Cette conférence organisée par les JNE deux ans après la catastrophe du 11 mars 2011 (tremblement de terre, tsunami, accident nucléaire majeur) s’est déroulée à la mairie du 2ème arrondissement de Paris en présence de plus d’une vingtaine de participants, dont des journalistes japonais. Eu égard à l’importance de cette catastrophe et aux développements détaillés apportés par les intervenants, ce compte rendu est en grande partie une retranscription des orateurs. La longueur du texte est indispensable à la bonne compréhension de la situation à Fukushima face au bruit de fond ronronnant des autorités japonaises.
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par Richard Varrault, coorganisateur de la conférence de presse
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La discussion était animée par Agnès SINAÏ, journaliste (JNE), en présence de :
– Bruno CHAREYRON, ingénieur en physique nucléaire, responsable du laboratoire de la CRIIRAD (Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la Radioactivité)
– Wataru IWATA, directeur de CRMS (Réseau citoyen de stations de mesure de la radioactivité), membre du Projet 47
– Kolin KOBAYASHI, journaliste indépendant, écrivain et vidéaste, Secrétaire général de l’association Echo-Echanges
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Agnès Sinaï présente les intervenants et précise que Wataru Iwata est venu spécialement du Japon pour parler de la situation à Fukushima. Son intervention à Paris fait suite à un déplacement en Rhône Alpes avec la CRIIRAD.
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Bruno Chareyron prend la parole et explique que les 2 structures, CRIIRAD et CRMS, ont des points communs quant à leur histoire et les conditions dans lesquelles elles ont été créées, notamment en ce qui concerne la réalisation de mesures de manière indépendante (c’est-à-dire en dehors des circuits officiels).
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La CRIIRAD a été mobilisée pour anticiper puis mesurer les retombées de Fukushima en France. A partir du 28 mars 2011, on commence à détecter l’iode 131, radioactif, dans la ville de Valence jusqu’au 25 avril 2011, à des doses très faibles de l’ordre de quelques millibecquerels par m3, mais si cela avait continué, l’impact aurait été non négligeable.
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Par contre, au Japon, dans la région de Fukushima, une grande partie de la population a été exposée à des doses de radiations importantes qui auraient pu être évitées si des mesures de protection avaient été prises. Le peu d’informations officielles de l’époque (mars 2011) montraient l’ampleur de la catastrophe. Ainsi les mesures faites à 100 kilomètres au nord où se trouve la centrale nucléaire d’Onagawa affichaient des valeurs à plus de 400 fois la radioactivité naturelle. On savait donc qu’il y avait des masses d’air contaminées et qu’elles conduisaient au sol des éléments radioactifs. Cela indique aussi que des masses d’air se déplaçaient bien au-delà de la centrale de Fukushima Daiichi. Pourtant, les autorités ont fait évacuer que le premier cercle de 20 km alors que la radioactivité se déplaçait tantôt au nord, tantôt au sud.
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La chaîne alimentaire est également contaminée, notamment les végétaux à larges feuilles comme les épinards. Il fallait donc informer la population dès le 12 mars 2011 pour qu’elle ne consomme pas ce qui pousse à l’extérieur en attendant de faire des mesures précises qui n’ont été commencées que le 18 mars, soit 6 jours après les premiers rejets. Or un enfant qui ne mangerait que quelques grammes de ces végétaux dépasserait la dose maximale annuelle en plus de la contamination aérienne et de celle par le sol.
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Il y a eu un défaut d’information et de protection de la part des autorités japonaises. Par exemple, des cultivateurs ont arrêté de vendre leurs produits à la demande des autorités mais les ont consommés pour ne pas gaspiller.
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Des centaines de milliers de personnes ont reçu des doses très élevées alors que cela aurait pu être évité. Ce qu’on a vécu en France en 1986 s’est reproduit au Japon en bien pire, insiste Bruno Chareyron. Ce qu’il considère comme invraisemblable, d’autant que l’IRSN (Institut de radioprotection et de sureté nucléaire, français) publiait un document qui validait les évaluations japonaises pendant que, dans le même temps, les autorités américaines publiaient des cartes avec des zones d’évacuation bien au-delà des 20 km (de l’ordre de 80 km).
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Bruno Chareyron est également scandalisé par le rapport de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) publié en mai 2012, qui sous-estime la réalité de l’exposition des populations et donc les risques associés. Pour la CRIIRAD, il y a un travail colossal qui doit être mené par les associations locales, CRMS et d’autres, pour arriver à des analyses indépendantes sur la reconstitution des doses subies à l’époque.
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Wataru Iwata prend la parole pour expliquer les actions de coopération avec la CRIIRAD et celles qu’il a menées sur place.
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« Juste après l’accident, nous n’avons pas eu beaucoup d’information, beaucoup de choses nous ont été cachées et les données issues d’un logiciel qui précisait la trajectoire des rejets radioactifs ne nous ont pas été fournies. Le périmètre d’évacuation est passé de 3 à 5 puis à 20 km.
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Avec un groupe d’amis, nous souhaitions faire des mesures de radioactivité puisque nous étions conscients que la zone des 20 km n’était pas suffisante, mais le problème a été que nous ne trouvions pas d’appareil de mesure. Nous avons donc contacté la CRIIRAD qui nous a fait parvenir deux équipements professionnels et une dizaine de petits appareils de mesure de la radioactivité. Avec ces appareils, nous avons lancé des campagnes de mesure avec les locaux, les parents, les mères de famille et ce qui est ressorti est l’inquiétude par rapport à l’alimentation, d’autant qu’il y avait une incitation à produire et à manger local, ce qui, dans la situation présente n’était pas adapté. On a demandé à la CRIIRAD de nous apporter du matériel pour mesurer la radioactivité des aliments, ce que nous avons pu faire lors d’ateliers ouverts aux citoyens de la ville de Fukushima. On a alors compris qu’il fallait créer des ateliers fixes pour pouvoir satisfaire la demande. »
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La CRIIRAD a aussi fait des mesures sur les sols, notamment dans les écoles sous les balançoires où les niveaux étaient très élevés, de l’ordre de 380 000 Bq/kg. « C’est vraiment un déchet radioactif », explique Bruno Chareyron, et ce qui nous a beaucoup choqué c’est que plus on montait vers le nord plus c’était radioactif. Voir des gens dans la ville de Fukushima qui vivaient avec des taux 10 ou 20 fois supérieurs à la normale nous a vraiment heurtés et cette situation continue aujourd’hui.
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A partir de toutes ces mesures Wataru et Bruno ont réalisé plusieurs conférences de presse à Fukushima et à Tôkyô pour témoigner en direct et alerter la population.
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« Nous avons ainsi lancé l’idée de laboratoires indépendants à travers le Japon en formant les personnes à l’utilisation des appareils de mesure. En plus de ces activités, nous organisons des symposiums avec des scientifiques et les populations locales pour échanger des données sur la radioactivité et la radioprotection ainsi que des consultations avec des pédiatres et des médecins indépendants. En effet, quand les mères conduisent leurs enfants auprès des médecins officiels, ces derniers disent qu’il n’y a pas de danger restant ainsi dans le discours officiel.
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Tout est contaminé et nous nous efforçons de le montrer concrètement comme en analysant la poussière d’un aspirateur ou des aliments comme des radis ou du riz dont nous déterminons la radioactivité. Pour les radis par exemple, que nous avons fait venir d’un lieu à 500 km de Fukushima, la radioactivité n’était pas décelable, puis nous les avons fait sécher à l’air libre de manière traditionnelle pendant une semaine pour constater qu’ils s’étaient contaminés au contact de l’air ambiant, avec des valeurs variables en fonction du lieu de la ville où le séchage a été réalisé. Cette expérience fait comprendre aux habitants qu’il y a du césium en suspension dans l’air qui s’est déposé sur les radis et c’est cet air radioactif qu’ils respirent.
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Pour diminuer l’irradiation du riz, les autorités ont demandé aux paysans de le cultiver en utilisant des ajouts de potassium et des matières minérales qui fixent le césium. Les résultats sont probants au vu des mesures faites en 2012 par rapport à celles de 2011.
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Les mesures de radioactivité réalisées à partir d’octobre 2011 sur 3 000 personnes ont montré que 80 % à 85 % d’entre elles n’avaient pas de contamination supérieure à la limite de détection. Toutefois, la date tardive à laquelle ont été faites ces mesures ne permet pas de connaitre les doses internes reçues dans les premiers mois et ce type de résultats peut conduire à des incompréhensions puisqu’il sous-estime la réalité de la contamination, le césium ayant été évacué au cours des mois passés. C’est la raison pour laquelle il a fallu du temps pour expliquer les limites de ce type d’appareillage s’agissant de reconstituer l’ensemble des doses que ces personnes avaient pu subir. Pour les mesures réalisées en 2012, nous avons constaté qu’en fonction des choix alimentaires les contaminations ont pu augmenter. On essaie de conseiller, on donne un questionnaire dans lequel les personnes décrivent ce qu’elles consomment.
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Mais en se focalisant sur la contamination interne (alimentation), on oublie l’irradiation externe, comme les sols contaminés qui envoient des rayonnements qui traversent le corps et c’est pour cette raison que nous avons relancé les campagnes de mesures d’irradiation externes. Aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes vivent sur des territoires très contaminés qui délivrent une dose très importante. Le césium 137 a une période de 30 ans, c’est-à-dire que sa radioactivité sera divisée par 2 tous les 30 ans, il faudra donc plusieurs décennies pour qu’il disparaisse. Le césium 137 et le césium 134 émettent de puissants rayonnements gamma qui peuvent parcourir dans l’air plusieurs centaines de mètres en traversant les murs, le bois, le verre et le béton. Les populations sont irradiées à l’extérieur mais également à l’intérieur des bâtiments de façon permanente. Pour une maison, même « décontaminée », sol enlevé et remplacé, pelouse changée, arbres à proximité ébranchés, la contamination persiste à la moitié du niveau initial. Il est donc impossible de décontaminer (financièrement et matériellement) les champs autour, toutes les maisons, tous les sols, etc. Devant cette impossibilité de décontamination, nous demandons tous, CRMS, CRIIRAD et les associations, que les citoyens reçoivent des compensations de l’Etat pour pouvoir déménager.
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Rappelons également que les autorités japonaises ont fait passer le seuil de la dose maximale annuelle admissible de 1 millisievert par an à 20 millisieverts par an, ce qui correspond à accepter que les citoyens japonais absorbent des doses 20 fois plus fortes que ce l’on juge habituellement inacceptable. Un millisievert par an correspond à 17 cancers sur 20 000 personnes, 20 millisieverts correspondent à 20 fois plus de cancers.
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Le critère de contamination pour autoriser l’évacuation a été fixé à 20 millisieverts. Si les habitants décident de partir d’une zone en dessous de ce seuil, le déménagement se fera à leurs frais, sans compensation de l’Etat.
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Grâce aux efforts conjugués de citoyens, d’avocats et de membres du parlement japonais, la Diète a voté en juin 2012 la loi « Child Victim’s Law » (loi pour les enfants et les victimes). Cette loi s’inspire de textes qui ont été mis en place cinq ans après la catastrophe de Tchernobyl. Ils prévoyaient que si la dose dépassait 5 millisieverts/an, les personnes concernées avaient obligation de quitter la zone et si la dose dépassait 1 millisievert, elles pouvaient quitter la zone avec des compensations de l’Etat, dans les deux cas. La loi japonaise prévoit trois cas de compensation : pour ceux qui veulent partir, ceux qui veulent rester et ceux qui veulent revenir. La loi indique également que les habitants n’auront pas à démontrer de lien entre la catastrophe nucléaire et leurs pathologies pour recevoir des soins. Cependant, 9 mois après la promulgation de cette loi, les textes d’application, qui sont sous la responsabilité de l’ « Agence de reconstruction », ne sont toujours pas opérationnels, ainsi que les zones éligibles qui vont bien au-delà de la préfecture de Fukushima. Précisons que la Japon a changé de gouvernement fin 2012.
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Il est également important d’indiquer que plus le temps passe, plus les niveaux de radioactivité vont se modifier et baisser, d’où nouvelles situations au désavantage des habitants qui ont subi la contamination depuis mars 2011. »
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Kolin Kobayashi précise que le lobby nucléaire influence fortement la façon dont cette catastrophe est traitée, notamment en transmettant le minimum d’informations aux populations touchées.
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La nouvelle norme de 20 millisieverts risque de devenir une valeur applicable dans le cas de nouvelles catastrophes nucléaires et beaucoup de citoyens, scientifiques et personnalités militent pour que la norme internationale de 1 millisievert/an reste la dose maximale admissible.
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Kolin Kobayashi indique également que les cœurs de trois réacteurs continuent à fondre et à dégager des radionucléides, empêchant l’intervention des liquidateurs et même des robots. Le démantèlement des réacteurs, quand ils seront refroidis, devrait durer de 30 à 40 ans au minimum.
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A la fin de cet article, vous trouverez un lien pour prendre connaissance du texte enrichi de Kolin Kabayashi.
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Trois diapositives extraites de la série qui a illustré la conférence de presse (Photos Copyright Richard Varrault).
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Pour aller plus loin
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Le texte de Kolin Kobayashi :
http://echoechanges-echoechanges.blogspot.fr/2013/03/fukushima-deux-ans-apres-quels-enjeux.html
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ainsi que celui de Cécile Asanuma-Brice, sociologue stationnée à Tôkyô « Fukushima, une démocratie en souffrance » :
http://echoechanges-echoechanges.blogspot.fr/2013/03/fukushima-une-democratie-en-souffrance.html
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Distribution map of radiation dose around Fukushima Dai-ichi &Dai-Ni NPP, sur le site du Ministry of Education, Culture, Sports, Science and Technology-Japan (MEXT) :
http://www.mext.go.jp/english/incident/1305901.html
http://www.mext.go.jp/english/
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Monitoring information of environmental radioactivity level :
http://radioactivity.mext.go.jp/en/
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Qu’est ce que le CRMS ?
Le Citizen’s Radioactivity Measurement Station est une association japonaise indépendante, à but non lucratif, créée en 2011 et dont l’objectif est d’améliorer la protection des citoyens contre les rayonnements ionisants en leur offrant des outils leur permettant d’acquérir des connaissances sur la radioprotection, d’apprendre comment mesurer la radioactivité et ainsi d’améliorer leur protection de manière autonome. Le CRMS effectue des mesures de radioactivité à la demande des citoyens et publie les résultats. Il dispose de 9 laboratoires implantés sur le territoire de la préfecture de Fukushima et d’un dixième laboratoire implanté à Tokyo.
Plus d’informations : http://fr.crms-jpn.com
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Qu’est ce que la CRIIRAD ?
La Commission de Recherche et d’Information Indépendante sur la Radioactivité est une association à but non lucratif créée en 1986 à la suite de la catastrophe de Tchernobyl. A la suite de la catastrophe de Fukushima (mars 2011), la CRIIRAD a effectué une évaluation des retombées sur le territoire français grâce à un ensemble de moyens techniques qui permettent de mesurer la radioactivité de l’air (réseau de balises) et l’impact des retombées (surveillance de la chaîne alimentaire) et a apporté son soutien à des citoyens japonais dans leurs efforts pour créer des moyens de contrôle indépendants.
Plus d’informations : http://www.criirad.org/
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