Voici le compte-rendu d’un colloque sur Jacques Ellul, qui s’est tenu au Pôle juridique et judiciaire de Bordeaux les 7 et 8 juin 2012, et au Centre culturel Jean Eustache de Pessac, le 9 juin 2012.
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par Roger Cans
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Le colloque consacré à Jacques Ellul est ouvert par son organisateur, Patrick Chastenet, professeur de science politique à l’université Montesquieu (Bordeaux IV). Il souligne combien Jacques Ellul a été « un penseur sans frontières », qui dépasse les bornes géographiques et disciplinaires en abordant la sociologie, le droit, l’histoire, l’économie, la philosophie et la théologie, avec une aisance déconcertante.
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C’est lui qui nous a montré que l’homme pouvait devenir l’outil de ses outils, l’esclave de la technique. Nous en avons aujourd’hui l’éclatante démonstration avec l’ordinateur et le téléphone portable, devenu pour beaucoup une laisse qui les tient très étroitement. Oui, nous sommes esclaves de nos joujoux technologiques.
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La technique, ce n’est pas seulement la machine, c’est le milieu dans lequel on baigne. Il n’y a plus les riches et les pauvres, les prolétaires, il y a une petite élite qui maîtrise la technique et la masse qui suit aveuglément. On le constate tous les jours, les hommes politiques, aujourd’hui, sont impuissants. Pierre Mendès France disait : « Gouverner, c’est choisir ». Mais ils n’ont souvent plus le choix, soumis à une propagande insidieuse. La propagande est nécessaire à la démocratie pour se défendre, mais elle se pervertit. Les intellectuels eux-mêmes n’échappent pas à la propagande. Marx avait démontré le primat de l’économie. Ellul a dénoncé le primat de la technique. Et nous sommes aujourd’hui soumis au diktat de la finance, à la religion de la finance.
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Marie-Claude Bergouignan, professeur d’économie à l’université Montesquieu (Bordeaux IV), se rappelle avoir suivi les cours d’Ellul, toujours iconoclastes. Elle se souvient de l’exposé des contradictions du marxisme. Aujourd’hui, l’innovation technologique est considérée comme déterminante pour l’économie. Il faisait la critique de l’Homo economicus, du « système technicien » (titre de son ouvrage de 1977), un système totalitaire, imprévisible et irréversible, qui empêche tout développement économique harmonieux. Il dénonçait son absence de finalité (Le bluff technologique, 1989), l’impérialisme de l’outil informatique et l’idée selon laquelle l’innovation technologique est un facteur de croissance, alors qu’on ne tient pas compte des effets négatifs.
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Bernard Bouyssou, ingénieur agronome, commence son intervention par une longue citation qui se révèle être de Michel Rocard. L’ancien Premier ministre y constate que les politiques sont dépassés et incapables de maîtriser l’argent. Les chiffres parlent : en trois ans, la France a perdu 900 usines et 100.000 emplois. Pour soutenir la concurrence, on a recours à des techniques de management qui n’ont plus rien à voir avec le développement industriel. On invente des algorithmes pour gagner de l’argent instantanément. Plus personne ne contrôle, sauf l’Etat envahissant. L’Etat ne contrôlait que 15 % de l’activité économique en 1900. Il en contrôle aujourd’hui 53%. L’idée des 35 heures, expérimentée avec succès dans une petite entreprise de Vendée, a été malencontreusement généralisée à toute la France avec les lois Aubry. On a donc le triangle infernal : la technique, l’argent et l’Etat. La liberté est battue en brèche par la convoitise. Pour conclure, un peu d’humour anglais : « L’arche de Noé a été construite par des amateurs, mais elle a tenu 40 jours. Le Titanic a été construit par des professionnels, mais il n’a pas tenu quatre heures ».
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La parole est justement donnée aux professionnels de la finance. Alban Caillemer du Ferrage, avocat au barreau de Paris et membre de la Commission organisation et fonctionnement du marché de l’Autorité des Marchés financiers, explique la complète transformation survenue avec l’informatique. La technique a fait émerger de nouveaux produits financiers. L’informatique a bouleversé le marché réglementé (les Bourses) et les marchés de gré à gré (les produits dérivés). Depuis le XVIIIe siècle, les Bourses fonctionnaient manuellement, avec des tableaux d’affichage. Les agents de change se rencontraient en un même lieu (la Bourse) et en même temps (la criée de midi) pour acheter et vendre. Depuis 1976, tout est dématérialisé. On se rue sur les mathématiques financières. On achète et on vend 24 h sur 24, dans le monde entier, à la nanoseconde. C’est l’ambivalence de toute technique. La loi de l’offre et de la demande n’a rien de rationnel et ne peut donc trouver spontanément son équilibre naturel. Il y a bien des chambres de compensation, mais on ne corrige pas un défaut technique par une nouvelle technique.
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Son collègue Bruno Gizard, ancien secrétaire général adjoint de l’Autorité des marchés financiers, abonde dans le même sens. Que faire ? La fatalité n’existe pas. Il faut une éthique et songer à l’utilité sociale. Plaie d’argent n’est pas mortelle, dit-on, mais il existe aujourd’hui des produits financiers « toxiques ». On devrait appliquer à ces produits les mêmes contrôles que dans la pharmacie. Il faut retrouver du sens et de la conscience (chrétienne). Le trading haute fréquence n’a aucune utilité sociale. Le régulateur est alors complètement dépassé.
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La parole est donnée à David W. Gill, professeur de théologie aux Etats-Unis et président de l’Association internationale des études elluliennes. Il rappelle que Jacques Ellul a toujours dénoncé la recherche forcenée de l’argent. Il faut résister au faux Dieu appelé Mammon dans la Bible. C’est la Chute qui rend le travail nécessaire. L’homme acquiert sa liberté par le travail, pourvu qu’il conserve à son égard une certaine distance. Le travail comme outil et non comme but.
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Gérard Paul, consultant à Paris, souligne que Jacques Ellul n’a jamais consacré un ouvrage au travail, sauf un article paru dans un numéro de Foi & Vie. Pendant des millénaires, la technique est venue au secours du travail. Il y a eu un basculement avec la révolution industrielle, à partir de laquelle la technique devient aliénante. La machine remplace l’homme. On arrive à la « destruction créatrice » de Schumpeter, que l’on peut appeler création destructrice. En 1980, Ellul est directeur de Foi & Vie et publie des articles sous pseudonymes. Il voit dans l’informatique décentralisée un moyen de reprendre la maîtrise de la technique.
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La théologienne américaine Virginia Landgraf, de Chicago, distribue des documents en français pour qu’on comprenne mieux son intervention orale. Pour elle, l’industrialisation a créé la prolétarisation. Mais cela a débouché aussi sur les camps de travail en URSS, en Chine, et même dans le très rural Cambodge.
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Le professeur de droit brésilien Jorge David Barrientos-Parra évoque l’apparition du bioterrorisme. Il dénonce l’apparition d’un septième continent dans l’océan, sous forme de déchets accumulés au fond de la mer. La technique n’est pas neutre. Son impact sur la société échappe à tout le monde. Elle n’a pas de finalité. C’est toujours « on l’a fait parce qu’on le pouvait ».
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Jean-Pierre Jézéquel présente le cas d’un étudiant canadien, Willem Vandenbourg, dit « Bill », qui a suivi les cours d’Ellul entre 1973 et 1978. Il enseigne aujourd’hui le génie civil à Toronto et un peu d’environnement. Il a écrit des ouvrages réédités plusieurs fois au Canada jusqu’en 2004. La première traduction est parue en France en 2008. Il y décrit l’Homo informaticus, qui ne comprend plus ce qu’il fait en fonction de ce qu’il a vécu. L’informatique chamboule toutes les techniques. La relation technique prend la place de la relation culturelle, des liens personnels. « Le XXIe siècle sera préventif ou ne sera pas ».
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Sébastien Morillon, historien doctorant à l’université de La Rochelle, présente la place de Bernard Charbonneau l’agnostique dans la vie et l’œuvre du chrétien Jacques Ellul. Leur amitié a duré 60 ans. Ils se sont d’abord rencontrés à la « fédé » de Bordeaux, où se retrouve la jeunesse protestante. Ils campent ensemble dans les Landes, les Pyrénées et en Espagne. En 1935, Charbonneau publie son premier article dans la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, consacré à la publicité et à la propagande. En 1937, Charbonneau cite une multitude d’auteurs dans son essai Personnalisme, force révolutionnaire. On sent un grand lecteur, alors que Jacques Ellul n’avait chez lui que la Bible. La guerre les sépare. Bernard Charbonneau, réformé pour myopie, reste à Bordeaux où il enseigne au lycée. Et Jacques Ellul, en poste à Strasbourg, se replie près de Clermont-Ferrand, où il se livre à une discrète action de résistance. « En 1944, je n’étais pas du tout écologiste », reconnaît Ellul. Après la guerre, les deux amis se retrouvent et tentent vainement de constituer un « groupe de Bordeaux ». Ellul se met à lire tandis que Charbonneau va à la pêche. Il est le « maître à penser » d’Ellul, « brillant second ». « Tout nous séparait », avoue Ellul. Il y a Charbonneau le débraillé, qui veut qu’on l’écoute, et Ellul le sérieux, qui sait écouter. Charbonneau défend l’agriculture paysanne et la relation homme/nature. Ellul, lui, pense que l’exode rural est une catastrophe économique. Charbonneau le rural finit par convaincre Ellul l’urbain. Ellul l’avoue : « J’ai été fait par Jean Bosc et Bernard Charbonneau ». En 1957, Charbonneau prend ses distances. Les deux amis se retrouvent en 1972 et organisent des camps de jeunes au Boucau. Ils fondent Ecoropa, leur dernière entreprise commune avec la défense du littoral aquitain.
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José-Luis Garcia, organisateur du colloque Ellul de Lisbonne, en juillet 2011, explique que le sacré issu de la politique est une aliénation, un nouvel opium du peuple. Dans la salle, un auditeur ajoute que toute société sécrète de la religion. Mais il ne faut pas confondre religion, dont Ellul se méfie, et foi personnelle, qui est son credo. A propos du silence observé autour de Charbonneau, Ellul suggère que lorsqu’on attaque la société au cœur, comme le fait Charbonneau, on ne peut répondre que par le silence. Ellul ne souhaite pas reconstruire la société, mais seulement susciter des « îlots de résistance ».
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Une soirée à la librairie Mollat
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Patrick Chastenet reprend pour le grand public les thèmes favoris d’Ellul : la technique, c’est plus que l’outil, plus que la machine, c’est un état d’esprit, c’est la légitimation de l’efficacité. La technique est devenue pour l’homme une seconde nature, un esclavage, une laisse. Ellul ne refuse pas la technique. Il refuse sa sacralisation, l’aristocratie technicienne.
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Frédéric Rognon, jeune professeur de théologie à l’université de Strasbourg, nous apprend qu’Ellul a toujours voulu choisir l’essentiel. Pas la spiritualité, trop technique, mais la foi, qu’il a découvert à 17 ans, dans une famille détachée de ses racines protestantes (père libre penseur et mère à la foi secrète, qui lui avoue avoir prié pour sa conversion). Cette subite conversion lui fait peur. Il craint de perdre sa liberté avec Dieu toujours à ses côtés ! Pour se laver la tête, il se plonge dans la lecture de Marx. Et il se demande comment on peut être chrétien en ce monde. Pour lui, être chrétien, c’est être libre, car on s’appuie alors sur un Père qui est au-dessus de tout. On se libère de ses idoles, on se libère de soi-même. Ellul fait la distinction entre l’espoir, qui est horizontal, devant nous, et l’espérance, qui est verticale, au-dessus de nous.
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Michel Rodes, professeur agrégé de géographie à l’université de Pau, président de la SEPANSO Pyrénées-Atlantiques et directeur de la revue Foi & Vie, dresse un portrait de l’homme Jacques Ellul. Pour lui, Ellul est un passionné, qui a envie d’agir. Très jeune, il se plonge dans Marx, Proudhon et les philosophes libertaires. Il approuve le manifeste personnaliste de son ami Charbonneau. Pour aider les Républicains espagnols, il va jusqu’à aider au passage des armes. Il critique les Etats-Unis, qu’il juge trop matérialistes.
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Il est d’abord chargé de cours à Montpellier, puis à Strasbourg, lorsque la guerre éclate. Il se réfugie à Clermont-Ferrand, où il est révoqué par Vichy. Son père, maltais, donc de passeport britannique, est incarcéré en forteresse. Sa mère, hollandaise, mais aussi de passeport britannique, doit se faire discrète. Jacques Ellul s’installe dans un village près de la ligne de démarcation, où il se met à cultiver son jardin pour vivre. Il est en cheville avec un réseau de résistance organisé par des pasteurs protestants. Il fournit des faux papiers aux juifs ou opposants recherchés par la police.
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A la Libération, il fait partie d’une commission chargée de l’épuration. Il plaide pour la clémence. A la fin de 1944, il accepte le poste de maire-adjoint à Bordeaux. Mais il démissionne au bout de quelques mois, voyant que cela ne débouche sur rien. Il refuse un poste de préfet dans le Nord. Outre ses cours à la faculté de droit de Bordeaux, il s’investit alors complètement dans les institutions religieuses : Conseil œcuménique des Eglises, Synode de l’Eglise Réformée de France et enfin sa paroisse de Pessac. C’est là qu’il s’engage pour aider les blousons noirs. Il croise le fer avec Marcel Boiteux, protestant comme lui, qui prône le nucléaire comme président d’EDF. Il se bat aussi contre Biasini, l’homme qui veut bétonner la côte Aquitaine pour y recevoir les touristes américains et japonais. Cela le conduit à une sorte d’écologie politique qui lui fait créer Ecoropa. Jacques Ellul refuse toute vie mondaine et la fréquentation des « grands ». Il préfère s’occuper des « petits ». Il préfère toujours le vrai.
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Reprise du colloque au PJJ, le 8 juin 2012
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Frédéric Rognon évoque cette fois les relations entre Jacques Ellul et Lanza del Vasto. Il n’a jamais rencontré Jacques Ellul, mais il a passé six ans dans une communauté de l’Arche à faire du maraîchage bio. Il fait le parallèle entre Lanza del Vasto (1901-1981), philosophe catholique disciple de Gandhi, et Jacques Ellul (1912-1994), universitaire protestant disciple de Karl Barth. Lanza del Vasto était de père sicilien et de mère belge. Il a passé sa jeunesse en Italie puis à Paris. Son diplôme de philosophie, il l’obtient à Pise. Il revient à Paris ensuite et se lance en 1937 dans un pèlerinage à Jérusalem et sur les bords du Gange, où il rencontre Gandhi et ses ashrams, sorte d’îlots de résistance contre l’occupant anglais. En 1948, il fonde les communautés de l’Arche, sortes de phalanstères agricoles et d’ashrams spirituels. De son vivant, il y en aura 800 dans le monde. Il en reste 300 aujourd’hui.
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Ellul est sévère pour Lanza : il lui reproche de créer des communautés rurales sans prise ni effet sur la technique. Pourtant, ce sont à leur façon des îlots de résistance contre la mécanisation et le productivisme. Lanza réplique qu’Ellul dénonce la technique tout en restant dans la société technicienne, ce qui est indéniable. Mais ils tombent d’accord pour dénoncer la ville et les mégapoles, le nucléaire, la « modernité ». Ils sont tous deux debout contre le totalitarisme et pour la réhabilitation de la personne.
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Comme Gandhi, Lanza plaide pour la non-violence. Il jeûne contre la bombe atomique, contre la guerre d’Algérie, pour l’objection de conscience, contre l’extension du camp militaire du Larzac. Ellul, lui, préfère parler de « non puissance ». On ne doit pas se servir de de sa toute puissance. Une sorte de pessimisme anthropologique. Lanza pense qu’il faut revenir au jardin d’Eden. On ne peut pas ne pas revenir en arrière. A Malraux qui déclare « Entre Dieu et l’histoire, je choisis l’histoire », Lanza répond : « Triste choix ». Ellul estime que nos enfants doivent vivre dans la technique, et en même temps contre la technique. Lanza del Vasto est persuadé que l’on va vers la guerre atomique. Il faut donc construire des arches de Noé pour survivre et donc éviter l’Apocalypse. Ellul pense qu’on n’échappera pas à l’Apocalypse, ce qui nous permettra d’accéder à la Jérusalem céleste.
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Urbaniste, professeur et éditeur à Paris, Thierry Paquot tente d’évaluer l’influence d’Ellul sur Ivan Illich, qu’il a bien connu. Illich est au départ un chercheur médiéviste, spécialiste du XIIe siècle. Mais, comme Ellul, il ne peut pas se cantonner à une discipline, ni même un lieu fixe. Il parle 14 langues et remanie souvent ses propres textes, traduits ou non. Il va un temps être curé de paroisse chez les Portoricains de New York. Il ne découvre Ellul qu’en 1962, lorsqu’il lit La technique ou l’enjeu du siècle, publié en 1954. A quarante ans, il devient penseur itinérant. Il côtoie aussi bien Giscard d’Estaing que le Chah d’Iran ou Indira Gandhi. Soudain, il arrête tout et se concentre sur son œuvre.
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Entre 1971 et 1975, Ellul n’est jamais cité dans les textes d’Ivan Illich. Il est mentionné une seule fois ensuite à propos de la « technologie ». Mais, en 1993 à Bordeaux, à l’occasion d’un hommage à Jacques Ellul auquel il participe, il l’appelle « Maître Jacques », pour souligner son admiration et son affection pour l’intellectuel rebelle (la jacquerie). « Je salue celui qui sait dire non ». Il avoue sa dette à Ellul, ce qui est rare chez lui. Car il n’avait que deux maîtres, Arnold Toynbee, sur lequel il a fait une thèse à l’université de Salzburg, et Erich Fromm, son voisin aux Etats-Unis puis à Cuernavaca, au Mexique. En 1994, il demande à Thierry Paquot si ses étudiants lisent Ellul. Non, bien sûr, car ses ouvrages étaient alors très peu diffusés en France. Et il n’est pas toujours facile à lire, comme Sans feux ni lieux, écrit en 1947 et publié beaucoup plus tard. Ellul et Illich ont un point commun : ils font la distinction entre le croyant et le penseur. Ils ne sont ni de droite ni de gauche. Illich est pour l’amitié, le plus important pour lui.
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Chercheur indépendant à l’université de Sherbrooke, au Québec, Christian Roy revient sur les relations entre Charbonneau et Ellul, mais après la guerre, lors de leur traversée du désert. Avant la guerre, ils incarnaient tous deux le personnalisme gascon. Mais Charbonneau va rompre en 1937 avec la revue Esprit, jugée trop parisienne et concentrée sur un but unique : réconcilier les intellectuels de gauche avec le catholicisme, et donc faire le lit du communisme. Entre 1943 et 1945, il écrit Pan se meurt, dont il envoie le manuscrit à Emmanuel Mounier, directeur de la revue Esprit. En 1946, après une dernière lettre, c’est la rupture définitive. Charbonneau organise alors un camp de jeunes qui devait avoir lieu en Auvergne, mais qui se tiendra finalement dans l’Aude, en août 1946. Il s’agit d’un camp de réflexion contre le sens de l’histoire, d’une tentative pour créer une communauté solidaire et solitaire. Il faut retrouver l’autonomie de la vie personnelle dans une entreprise autogérée. Il s’agit de marquer l’arrachement, la rupture. Charbonneau pense refaire ce qu’a fait Marx en 1848 pour les prolétaires !
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Un deuxième camp d’été est prévu en 1947 à Carcans, près du lac d’Hourtin. Cette fois, Charbonneau rejoint Ellul et les jeunes de la « fédé » protestante. Mais il n’y aura pas de suite. Les étudiants d’Ellul ne veulent pas se faire embrigader. Ellul renonce à une « école de Bordeaux », comme il y a eu « l’école de Francfort ». C’est un rendez-vous raté pour l’écologie politique.
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Jeune doctorant en philosophie à l’université Montaigne (Bordeaux III), Philippe Gruca établit un parallèle entre Ellul et le philosophe allemand Günther Anders, futur mari de Hanna Arendt. Né en 1902 à Breslau, Günther Stern est le fils de William Stern, l’inventeur du personnalisme en 1906. Günther adopte le pseudonyme Anders (…. en allemand) et rencontre Bertolt Brecht, qui lui met le pied à l’étrier. On le retrouve à Paris en 1931, où il se lie avec Walter Benjamin, puis à Francfort où il rencontre Adorno, et enfin à Vienne où il s’installe en 1950. C’est là que Günther Anders met sur pied son concept de « discrépance » (discrepancy, en anglais). Il constate un décalage entre nos facultés conceptuelles et factuelles. Anders ne connaît pas Ellul, mais il le considère comme le Heidegger français.
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Ellul et Charbonneau vont emprunter le concept de personnalisme à William Stern. Ils apprécient chez lui l’indéracinable dignité humaine. En 1956, Anders publie Obsolescence de l’homme, où il constate lui aussi l’autonomie de la technique. Il distingue trois temps dans l’histoire moderne : 1800, Napoléon fait de la politique le moteur de l’histoire ; 1848, Marx explique que c’est l’économie ; 1950, c’est la technique. Anders pense que l’histoire va s’arrêter avec la guerre atomique, et que nous vivons seulement un « délai ». A la différence d’Ellul, il accepte l’étiquette de philosophe et moraliste.
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On reste dans la philosophie avec Edouard Schalchli, doctorant à l’université Montaigne (Bordeaux III), qui se risque à « une critique kierkegaardienne de l’œuvre d’Ellul ». Il admet que la technique se développe dans la société comme un cancer. Ce développement ne s’arrêtera pas. Il faut donc s’y préparer. La technique est consubstantielle à l’homme. Il ne peut pas s’en défaire. Pour Kierkegaard, à la différence de Marx, l’individu est tout l’homme.
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Daniel Cerezuelle, sociologue et philosophe, revient sur l’autonomie de la technique chère à Ellul. Emmanuel Mounier, après Platon, pense que la technique est neutre, un outil que l’on utilise bien ou mal. Ellul, au contraire, constate que la technique se développe par elle-même et donc que l’homme ne peut que s’y adapter. C’est ainsi que l’informatique est devenue notre nouveau milieu de vie. Ellul est le type même du calviniste pessimiste, le technophobe qui a trouvé un nouveau diable. Rappelons-nous le mot de Woody Allen, « le plus grand philosophe de tous les temps » : « la différence entre l’optimiste et le pessimiste ? Le pessimiste connaît mieux la question ».
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Attention à ne pas confondre « l’opération technique », que l’homme a toujours pratiquée, et le « phénomène technique », qui est l’obsession de l’efficacité d’aujourd’hui. Ellul a été très influencé par le philosophe protestant Jean Brun (mon directeur de thèse). Il y a « la machine et le rêve ». La technique, ce n’est pas seulement l’utilité mais aussi le désir de nouvelles formes d’existence. D’où sa fascination pour toujours plus de prudence. La recherche d’une alternative consiste à désacraliser la technique. Il faut sortir de l’emballement qui nous empêche de nous adapter et de choisir. Citation : « Je ne crois pas du tout que la technique soit regrettable. Je crois qu’elle n’est pas elle-même un progrès, mais qu’elle exige de l’homme un progrès ».
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La parole est donnée, en français, à Randal Marlin, professeur de philosophie à l’université d’Ottawa (Canada), qui reprend le concept de propagande, abordé en leur temps par Ellul et Charbonneau. Ellul établissait une distinction entre la propagande totale et la propagande ordinaire. Certes, la démocratie doit faire de la propagande pour se défendre, mais pas trop, sinon elle devient totalitaire. La propagande, c’est le monologue. La démocratie, c’est le dialogue. Un bel exemple de propagande totalitaire : En Colombie britannique, où l’eau distribuée au robinet est excellente, la société Nestlé a fait une campagne publicitaire pour mettre en garde contre les tuyaux et promouvoir l’eau en bouteille.
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Professeur de droit privé à l’université Montesquieu (Bordeaux IV), Xavier Daverat s’est penché sur la littérature américaine contemporaine et y voit des connexions avec Ellul. Celui-ci, en effet, constatait que les intellectuels américains ne cessent de remettre en question leur société. Ils remettent en cause la société technicienne, la société de consommation, le tout informatique. En cela, Ellul précède le roman post-moderne.
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Une jeune doctorante en science politique de l’université Montesquieu (Bordeaux IV), Frédérique Ballion, s’attaque à la propagande sournoise d’un film américain de Ridley Scott sur le débarquement des marines en Somalie. Les soldats ne sont plus de braves militaires envoyés au casse-pipe, mais des techniciens très pointus, dotés d’un matériel performant et forcément efficace. C’est la revanche du technologique sur la rébellion sauvage. Mais deux hélicoptères sont abattus et, dès lors, l’opération se transforme en mission de sauvetage, pour récupérer les équipages. L’Amérique attaquée se défend et impose le bien. Discussion. Est-ce qu’Hollywood a partie liée avec le Pentagone ? Pour réaliser des films de guerre, les réalisateurs ont besoin de matériel militaire. On leur en prête, mais on contrôle l’usage qui en est fait. Même si un film est antimilitariste, le Pentagone est toujours fier de montrer son beau matériel.
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La conclusion du colloque à Bordeaux est confiée à Serge Latouche, professeur émérite d’économie à l’université d’Orsay, « païen qui a la foi ». Il présente le cas d’Ellul comme un précurseur de la décroissance. Il observe que le mot n’apparaît jamais chez Ellul, ni chez Illich, ni chez Castoriadis, mais seulement chez Charbonneau. Il cite La mégamachine (1995) comme une idée mûrie depuis des années. Les deux précurseurs de la décroissance sont pour lui Illich et Castoriadis. « Vers une société d’abondance frugale ». Ils dénoncent le fétichisme du PIB et de la croissance démographique vantée par Alfred Sauvy. Ils rejoignent Albert Jacquard qui dénonce l’absurdité de la croissance démographique. Ils approuvent la devise d’Ellul : « Travailler moins pour vivre mieux ». Non pas les 35 heures, mais « 2 heures par jour ». La vita contemplativa l’emporte sur la vita activa. Il reprend la notion de « disvaleur » (Illich) ou dévalorisation des anciens produits par les nouveaux. Exemple du textile : le lin, le chanvre et la laine, produits locaux, sont remplacés par le coton et les textiles artificiels. On arrive à la « toxicodépendance de la consommation ». Le téléphone portable, instrument d’incivilité sociale. L’illusion du bonheur. La dérision de l’opulence. La société de croissance n’est ni souhaitable ni soutenable.
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Ellul propose-t-il un projet alternatif ? Non. Il se défie trop de la politique. Il se raccroche à la foi, de manière un peu anarchique. Comme le dit Castoriadis, Ellul est un marxiste négatif, chez qui la technique l’emporte toujours. Pour moi, c’est l’économie qui l’emporte. Beaucoup de projets techniques restent dans les cartons faute de faisabilité économique. Ellul est violemment opposé à l’utopie, qu’il considère comme la mort de l’homme. Le pessimisme ellulien , pas d’espoir mais l’espérance, me paraît difficile à soutenir. En italien, l’espoir et l’espérance n’ont qu’un mot : speranza. L’analyse est juste, mais un laïc sans espérance garde l’espoir. Déçu par la révolution, Ellul ne croit pas à la conquête du pouvoir, de l’Etat. Il oppose l’espérance du croyant, les petits groupes marginaux, l’éthique de la non-puissance, la dissidence individuelle, la résistance.
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Au centre Jean Eustache de Pessac (samedi 9 juin 2012)
Le directeur d’Action jeunesse Pessac, Philippe Roux, apporte son témoignage sur l’action d’Ellul dans sa commune, très influencé par André Chouraqui, son collègue exégète de la Bible. Au départ, le club de prévention de Pessac est issu du programme de la Résistance de 1945. Puis s’étend le phénomène des blousons noirs (1959-1962). On voit surgir des bandes de jeunes, y compris sur la place de Pessac. C’est alors qu’interviennent trois personnalités, Pierre Martiguet le magistrat, Yves Charrier l’éducateur, et Jacques Ellul l’intellectuel. Ils créent le club des Poilus (le nom de la rue), le club Charrier et Action jeunesse Pessac, le 23 décembre 1962. A Talence, un club de prévention existe depuis juillet 1962.
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Les blousons noirs rejouent « la fureur de vivre » en volant des mobylettes. Ellul insiste sur l’importance de la prise en compte singulière de chaque jeune. En 1967, il publie un article dans Le Monde qui démontre le primat de la prévention sur la répression. En 1970, c’est le drame : l’éducateur Charrier meurt dans un accident de plongée. On lui trouve un successeur, Fauconnet, qui va devenir éducateur de rue. Il s’occupe des minets à cheveux longs, des hippies, au sein de clubs fermés. Ellul reste au conseil d’administration d’Action jeunesse jusqu’en 1979.
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L’historienne de Toulouse Isabelle Gillet décrit alors l’action de Jacques Ellul contre la délinquance. En 1970 paraît Jeunesse délinquante, écrit à quatre. Pour Ellul, il s’agit de redonner au délinquant le sens de la vie, de reconstituer une personnalité pour résister aux pressions de la société. Pas du tout de le réadapter. Il faut rétablir les interdits et le désir, éviter l’internat. L’éducateur doit pister et infiltrer les bandes, sans être ni complice, ni dénonciateur. Surtout, éviter que les jeunes s’incrustent dans le club qui les a sortis du trou. En 1976, Ellul figure parmi les membres de la commission qui ont participé à la rédaction du rapport Peyrefitte sur la délinquance.
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Simon Charbonneau donne alors son point de vue « d’agnostique postchrétien ». Il rappelle l’atmosphère de 1945, apothéose de la guerre industrielle totale et d’emprise idéologique du marxisme. En 1947, Ellul adresse à son père Présence du monde moderne. Il prône une pensée incarnée, qui est le choix d’un style de vie. Simon Charbonneau invite à ne pas distinguer les fins et les moyens (exemples du TGV ou d’ITER). Il témoigne que les cours d’Ellul laissaient filtrer ses convictions, à rebours du progressisme ambiant. Il procédait à une analyse objective des faits pour conforter ses convictions de chercheur. Il osait aussi s’engager dans l’espace public, à la différence des autres universitaires. On l’a vu se battre pour l’Eglise réformée, pour Pessac et pour le littoral. Malheureusement, ses articles dans Sud-Ouest et Le Monde ont été très censurés ou refusés.
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Doctorant à l’Ecole pratique des hautes études de Paris, Mathieu Gervais examine le rôle de l’histoire dans la pensée de Jacques Ellul. Il cite La raison d’être (1987), qui est une réflexion sur l’Ecclésiaste. Mathieu Gervais a mené 50 entretiens avec des militants du mouvement paysan, qui lui ont fait part de leur perte d’autonomie devant la montée des moyens techniques en plein essor. Pour Ellul, l’homme reste le même depuis au moins 5.000 ans. Il est enfermé dans son temps. Il y a une histoire mais pas de progrès. La nature n’est pas sacralisée. L’agriculture paysanne recherche l’éthique avant le résultat. Pour elle, il y a obligation de moyens, pas de résultats. Le théocentrisme est facteur de liberté. Ne pas confondre le vivant et la nature. Il n’y a ni progrès ni éternel retour du même.
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Michel Rodes reprend la parole pour analyser le sentiment de la nature chez Ellul. Il rappelle que le pasteur Roger Jézéquel, comme Ellul, a fait son retour à la terre entre 1940 et 1944. Certes, Ellul n’est pas Rousseau, mais il a beaucoup marché dans sa jeunesse, fait du canoë, et il a toujours habité à distance de la ville, que ce soit Clermont-Ferrand ou Bordeaux. Il avait chez lui une basse-cour. En 1974, Ellul réfléchit à une théorie de l’environnement. Il est gêné par l’ambiguïté du mot et considère que le ministère de l’environnement est une invention fallacieuse pour justifier la société technicienne. Pour lui, il n’y a pas d’ordre naturel. Ellul est-il moraliste ? Non, il est contre la morale naturelle, car il estime que la Création est contre nature. Pour lui, la nature est un concept faux et surajouté, car elle n’a rien à proposer.
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Le colloque se termine avec la projection du film intitulé « Jacques Ellul, l’homme entier ». Un documentaire de 52 mn réalisé en 1993 par Serge Steyer. On y voit Jacques Ellul, chez lui à Pessac, expliquant pourquoi il ne propose pas de solution à ses interlocuteurs. En bon personnaliste, il estime que c’est à chacun de trouver sa voie.
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