Pour mieux comprendre les enjeux de la Conférence de Doha sur le changement climatique, cet article édité par Anne Teyssèdre (JNE) et publié sur le site Regards et débats sur la biodiversité de la Société française d’écologie (SFE), et reproduit avec son aimable autorisation, apporte d’utiles éclairages.
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par Sandra Lavorel *
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Les services écosystémiques sont les bénéfices que les humains tirent de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes (Daily et al. 1997). Comme tels, ils constituent un lien direct entre les modifications de la biosphère – notamment en réponse au changement climatique mondial – et la société. Dans certaines régions, la perspective du réchauffement climatique a été bien accueillie parce qu’elle augure la production de nouvelles cultures parmi lesquelles des céréales ou des vignes de haute valeur marchande, ou une augmentation de la production de certaines essences forestières, ou encore des conditions climatiques plus favorables pour le tourisme. Cependant, de tels changements positifs et les opportunités qui y sont associées ne semblent pas la règle. En effet, des changements soudains de services écosystémiques associés au changement climatique sont déjà observés tout autour du Globe, tandis que de nombreux autres sont attendus.
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Disparition d’écosystèmes et des services associés
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Dans les Andes et ailleurs en région tropicale, la fonte de glaciers est en train de priver les populations agraires d’eau d’irrigation pour la production agricole (Mooney et al., 2009). De tels changements sont d’autant plus dramatiques que l’approvisionnement en eau augmente pendant les premières années de fonte des glaciers, ce qui encourage le développement de l’irrigation tandis que la ressource en eau diminue puis s’épuise brutalement avec la disparition du glacier.
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La destruction d’écosystèmes entiers est la forme la plus extrême d’impact du changement climatique sur les services écosystémiques. Ainsi le blanchissement des coraux (lié à la mort d’algues symbiotiques), en réponse à l’augmentation de la température de l’eau et à son acidification, traduit une dégradation des écosystèmes coralliens qui s’accompagne de la perte de nombreux services écologiques.
Fig.1a et b : Dans les mers tropicales, les récifs coralliens intacts (ci-dessus) hébergent une grande diversité d’espèces et fournissent d’inestimables services écosystémiques aux populations locales et à la planète. Leur blanchissement en réponse au réchauffement climatique (ci-dessous) signe la fin brutale de ces services.
Cette dégradation prive les populations locales d’importantes ressources liées à la pêche, étant donné le rôle de « nurserie » des coraux pour de nombreuses espèces de poissons et d’invertébrés marins (Hoegh Guldberg et al. 2007). Elle expose également les populations locales à un accroissement des dommages liés aux tempêtes, étant donnée la contribution des récifs coralliens à la protection des côtes, îles et atolls tropicaux. Les revenus du tourisme associés à la présence et à la richesse en espèces de ces écosystèmes sont aussi perdus, alors que lorsqu’ils sont préservés ceux-ci donnent une forte incitation à la gestion durable de ces récifs, qui sont des biens culturels irremplaçables à l’échelle mondiale.
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Dans le Sud-Ouest des Etats-Unis, le dépérissement de nombreux arbres dans les forêts semi-arides à la suite de la sécheresse de l’année 2000 a été vu comme l’effondrement d’un écosystème, où la mort d’arbres se répercute par cascade à d’autres espèces de ces forêts de pins et genévriers (Breshears et al. 2011). Les chercheurs mettent en garde le public et les autorités contre les conséquences d’un événement aussi soudain sur la plupart des services écosystémiques rendus par ces forêts. Leur disparition devrait avoir un impact positif à court terme sur le rendement des parcours pour les ranchers, mais aussi des impacts négatifs à court terme sur l’abondance de produits importants au plan culturel tels que les pignes de pin et sur la valeur culturelle du paysage, ainsi que des effets négatifs à long terme sur l’érosion du sol et sur le climat régional (par le biais d’un changement d’albedo(1)).
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A l’échelle de la planète, et bien que les projections du modèle soient conflictuelles, il a été montré que la disparition de la forêt tropicale amazonienne due au réchauffement climatique, amplifiée par une boucle de rétroaction positive sol-atmosphère, pourrait avoir des conséquences dramatiques sur le système climatique mondial (Mahli et al, 2009).
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Désorganisation et pertes fonctionnelles
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Des changements moins spectaculaires pour les non spécialistes peuvent avoir des conséquences tout aussi dramatiques. Sachant que les habitats et les communautés vivantes fournissent de nombreux services écosystémiques, les changements de distribution géographique d’espèces importantes au plan fonctionnel peuvent porter atteinte à ces services.
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Les distributions de plantes et de leurs pollinisateurs peuvent varier indépendamment les unes des autres en réponse aux changement du climat, soit parce que les vitesses de leur réponse sont différentes, soit parce que ces réponses sont contrôlées par des variables climatiques différentes. Plus encore, avant même les changements de distribution géographique, la perte de l’ajustement fin des cycles de vie locaux (phénologie) entre les plantes et leurs pollinisateurs en réponse aux changements du climat cause le déclin du service de pollinisation associé, avec des conséquences coûteuses pour la production agricole et pour les espèces rares de forte valeur patrimoniale.
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Fig.2 : Le cycle de vie (phénologie) des pollinisateurs s’ajuste finement à celui de leurs plantes hôtes. Le changement climatique peut entraîner la perte de cette synchronisation et donc celle du service de pollinisation, essentiel à la reproduction de nombreuses plantes sauvages et cultivées.
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Recolonisation et cascades écologiques
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A l’inverse, le changement climatique est une opportunité en or pour certaines espèces nuisibles qui prolifèrent lorsque leur cycle de vie (phénologie) vient à s’ajuster à celui de plantes hôtes. Plusieurs événements de ce type ont déjà été observés, dans des écosystèmes forestiers et agricoles notamment. Citons l’expansion altitudinale de deux espèces parasites des pins dans les Alpes européennes, l’une animale : la chenille de la processionnaire du pin Thaumetopoea pityocampa (un papillon), et l’autre végétale : le faux gui Arceuthobium abietinum.
Un autre exemple spectaculaire et bien documenté est celui de l’expansion du dendroctone du pin (Dendroctonus ponderosae) en Amérique du Nord. Ce petit scarabée (scolyte) perce l’écorce des pins pour pondre, se nourrir et construire avec sa descendance des galeries dans la couche vivante du bois (phloëme). Avec le réchauffement climatique, les conditions sont devenues favorables à l’expansion de cette espèce vers le nord, affectant des millions d’hectares de forêts de conifères (fig.3a).
Confrontées aux risques accrus d’incendies lors des étés plus chauds et plus secs, ces forêts très inflammables dégradées par les scolytes ont contribué à une augmentation dramatique des surfaces brûlées dans la région (fig.3b).
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Cette modification des régimes d’incendies a un impact considérable sur les budgets régionaux de carbone (moyenne des émissions attendues pour l’Ouest du Canada : 36 g C/m2/an), qui pourrait exercer un effet rétroactif potentiel sur le climat avec une augmentation de la température atmosphérique (Kurz et al. 2008).
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Le même type de dynamique temporelle s’applique aux espèces invasives favorisées par le changement mondial du climat. Ainsi, l’expansion de plantes exotiques telles que les graminées à métabolisme en C4(2) dans les écosystèmes de brousse (en Australie ou dans la Région du Cap en Afrique du Sud) modifie profondément les régimes d’incendies sur le long terme (Bowman et al. 2009).
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De tels changements abrupts dans les services écosystémiques sont un défi sérieux à la capacité adaptative des sociétés, des écosystèmes et de leurs interactions au sein des « socio-écosystèmes » (cf. Regard 4 sur la notion de S.E.). Il est essentiel aujourd’hui de tirer les leçons des événements passés, de détecter les signaux d’alarme précoces et d’y répondre pour favoriser la résilience de ces écosystèmes.
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(1) Albedo : L’albedo est la fraction de l’énergie lumineuse incidente réfléchie ou diffusée par un objet, par exemple une surface terrestre. Cette fraction varie avec la couleur de l’objet, de 5 à 10 % pour une forêt de conifères (sans neige) à plus de 80 % pour une surface enneigée, et peut être moyennée sur l’année dans le cas des écosystèmes terrestres et marins. La fraction restante étant absorbée par l’objet et restituée sous forme de chaleur (et de rayons IR), l’albedo de la Terre est un indicateur de sa température de surface.
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(2) Métabolisme en C4 : Le métabolisme en C4 de certaines plantes dissocie à l’intérieur des cellules les phases photochimique et non photochimique de la photosynthèse. Cette adaptation permet d’éviter la photorespiration et est un moyen pour les plantes de limiter les pertes d’eau par la fermeture de leurs stomates, ce qui permet la croissance estivale. Ce type de photosynthèse existe notamment chez des graminées d’origine tropicale et aride.
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Bibliographie :
Bowman, D.M.J.S. et al. (2009) Fire in the Earth System. Science, 324, 481-484.
Breshears, D.D., Lopez-Hoffman, L. & Graumlich, L.J. (2011) When ecosystem services crash: Preparing for big, fast, patchy climate change. Ambio, 40, 256-263.
Daily, G.C. et al. (1997) Ecosystem services : benefits supplied to human societies by natural ecosystems. Issues in Ecology, 2, 1-16.
Hoegh Guldberg, O. et al. (2007) Coral Reefs Under Rapid Climate Change and Ocean Acidification. Science, 318 (5857), 1737-1742
Kurz, W.A. et al. (2008) Mountain pine beetle and forest carbon feedback to climate change. Nature, 452, 987-990.
Mahli, Y. et al. (2009) Exploring the likelihood and mechanism of a climate-change-induced dieback of the Amazon rainforest PNAS 106 (49) 20610-20615.
Mooney, H. et al. (2009) Biodiversity, climate change, and ecosystem services. Current Opinion in Environmental Sustainability, 1, 46-54.
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Article édité par Anne Teyssèdre (JNE), coordinatrice de la plate-forme Regards et débats sur la biodiversité de la Société française d’écologie (SFE)
Lien vers ce « regard » et le débat qui suit, sur cette plateforme de la SFE :
http://www.sfecologie.org/regards/2012/04/03/r30-enjeux-chgt-clim-lavorel-barbault-hourcade/
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* Directrice de recherche au Laboratoire d’Ecologie Alpine (LECA) , CNRS UMR 5553, Grenoble
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