujourd’hui, la Bretagne, c’est tout autant le porc salopard que l’ingénieur en télécoms, lequel, il est vrai, semble aussi condamné que le poulet dodu. Breizh meurt de ce qui avait fait crever le Nord, la Lorraine et fera demain s’effondrer la Franche-Comté : la spécialisation régionale par la mono-production. Hier la mine, la sidérurgie et le textile, après-demain la bagnole, demain l’élevage intensif. Le génie de l’énarchie planificatrice.
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Comme un homme la tête enfermée dans un sac étouffe par ses expirations, la terre de Bretagne s’est lentement intoxiquée de ses déchets. Elle n’en peut plus. Elle est sale. Elle pue. Elle pollue. Elle est polluée. Elle devient stérile. Ses paysages ont été normalisés, son eau est déconseillée aux femmes enceintes, certains de ses rivages sont impropres aux enfants. Ses travailleurs pleurent leurs fins de mois atteintes avant la quinzaine. Ils hurlent encore contre leur éloignement. Il y a deux Bretagnes, c’est vrai. Celle qui se termine à Rennes, à quelques heures de Paris. Et l’autre, à laquelle seule la mer met fin. Une économie soviétique, tout entière destinée à exporter des carcasses bas de gamme, installée au bout des routes.
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Une économie qui s’effondre, et c’était prévisible. Parce qu’elle s’est asphyxiée en courant toujours plus vite pour rattraper la concurrence toujours moins chère, et s’est usé le genou à quémander à la Grande distribution et aux géants de l’agroalimentaire quelques centimes de plus pour simplement atteindre les prix de revient. La Bretagne crève de produire de la merde et d’être considérée comme de la merde par les hypermarchés, nés en Bretagne, quelle ironie, et les découpeurs de bidoche qui délocalisent leurs couteaux aussitôt qu’on leur retire leurs perfusions de subventions dont la péremption était pourtant indiquée.
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C’est contre ces salopards que les bonnets rouges devraient se battre. C’est les hypers qu’il faut abattre. C’est dans les abattoirs indignes qu’il faut déverser le trop-plein de lisier. C’est sur la face réjouie de certains patrons et syndicats qu’il faut appliquer un cosmétique à l’algue verte. Pas sur les portiques.
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Ceux-là ne sont pour rien dans le malheur breton. Au contraire. Ils ne sont qu’un bouc émissaire, un bâton totem que l’on abat après avoir scandé autour. C’est plus facile. Mais ce n’est pas courageux. C’est grossier et indigne. C’est nul, médiocre, insultant pour les malheureux de 1675, honteux pour la blanche hermine qui s’épuise à pleurer depuis des années. Car l’écotaxe allait enfin donner un prix plus conforme à la réalité du transport. À l’usage de la voirie. Au coût des dégâts. Elle était une façon de réfléchir à deux fois avant d’envoyer un camion sur les routes pour un oui pour un non.
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Cela fait trois ans que je travaille sur la question, que j’anime des débats avec transporteurs et chargeurs, petits et gros. Aucun ne s’est jamais élevé contre l’écotaxe. Au contraire. Pour tous, elle était un moyen d’améliorer les performances, de rationaliser la logistique, de mutualiser moyens et stocks, bref, de perdre moins de sous. Mais voilà, la Grande distribution n’en veut pas. Elle s’en fout. Elle achète presque tout, elle fait tout payer à ses marques, même les grosses, à ses transporteurs, à ses agriculteurs. Même les caisses calibrées dans lesquelles ceux-là lui livrent la salade.
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Pendant que le groupe Hénaff lance discrètement une remarquable offre de mutualisation des moyens avec ses concurrents, dans le cadre d’un GIE, afin de pallier l’éloignement, les taxes, et de relever le col face à la Grande distribution, des réactionnaires poussent les petits à la révolte. Et le gouvernement de la République baisse son pantalon. Et les écolos du gouvernement restent au gouvernement. Plus attachés au pouvoir qu’un pouce-pied à la presqu’île de Quiberon. Et des Saoudiens se proposent de racheter Père Dodu. Une autre dictature obscurantiste et violente. De 1675 à 2013, l’histoire ne s’écrit pas, elle dégueule.
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Frédéric Denhez vient de publier La fin du tout-voiture (éditions Actes Sud) et Nucléaire, le vrai du faux (éditions Delachaux et Niestlé). Cet édito n’engage que son auteur.
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