Le futur a-t-il un avenir ?


On ne peut dissocier l’universitaire (enseignant et chercheur) du naturaliste et du militant engagé que fut Philippe Lebreton simultanément ; un parcours qui l’impose comme une figure majeure, bien que sous-médiatisée – son enracinement lyonnais n’étant sans doute pas étranger à cela –  du petit monde de l’écologie en France.

Brosser un portrait de Philippe Lebreton, en forme de rappel, paraît un préalable indispensable avant de parler de son livre. Sa formation initiale de physicien et de chimiste s’enrichit très tôt (au milieu de la décennie 50) d’un intérêt pour la biologie quand il croise les trajectoires des Suisses Paul Géroudet et Robert Hainard. La démarche tout à la fois scientifique, artistique et philosophique de ce dernier sera pour Philippe Lebreton d’une influence profonde sur la construction de sa propre approche intellectuelle de la nature. Le virage étant pris, il bifurque vers un cheminement professionnel faisant la synthèse de la chimie et des sciences naturelles : cela se concrétise, en 1963, par la création du Laboratoire de phytochimie et de phytophysiologie de l’Université de Lyon (rebaptisé laboratoire de biochimie végétale) qu’il dirige jusqu’à sa retraite, 32 ans plus tard.

Parallèlement, Philippe Lebreton bâtit un tissu associatif rhônalpin avant-gardiste : Groupe ornithologique lyonnais (GOL) en 1958 ; Centre Ornithologique Rhône-Alpes (CORA) en 1963 ; Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (FRAPNA) en 1970. La devise du CORA « L’observation ornithologique est égoïste si elle n’est pas doublée de protection ; la protection est inefficace si elle ne s’appuie pas sur l’étude scientifique. » est un résumé concis de cette démarche innovante.

Véritable moteur de la cause environnementale dans sa région, Philippe Lebreton bataille – en vain – contre le drainage agricole du marais des Echets, au sud de la Dombes (1963) ; puis, avec succès, contre le projet de station de sports d’hiver dans le Parc National de la Vanoise (fin de la décennie 70). La multiplicité de ses combats ne nous permet pas de les citer ici in extenso ; signalons le dernier en date : celui mené récemment contre le projet de coupe de l’ONF dans la remarquable forêt de l’Orgère, en Vanoise une fois encore. Ces implications multiples au service de la protection de la nature incitent Philippe Lebreton à s’engager politiquement pour un temps. Le mouvement anti-nucléaire des années 70 trouve en lui un tribun (ses diplômes de physique rendant crédibles les critiques qu’il formule à l’égard du choix énergétique de la France). Il participe aussi à la constitution du Mouvement d’écologie politique (MEP) dont il assure la présidence pendant 2 ans (1980-81), avant que la structure se mue en rassemblement des Verts, puis en Génération Ecologie.

Servi par un sens aiguisé de la synthèse, Philippe Lebreton est l’auteur de centaines d’articles dans les différents domaines de compétences qui sont les siens. Ses deux principaux livres naturalistes sont des ouvrages de référence plaçant les oiseaux de la Dombes et de la Vanoise dans leurs contextes écologiques respectifs. Par ailleurs, plusieurs essais sur l’écologie (« L’énergie, c’est vous », 1974 ; « Eco-logique », 1978 ; « L’ex-croissance, la même année ; « La nature en crise », 1988) préfigurent l’ouvrage « Le futur a-t-il un avenir ? » qu’il publie aujourd’hui. En près de 400 pages, dont la rédaction s’est étalée sur deux ans, Philippe Lebreton y décortique méticuleusement, sans complaisance, les égarements d’une espèce prétendument sage qui s’est laissée berner par les sirènes des Trente Glorieuses et se trouve à présent confrontée à la dure réalité des « Trente Insoucieuses » finissantes, antichambre des « Trente Calamiteuses » dans lesquelles nous sommes en passe d’entrer, si ce n’est déjà fait.

Les questions sociales, économiques, énergétiques, géopolitiques dans leur foisonnante complexité sont mises en balance avec les enjeux environnementaux. Tout est passé au crible, avec clarté, en une succession de 11 chapitres. Cette vision globale permet de multiples passerelles entre les sujets abordés, en lieu et place du cloisonnement habituel induit par l’ultraspécialisation de la plupart de nos têtes pensantes. La foultitude des domaines transversalement traités touche à l’exhaustivité ou peu s’en faut. Méthodiquement, Philippe Lebreton argumente, s’appuyant sur une somme impressionnante de données chiffrées disponibles, de projections mathématiques réunies en tableaux et en graphiques, ce dont il s’excuse en préambule à son ouvrage. Mais le lecteur peut aisément s’affranchir de ces chiffres et s’en tenir à la partie rédigée, d’autant que l’analyste convoque, au fil des pages, des centaines d’auteurs chez lesquels il puise des citations venant corroborer son implacable démonstration.

Le politiquement correct n’est jamais de mise dans ce livre qui nous confronte à la brutale réalité d’une mécanique qui s’est emballée en l’espace de 50 ans. A propos de la démographie, pierre d’achoppement de bien des désordres mondiaux, Philippe Lebreton écrit : « Aujourd’hui, si l’on admet que l’empreinte écologique est à la fois énergétique et démographique, la ″popullulation″ mondiale est un problème de même gravité que la débauche énergétique occidentale. Pourtant, si l’on reconnaît désormais internationalement qu’il existe une ″crise de l’énergie″, la même opinion relative à la démographie reste un tabou quasi universel, curieusement partagé par des clans ou lobbies pourtant par ailleurs opposés (″progressistes″ versus ″fondamentalistes″ ; catholiques versus musulmans). De tels comportements découlent probablement non seulement de l’ignorance biologique mais de l’inconscient collectif ; ils sont d’autant plus difficiles à dissiper et même à analyser. Pour l’écologue européen, s’il est donc utile de rappeler que le niveau de consommation de chacun est à remettre en cause, il faut dire aussi que celui de tous l’est plus encore, et sur l’ensemble de la planète : ceux dont l’expansion de la consommation individuelle est à diminuer, ceux dont la croissance démographique collective est à juguler. »

Le dernier chapitre du livre, intitulé « Changer ou disparaître », laisse une porte entrebâillée à un éventuel sursaut : « (…) il est douteux que la solidarité collective l’emporte sur l’égoïsme individuel. Pourtant, une nouvelle révolution copernicienne est nécessaire : une société ″sobre″, qualitative, une société du ″développement perpétuel″. Le problème est qu’il faudrait pour cela des hommes parfaits, un Homme quasi désincarné. Or, en paraphrasant Rousseau et quitte à faire ricaner Voltaire, même en admettant qu’il ne naisse pas foncièrement mauvais, l’homme (animal social associable) naît naturellement neutre, mais la société le déprave… De même que certains de nos parents ou grands-parents se sont levés, en pleine légitimité de fond (et de forme après novembre 1942), contre l’occupant allemand (…), de même avons-nous le droit, et même le devoir, de nous opposer à une autre dictature, celle de la technique et de la finance conjuguées qui, plus sournoisement mais aussi brutalement, fait des hommes non pas des fins mais des moyens.

L’histoire se répétant toujours sous d’autres visages, c’est donc bien d’un esprit de résistance qu’il faut que se dotent aujourd’hui les citoyens victimes d’un système dont les prémices totalitaires ont pourtant été dénoncés depuis plus d’un demi-siècle. (…) Faisons quelques propositions à une jeunesse grugée : trouver son meilleur, suivre sa vocation et sa pente (vers le haut), bâtir son autonomie, faire son autocritique comme l’indispensable hétéro-critique du monde qui nous intoxique ; comprendre que la sollicitude d’adultes pour les jeunes cache la volonté d’en faire des copies consommatrices, esclaves du système social en place. (…). A la génération montante incombe la lourde tâche de préparer un horizon acceptable par l’Humanité à l’échelle mondiale. Acceptable non pas tellement pour l’espèce, qui en a vu d’autres et survivra, sauf catastrophe cosmique hautement improbable, mais pour les sociétés humaines, beaucoup plus fragiles qu’elles l’ont trop longtemps cru. La ″fenêtre″ est étroite, et l’ouvrir réclamera beaucoup d’imagination, de pédagogie, de volonté et de courage, individuels et collectifs. Et si l’espoir n’est pas interdit, l’échec est loin d’être exclu, car l’intelligence n’a peut-être été donnée à l’Homme par l’évolution que pour rendre plus cruelle sa fin d’espèce civilisée. »

Que l’on soit pessimiste ou optimiste sur l’aptitude d’Homo sapiens à s’inventer un ″futur ayant un avenir″, l’ouvrage-testament de Philippe Lebreton (nous lui souhaitons, évidemment, de longues années dans la tranche des septuagénaires et au-delà !) s’inscrit dans la liste des livres écrits par ces rares esprits clairvoyants (René Dumont †, Théodore Monod †, Jean Dorst †, Pierre Rabhi, Michel Tarrier et quelques autres) dont la pertinence de l’analyse est reconnue bien des années après leur publication, quand les mises en garde formulées se révèlent rigoureusement exactes. La réédition récente d’ « Avant que nature meure » de Jean Dorst, initialement publié en 1965, en est la plus éloquente démonstration. En 2050, « Le futur a-t-il un avenir ? » n’aura probablement pas pris une ride…


Sang de la Terre, 2012. 384 pages, 24,50 € – www.sangdelaterre.fr
Contact presse: Céline Latasa. Tél.: 01 40 01 09 49 – celine.latasa@ellebore.fr
(Yves Thonnérieux)