Gaz de schiste : pourquoi Américains et Français s’opposent

Pourquoi la question des gaz de schiste est-elle perçue différemment par les Américains et les Français ? Une journaliste binationale vivant aux Etats-Unis livre ses réponses.

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par Hélène Crié-Wiesner

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Hélène Crié

Malgré l’impact environnemental désastreux des gaz de schiste, les Américains ont décidé de profiter à fond de cette énergie nationale et des nouveaux emplois qu’elle génère. Sont-ils idiots ?
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Moi, je le suis certainement, qui vais me faire agonir d’injures pour ce papier. Entendons-nous bien : je suis profondément convaincue que l’extraction par « fracking » (fracturation hydraulique) des gaz de schiste génère pollution et dévastation de la nature.

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Sans compter qu’elle repousse aux calendes grecques l’évolution vers un monde moins dépendant des combustibles fossiles.

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Mais voilà : aux Etats-Unis, on extrait déjà massivement les gaz de schiste, et ce n’est pas près de s’arrêter. Lors du débat présidentiel, Obama et Romney ne se sont pas le moins du monde empaillés sur le sujet, même si Obama refusait de suivre son adversaire sur la possibilité de forer n’importe où.

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Unanimité populaire en France

Ce qui m’interpelle dans cette affaire, c’est la différence d’approche de la question des gaz de schiste par les Français et les Américains. Cette différence est d’une autre nature que nos approches respectives des OGM, lesquelles touchent à des cultures alimentaires aux antipodes.

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En France, il y a une sorte d’unanimité populaire contre les gaz de schiste, au nom de la protection du patrimoine environnemental et de la santé des citoyens. Même en plein marasme économique et avec un chômage national au plus haut, même avec un prix de l’énergie qui ne cesse de grimper, le peuple et la majorité de ses élus sont d’accord pour ne pas exploiter les ressources gazières du pays.

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Luttes locales acharnées aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis où, en dépit du matraquage idéologique déployé par les partisans du gaz, les gens sont relativement au courant des inconvénients de cette industrie, la réponse populaire majoritaire est exactement inverse.

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Je n’ignore absolument pas les luttes locales acharnées de fermiers, des habitants d’une campagne jusqu’alors préservée des méfaits de l’industrialisation, d’écolos et de citoyens concernés par la détérioration en cours ou à venir des ressources en eau. Une puissante opposition aux forages existe en Pennsylvanie, en Caroline du Nord, dans toutes les Appalaches, dans les Rocheuses et à Hollywood.

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Les charbonniers rasent des montagnes

Mais cette opposition n’a pas d’écho populaire massif. Sans doute le territoire des Etats-Unis est-il trop vaste pour que des préoccupations environnementales localisées concernent l’ensemble de sa population.

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On le voit avec les terrifiants impacts de l’extraction du charbon : le désastre de l’arasement inexorable des montagnes de Virginie, pour hallucinant qu’il soit, n’a jamais réussi à lever les foules et les politiques contre les compagnies charbonnières.

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C’est la même chose avec les gaz de schiste : pour la majorité des Américains – je ne dis pas pour tous – les avantages l’emportent sur les inconvénients. Voici comment le New York Times présentait les choses en octobre :

« L’énergie est devenue moins chère. La nation regorge tellement de gaz naturel que les compagnies électriques ont baissé leurs tarifs et adopté le gaz à la place du charbon, un combustible bien plus sale.

Les sociétés et les municipalités utilisent désormais des milliers de camions et de bus fonctionnant au gaz, diminuant drastiquement les émissions toxiques de diesel et réduisant l’importation nationale de pétrole étranger.

Et les compagnies utilisant le gaz comme matière première, tels les fabricants d’engrais ou de produits chimiques, se rendent soudain compte que les Etats-Unis sont redevenus un endroit formidable pour implanter des nouvelles usines, en comparaison, mettons, de l’Asie, où le gaz est quatre fois plus cher. »

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Un don de Dieu à ne pas laisser filer

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Alors certes, cette abondance a quelques revers désagréables. Il semble que les compagnies extractrices (souvent des petites entreprises) et leurs milliers d’investisseurs soient en train de manger leur chemise : les prix du gaz ont tellement baissé qu’ils ne couvrent même plus les frais délirants d’exploration et de forage. Mais gageons que tout ce monde finira par y retrouver son compte.

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Le boom des gaz de schiste se traduit notamment par la création de centaines de milliers d’emplois. Ce qui, pour des communautés humaines dévastées depuis des années par la fermeture des usines sidérurgiques, automobiles et manufacturières en général, apparaît comme un don de Dieu à ne pas laisser passer.

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Le New York Times, encore lui (mais d’autres journaux écrivent à tour de bras sur le sujet), raconte dans un autre article comment un comté de Pennsylvanie a pris les choses en main pour pérenniser les retombées du boom gazier :

« La critique économique habituelle de l’industrie du forage porte sur le fait qu’elle “boome” à un moment, puis s’évanouit, laissant sur place peu de jobs pour les locaux, et peu de bénéfices économiques durables. Mais le comté de Lycoming, dans le centre de l’Etat, œuvre à changer tout ça. »

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Des bienfaits immédiats

Car la plupart des collectivités concernées engrangent des bienfaits immédiats : taxes, nouvelles infrastructures, développement des commerces, un peu comme en France dans les régions dotées de gros établissements nucléaires.

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Les édiles du comté de Lycoming ont décidé en plus de former professionnellement les hommes et les femmes de chez eux, pour qu’ils puissent bénéficier en priorité des emplois offerts dans le secteur du gaz. Depuis 2009, 7 000 personnes ont bénéficié d’un enseignement court, et des programmes de niveau bac+2 et +4 ont été mis en place dans le cadre du « community college ».

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Ce genre d’établissement américain, mi-centre d’apprentissage mi-université pas chère, s’adapte en un clin d’œil aux réalités économiques locales grâce à des partenariats Etat-comté-entreprises-administration fédérale.

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J’avais pu constater la flexibilité et la réactivité des community colleges lors d’un reportage en Pennsylvanie l’an dernier, où des jeunes locaux sont formés à la construction de nacelles d’éoliennes et à l’édification de « wind farms » géantes (lesquelles voisinent avec les puits de gaz de schiste). Auparavant, tous ces emplois qualifiés étaient occupés par des Européens ou des spécialistes venus de Californie.

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Des boulots difficiles qui découragent les candidats

Pour en revenir au comté de Lycoming, le New York Times raconte qu’en dépit des multiples opportunités de travail « tout le monde n’est pas prêt à prendre ce genre de job » :

« Dans cette industrie, on travaille souvent dix heures par jour, six jours sur sept. Les formations commencent toujours par une session d’information où se pressent 200 candidats, à qui on détaille les qualités physiques requises par le boulot, et notamment le fait qu’il faille s’abstenir totalement de prendre des drogues. Quand arrive la pause, la moitié de l’assistance est déjà partie. »

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Les foreurs et les exploitants des puits doivent forcément se compléter ailleurs en main d’œuvre. La plupart du temps, ils puisent dans le vivier des hommes qu’on dit « du pétrole », les ouvriers spécialisés originaires du Texas, de l’Oklahoma ou de Louisiane.

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Lorsque je couvrais la marée noire dans le golfe du Mexique au printemps 2010, j’avais rencontré un paquet de ces tatoués indépendants qui sillonnent le pays de chantier en chantier sur leurs gros pick-up, de forage en forage, de feu à éteindre en puits à combler. On les dirait sortis de films comme There will be blood ; ils font partie de la légende américaine, ils sont des dizaines de milliers.

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Des rêves de prospérité pour tout le monde

Rien qu’en Pennsylvanie (12 750 000 habitants), l’industrie du gaz de schiste a créé 20 000 nouveaux emplois depuis 2008. Dans son dossier consacré au sujet, Libération cite une experte américaine qui confirme :

« Dans le seul secteur de l’extraction, 148 000 emplois ont d’ores et déjà été créés depuis 2010. »

Il n’est pas bien difficile de comprendre pourquoi les perspectives du gaz de schiste, dont l’exploitation n’en est qu’à ses débuts, allument des étoiles dans les yeux d’Américains fatigués de la crise. Et pas seulement dans ceux des financiers et des industriels.

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Que disent les principales associations écologistes de ce grand emballement pour les gaz de schiste ? Elle sont gênées. Notamment parce que le gaz, qui a fait considérablement baisser la consommation nationale de charbon, émet 47 % moins de carbone que ce dernier quand il s’agit de produire de l’électricité.

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Au nom de ces 47 %, les écolos divergent sur la tactique à employer.

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Des écolos partagés

Le Environmental Defense Fund (EDF), qui a une très grande influence sur les législateurs, a une position claire :

« Dire “aucun forage, nulle part”, ce n’est pas une stratégie en soi. L’exploitation des gaz de schiste se fera, se fait déjà, on ne pourra pas l’interdire. Autant qu’elle se fasse dans les meilleures conditions possibles. Poussons à l’adoption de normes ultra-protectrices. »

A côté de ça, le Natural Ressources Defense Council (NRDC) veut un moratoire jusqu’à ce que des techniques d’extraction moins polluantes soient trouvées.

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Et entre les deux, l’immense Sierra Club a complètement viré sa cuti en quelques mois : en février, il disait encore que le gaz était la seule alternative pour se passer rapidement du charbon ; aujourd’hui, il estime que ses inconvénients dépassent largement ses avantages.

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Des ricanements face aux contradictions des Français

On est loin de l’unanimité des environnementalistes français. Pour finir, je peux rapporter ce que j’entends autour de moi, dans un milieu scientifique universitaire plutôt spécialisé en environnement, traitement de l’eau, géologie terrestre, étude de l’atmosphère et autres observations planétaires :

« Les Français ne sont pas plus prêts que les Américains à limiter leur consommation d’énergie, ni à voir les prix de l’électricité et de l’essence augmenter. »

« Les Français veulent des emplois, mais pas les inconvénients qui accompagnent l’industrialisation. »

« Les Français sont vent debout contre les gaz de schiste : ils préfèrent conserver leurs centrales nucléaires, risquer un accident majeur et accumuler les déchets pour lesquels ils n’ont pas encore de solution. »

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Répondre que non, on ne veut pas non plus du nucléaire ? Eclat de rire général ! C’est très embarrassant.

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Cet article a été publié sur le site Rue89.

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