L’association Forêt Méditerranéenne, dont le siège est à Marseille, a effectué une tournée en Calabre (sud de l’Italie) du 1er au 6 juin 2011. L’occasion, en cette année internationale de la forêt, de découvrir des forêts méconnues et pourtant très riches dans la montagne calabraise.
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par Roger Cans
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D’emblée, un agent du parc national de la Sila, souligne le paradoxe : « On dit souvent : au sud de Naples, c’est le désert. Venez et voyez ces forêts ! ». De fait, quand on s’aventure dans la montagne, de 600 m à 1.700 m, on est surpris de découvrir d’immenses surfaces densément boisées.
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Dès que l’on quitte la plaine littorale, avec ses oliviers et ses orangers, apparaissent les premiers chênes liège et les taillis de châtaigniers. Puis, c’est le désert vert, c’est-à-dire la montagne boisée pratiquement inhabitée, sauf par quelques loups, qui seraient aujourd’hui entre 25 et 35 sur les 75.000 hectares du parc. Pour les nourrir, on a réintroduit le chevreuil, qui n’existait plus en Italie du sud. Car les quelques troupeaux de chèvres ou de moutons sont gardés par des bergers et leurs chiens. Et les vaches en estive sont de trop gros morceaux pour eux. « Je ne suis méchant que dans les fables », prévient un grand panneau à l’entrée d’un parc.
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Nous visitons une réserve biologique d’un type particulier, à 1.430 m d’altitude. C’est la réserve des « géants », une ancienne propriété privée plantée de pins laricio devenus très vieux. Les agents du parc en ont étiqueté 56, dont 4 sont aujourd’hui tombés hors d’âge, d’une taille impressionnante. Les plus hauts atteignent 46 m et plusieurs dépassent 5 m de circonférence. Ce sont vraiment des arbres géants, qui font jeu égal avec certains chênes de la forêt de Bercé.
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Pour permettre la régénération naturelle, déjà bien engagée, le périmètre d’un hectare a été entouré d’une haute clôture. A l’extérieur, au bord du chemin d’accès, subsistent trois énormes érables sycomores, dont l’un est réduit à l’état de squelette (encore vivant) et les deux autres, en pleine forme, dépassent aussi 5 m de tour. Comme quoi, lorsqu’on laisse les arbres vivre leur vie, on atteint des tailles respectables qui font d’un fragile végétal, au départ, un monument naturel impressionnant, même dans la pointe sud de l’Italie.
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Durant les années 1950 et 1960, la montagne calabraise a fait l’objet de grands reboisements avec le pin noir d’Autriche. Des milliers de Calabrais ont été embauchés pour ces opérations « Mezzogiorno », destinées à revitaliser un sud épuisé par l’émigration. Suivant les endroits, ces pinèdes ont permis au châtaignier, au chêne chevelu (Quercus cerris) et au sapin pectiné (Abies alba), de s’implanter spontanément en sous étage, puis de dominer. Jusqu’aux années 1950, les pins laricio faisaient l’objet du gemmage, pour la récolte de la résine. Mais le bois n’a jamais fait l’objet d’une exploitation de rente. Les éleveurs préfèrent garder la forêt pour faire pâturer leurs bêtes.
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L’administration des parcs nationaux s’appelle aujourd’hui Office territorial pour la biodiversité. Cet office gère les maisons ou musées des parcs, accueille le public et n’intervient pratiquement pas en forêt, sauf pour enlever des arbres couchés par la neige (il en tombe parfois 2 m !). Quant aux réserves biologiques et à la police des parcs, c’est toujours le « corps forestier » (Corpo forestale) qui s’en charge. Depuis 1994, les forêts domaniales ont été transférées aux régions (comme en Corse), qui les administrent et les gèrent à leur guise, sous le contrôle des gardes armés du corps forestier, équivalent à notre ONF.
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Sur le versant plus ensoleillé de Crotone, à 600 m d’altitude, nous visitons une forêt à graines de chênes chevelus. Une futaie très régulière, où les vaches ont le droit de paître durant l’été, lors de la transhumance. En dehors de quelques réserves ou propriétés clôturées, toutes les forêts calabraises sont pâturées, comme jadis chez nous à la tombée des glands. La saison des cèpes est terminée, mais elle est chaque année très fructueuse en mai et d’août à novembre, et elle fait l’objet d’un commerce intense, sous forme de cèpes séchés ou marinés dans l’huile.
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Nous avons la chance de visiter une scierie, installée au cœur d’une magnifique forêt à 850 m d’altitude. La scierie exploite une hêtraie sapinière divisée en trois massifs distincts de 800, 400 et 300 hectares, soit environ 10.000 m3 de sciages par an. C’est tout juste suffisant pour maintenir les emplois des 35 familles qui y travaillent, d’autant que la conjoncture n’est pas bonne. « Avant, nous vendions 80 % du bois pour la construction et 20 % pour l’emballage, nous dit le propriétaire. Aujourd’hui, c’est l’inverse, car la construction est très molle. » Alors, le patron cherche des débouchés dans toute l’Italie, que ce soit les plaquettes pour le chauffage au bois ou les jouets d’enfants.
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Dans le parc national d’Aspremont, tout au bout de la botte, la hêtraie sapinière est en limite méridionale de végétation. Seuls les hêtres qui restent sur les flancs de l’Etna, en Sicile, poussent plus au sud. Les sapins pectinés du parc ont des aiguilles plus courtes, avec une cuticule plus épaisse, qui leur permettent de résister aux intempéries méditerranéennes. En Calabre, en effet, la sécheresse peut durer dix ans, et les périodes de fortes précipitations aussi. Qu’adviendra-t-il si le réchauffement climatique se précise ? Nul ne sait. Pour l’instant, « on protège la nature en ne faisant rien ». La région a décidé qu’on ne ferait plus de coupes de plus de 2 hectares (contre 5 auparavant) et que l’on n’abattrait plus les arbres dont le diamètre dépasse 50 cm. Même un cultivateur propriétaire de bois doit demander l’autorisation à la région pour l’exploiter.
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En somme, la forêt calabraise connaît les mêmes difficultés d’exploitation qu’une bonne partie de la forêt méditerranéenne. Qu’il s’agisse de la Corse, de la Calabre ou des Pyrénées espagnoles, on a affaire à des forêts de protection ou de pâture, sur des pentes souvent inaccessibles, loin des lieux de consommation et sans infrastructures industrielles. Aux locaux, elle permet de nourrir les vaches et de vendre des fromages ou des cèpes, aux visiteurs elle offre de magnifiques frondaisons et des pistes de randonnées inépuisables.
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Les forestiers de plaine de chez nous, habitués à vivre des ventes de bois, en perdent leur latin : comment peut-on laisser inexploités de si beaux arbres ? Même les forestiers méditerranéens familiers du maquis s’étonnent de voir de si belles forêts inexploitées. Mais c’est ainsi : comme l’eau, le bois est un matériau lourd et donc coûteux à transporter. Les scieurs préfèrent aller au plus facile.
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