En opposition aux approches environnementales « domaine par domaine », revendiquées sans succès dans le cadre du sommet Rio+ 20, le président de l’Association française d’agroforesterie, Alain Canet, propose une démarche simple, globale, transversale et rentable : remettre l’arbre au cœur des parcelles agricoles.
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Propos recueillis par Françoise Nowak
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Françoise Nowak : Alain Canet, vous présidez l’Association française d’agroforesterie, qui promeut l’ensemble des pratiques agricoles associant les arbres aux cultures ou à l’élevage. A ce titre, vous avez diffusé une sorte d’interpellation sur les vertus de l’arbre champêtre, à l’occasion de la tenue du sommet mondial dénommé Rio+20. Pourquoi ?
Alain Canet : Les structures qui veulent promouvoir une meilleure gestion de notre avenir, et ont voulu peser sur les décisions prises dans le cadre du sommet Rio + 20, s’attachent généralement à un aspect particulier, sans le relier aux autres, comme s’il en était indépendant : les unes défendent la faune sauvage, d’autres militent pour la réduction des gaz à effets de serre, d’autres encore pour améliorer la qualité de l’eau… Or l’expérience que nous avons de l’agroforesterie dans le monde et les recherches menées sur les arbres qui poussent en dehors des forêts, que ce soit au bord des routes, le long des rivières, parmi les cultures ou dans les zones d’élevage, montrent que ces végétaux constituent une clef de voûte très puissante : leur développement permet de réduire notablement l’ensemble de nos problèmes environnementaux. Ces plantes ont en outre leur raison d’être dans tous les écosystèmes terrestres…
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F. No. : En quoi l’arbre champêtre peut-il intervenir positivement, du point de vue climatique ?
A. C. : Ces arbres, tels les tilleuls ou les noisetiers, font office de brise-vent et de parasol. Ils résistent mieux que les arbres forestiers aux vents violents, parce que leur extension racinaire est 1,5 fois supérieure à celle de leurs cousins sylvestres. Grâce à ces effets, ils créent des microclimats et se comportent comme de véritables amortisseurs d’excès météorologiques.Par ailleurs, synthèse chlorophyllienne oblige, les végétaux ligneux proviennent tous à 99,8 % du carbone gazeux, ce fameux CO2 dont on voudrait aujourd’hui réduire et si possible piéger les émissions devenues trop élevées. Ceux qui nous intéressent ici peuvent de ce fait servir de puits de carbone à grande échelle pour limiter le changement climatique global consécutif à ce trop-plein, grâce à deux phénomènes méconnus. L’une de ces caractéristiques est que dans quatre cas sur cinq, ces pourvoyeurs d’ombre peuvent croître et se reproduire naturellement dans les espaces de prédilection que sont pour eux les pourtours de parcelles et les rives des cours d’eau. Il suffit pour cela d’arrêter de « nettoyer » systématiquement ces endroits, et de laisser s’y déployer les ronces qui y apparaissent de façon spontanée, pendant deux à trois ans. En effet, ces dernières tiennent lieu de terreau de choix pour les graines et autres glands perdus par les oiseaux qui passent à leur portée. C’est du reste ainsi que quasiment tous les chênes actuellement centenaires se sont formés ! L’autre phénomène est que notre planète dispose de surfaces énormes pour accueillir ce type d’arbres : la superficie utilisable à cette fin sans danger en bordure des routes françaises est par exemple aussi grande que celle de l’ensemble des parcs naturels de notre pays. Dans le seul département du Gers, elle représente déjà 3000 ha !
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F. No. : Vous parlez de même beaucoup du rôle de l’arbre champêtre, par rapport à l’humus. Pourquoi ?
A. C. : La raréfaction de l’humus devient critique. Il est désormais avéré que l’agriculture industrielle a fait passer dans le monde entier le volume de cette substance, dans les terres cultivées, de 4 % en moyenne, avant son avènement, à 1,5 % à présent, ceci pour deux raisons. D’une part, elle recourt systématiquement au labour. Ce processus détruit les microorganismes du sol pourtant indispensables pour générer la série des transformations qui aboutissent à cette matrice de la fertilité.Le dégagement d’azote disponible pour les plantes, opéré exclusivement par les champignons, en est une, et non des moindres ! Or la biodiversité dans son ensemble commence là : sans cette microflore et cette microfaune, la chaîne du vivant est rompue.D’autre part, cette pratique culturale met les terrains à nu la plus grande partie du temps, ce qui a deux effets négatifs. Le premier est qu’elle empêche ces véritables « estomacs » de consommer ce dont ils ont besoin en permanence pour être biologiquement vivants, donc productifs : je veux parler des matières issues de la décomposition des végétaux diversifiés qui s’y développeraient sans discontinuité et sans effort de notre part, comme dans les forêts, si l’on ne bridait pas la nature! Le second est que ces aires sont ainsi sujettes à une érosion galopante… Loin d’être anecdotique, ce pourcentage de 1,5 % traduit que nous sommes quasiment au seuil d’un état désertique massif, dans lequel plus rien ne pourra bientôt pousser, même sous perfusion d’engrais chimiques ! D’ailleurs, les rendements des cultures obtenues avec cette approche stérilisante baissent partout. Il est donc urgent de réagir !
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F. No. : En quoi les arbres champêtres peuvent-ils inverser cette situation dramatique ?
A. C. : Ils procurent une quantité d’humus particulièrement grande, puisque tous les ans, 40 % de leurs racines se décomposent sous cette forme, et cet humus retient l’eau comme une éponge. D’où l’importance colossale de la présence de ces plantes spécifiques, autant au sein des parcelles agricoles qu’à leur périphérie. En lisière, ces marqueurs du paysage attirent les insectes pollinisateurs et invitent une végétation couvrante variée à se développer spontanément autour d’eux, de l’herbe à la mousse, en passant par leurs rejets… De quoi héberger une faune dite « auxiliaire », telles les coccinelles, qui protège très efficacement les cultures situées à proximité des maladies comme des ravageurs.Loin de nuire aux cultures et de les envahir, les arbres plantés parmi elles leur sont eux aussi bénéfiques, si on sait associer et bien positionner ces différentes catégories de végétaux les unes vis-à-vis des autres. Il suffit de faucher épisodiquement la ligne de prairie naturelle qui prend naissance entre elles et de ne pas dépasser un maximum de 50 arbres à l’hectare, pour que tout se passe bien. Les rendements augmentent alors considérablement : par leur effet brise-vent, les systèmes agroforestiers induisent un gain de production pouvant osciller entre 5 et 30 %, dans les grandes cultures et dans les secteurs de maraîchage. Mieux, leur impact de protecteur climatique peut faire doubler le tonnage des pommes et des poires, dans les vergers ! En outre, une étude de l’INRA datée de 2009, qui ne tient pas compte de ces paramètres, atteste que ces associations peuvent intensifier la production globale de 36 % !… Et je ne parle pas de la possibilité offerte de reconstituer un sol riche de manière accélérée, à partir d’un broyat de jeunes branches fraîches que l’on appelle Bois raméal fragmenté (BRF).
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F. No : On imagine que l’eau joue un rôle non négligeable dans ce processus… Au-delà de retenir cet élément vital sur place, quel impact les arbres champêtres ont-ils sur ce chapitre ?
A. C. : Le fait qu’ils améliorent la perméabilité de la terre, en la décompactant, par l’intermédiaire de leurs racines, est relativement connu. Qui sait, en revanche, qu’ils font office d’arrosoirs souterrains pour les plantes avoisinantes dans un rayon égal à leur hauteur, en créant des sortes de réseaux hydrographiques secondaires ? Ajoutons que par leur apport en humus, et en protégeant les parcelles de l’assèchement par leur effet thermique, ils augmentent encore la quantité d’eau localement mobilisable pour les cultures.Par ailleurs, ces « gîtes d’oiseaux » réduisent la vitesse du ruissellement consécutif aux intempéries, jouant ainsi un rôle naturel d’écrêteur de crue : on a observé qu’ils peuvent retarder d’un mois, voire davantage, le transfert de certaines pluies automnales vers les rivières. Concernant la qualité de l’eau, maintenant, ils ont un double effet. D’une part, la bonne santé biologique du sol qu’ils créent et la faune auxiliaire qu’ils convient amènent à réduire, voire à supprimer le recours aux fertilisants et pesticides artificiels pour les plantes des alentours. Voilà qui neutralise le risque de voir ces substances qu’on économise emportées par les précipitations jusqu’au milieu aquatique situé en aval ! D’autre part, ces grands végétaux ont la capacité d’intercepter, de stocker et de transformer à leur profit ces mêmes composés, lorsque les eaux qui s’écoulent à leur pied en contiennent. C’est dire leurs vertus épuratoires.Affirmer que les arbres champêtres nous aident à régler nos différents problèmes environnementaux de façon globale et transversale n’a décidément rien d’exagéré !
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F. NO : Qui plus est, vous affirmez que l’agroforesterie est une activité rentable ?
A. C. : Oui ! Pour commencer, en conséquence des bienfaits précédents, elle occasionne de l’épargne, de deux manières. Premièrement, elle fait diminuer, voire réduit à zéro, le budget alloué aux produits phytosanitaires. Deuxièmement, elle allège ou supprime les investissements en machines agricoles nécessaires pour épandre ces produits et pour irriguer, ainsi que les achats d’eau. Ensuite, elle améliore le rendement des cultures… Enfin, elle fournit gratuitement des matériaux précieux. De nos jours, le bois noble utilisé en Europe provient aux 4/5 de forêts lointaines que l’on dégrade pour exploiter ce filon. Pourtant, les arbres champêtres de nos contrées ont les qualités requises pour nous approvisionner, près de chez nous, en grosses branches dont on peut faire les parquets et les toitures. Ils sont aussi pourvoyeurs de bois de chauffage, actuellement sous la forme de bûches et de plaquettes, et cette énergie renouvelable est à juste titre de plus en plus prisée. J’ai déjà parlé du BRF qui peut éviter l’acquisition de paillage et est également commercialisable, à hauteur de 25 € le m3, mais il ne faut pas oublier les fruits que donnent ces arbres, l’éco-tourisme que peut engendrer la beauté et la biodiversité du paysage qu’ils dessinent et le miel qui peut être récolté dans les parages.
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Il est même possible d’intensifier l’ensemble des productions correspondantes grâce à une taille régulière spécifique. Celle-ci provoque des ramifications très importantes, hors de portée du bétail et des animaux sauvages, en prolongeant la vie de l’arbre qui prend alors le nom de « trogne » … De plus, lors de cette taille, la coupe du feuillage et des jeunes rameaux fournit un fourrage supplémentaire, loin d’être négligeable.Là où une ou plusieurs de ces possibilités sont correctement mises en œuvre, les exploitants peuvent à terme gagner au moins deux fois mieux leur vie. C’est déjà le cas des paysans du Périgord qui élèvent des canards sous des noyers dont ils assurent la récolte et sur lesquels ils prélèvent du bois, tandis que la fiente des dits canards nourrit leur terre !
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F.NO. : Cette activité peut-elle être créatrice d’emplois ?
A.C. : Sans aucun doute, et cela en transformant des contraintes réglementaires en opportunité ! Dans le Gers où j’habite, sur les 1000 km qui bordent des cours d’eau, la moitié ne compte presque pas d’arbres. Or les frênes colonisent spontanément ces territoires. On pourrait leur accorder la place qu’ils veulent prendre, sur les berges concernées, plutôt de les éliminer, dès qu’ils manifestent leur existence ! On en compterait alors, dix ans plus tard, au moins 50 000, sur les 500 km de bandes enherbées de 2 m de large exigées là par la PAC. Au lieu d’être subi, ce prélèvement d’espace sur les cultures, qui vise à protéger l’eau des pollutions générées par l’agriculture, serait profitable. Il conduirait à doter la région de deux postes d’experts agroforestiers, de celui d’un menuisier, de celui d’un négociant en bois, et permettrait à un apiculteur de s’installer !
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F.No. : Forte de ces qualités, l’agroforesterie s’est largement développée dans les pays dits du Sud. Pourquoi n’est-ce pas le cas ailleurs, et en particulier en Europe ?
A. C. : Après la Deuxième Guerre mondiale, l’arbre champêtre a été considéré comme gênant, parce qu’il rendait peu aisé le maniement des machines agricoles mises alors sur le marché. En prime, le pétrole n’était pas cher, et l’exode rural privait de la main d’œuvre requise pour les coupes à réaliser. On ignorait également l’importance du rôle de l’humus.A notre époque, tout cela a changé ! Nous disposons en particulier de machines performantes, peu onéreuses et peu consommatrices d’énergie pour collecter le bois. Pour autant, ce qui freine le développement de l’agroforesterie, ce ne sont ni les contraintes pratiques, ni son coût – et pour cause – mais des idées reçues très regrettables !
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F. No. : Quelles sont ces idées reçues ?
A. C. : Beaucoup d’exploitants perçoivent l’arbre comme un intrus, comme un empêcheur de cultiver en rond, alors que c’est un intrant ! Ils voient uniquement l’encombrement correspondant et la surface qu’il « retire » à leurs cultures, sans en voir tous les avantages.De plus, les plus productivistes d’entre eux ne jurent que par la monoculture : ils ont du mal à accepter que ce réservoir de biodiversité puisse être un élément clé de l’économie agricole. Si l’on regarde maintenant du côté des collectivités, laisser des ronces au bord des chemins et des routes s’oppose à l’image de propreté qu’elles veulent donner. Il y a un gros travail de communication à faire pour les convaincre de s’engager dans cette voie. Enfin, l’arbre champêtre fait sortir du schéma dominant qui veut sauvegarder l’environnement « à grand frais », alors que ce modèle n’est ni viable, ni souhaitable ! L’agroforesterie ouvre la voie d’une production agricole rentable, qui s’avère vertueuse et durable, parce qu’elle préserve la nature en même temps ! Cette approche est tellement simple, qu’elle dérange énormément de gens, mais c’est aussi ce qui fait sa force. Espérons que les décideurs des prochains sommets onusiens prendront rapidement la mesure des enjeux cruciaux qu’elle représente !
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Pour en savoir plus :
http://www.youtube.com/watch?v=P831hBMJB_w
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Les trognes, l’arbre paysan aux mille usages, de Dominique Mansion (Editions Ouest France, 2010).
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Exposition « Trognes, têtards et têteaux », Ecomusée de la Brenne (Indre), du 30 juin 2012 au 31 décembre 2012.
http://www.parc-naturel-brenne.fr/images/phocagallery/dmdocuments/expo-ecomusee-trognes-2012.pdf
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