La nature de demain : s’habituer au pire

Les écologistes ne réalisent pas à quel point les écosystèmes qu’ils étudient aujourd’hui ont été altérés par les hommes et que la vie sauvage qu’ils décrivent a été grandement simplifiée et diminuée.

 

par Jean-Claude Génot

 

Il y a plus de 35 ans, lors d’une conférence à Strasbourg, un naturaliste alsacien témoignait des nuées de sauterelles et de papillons qu’il soulevait en parcourant les prairies humides très fleuries de la plaine du Rhin avant la Seconde Guerre Mondiale. J’ai réalisé plus tard la véritable portée de son message sur cette réalité dont je ne savais pas alors qu’elle était à jamais disparue. En effet au cours de ma vie de naturaliste, je n’ai vu cette abondance de fleurs et d’insectes que dans certaines prairies alpines, et encore celles-ci sont devenues rares car les pratiques agricoles intensives ont désormais gagné la montagne.

 

Comment peut-on se rendre compte de ce monde perdu alors qu’on évolue dans un autre contexte sans aucune référence du passé ? Bien entendu, je vis dans une époque avec des papillons et des sauterelles, mais je n’avais aucune idée de ce qu’avait pu être leur abondance, aujourd’hui perdue. Les gens grandissent dans des paysages, s’y habituent et ils en font ensuite leur référence. Ainsi les habitants d’une région avec des milieux ouverts peuvent s’opposer à la plantation d’arbres dans leur environnement, tandis que leurs descendants, eux, protesteront quand on voudra couper ces mêmes arbres.

 

Les naturalistes de demain, s’il y en a encore, trouveront normale la pénurie de nature car ils n’auront connu que cela. Comme le souligne le journaliste et écologue anglais George Monbiot*, les écologistes ne réalisent pas à quel point les écosystèmes qu’ils étudient aujourd’hui ont été altérés par les hommes et que la vie sauvage qu’ils décrivent a été grandement simplifiée et diminuée. Ce même auteur en veut aux responsables de la conservation de la nature de tolérer le sur-pâturage de tous les paysages semi-naturels britanniques sans voir les impacts de ce que Monbiot nomme la « vermine laineuse ».

 

Les naturalistes de demain trouveront normal le manque de marais, de forêts et de bêtes sauvages, les hôtels à insectes à la place des friches et des bosquets, les nichoirs à la place des arbres creux et les mares aménagées, creusées ici ou là à la place des zones humides. Il sera normal de passer plus de 90 % de son temps dans des milieux très artificialisés, le reste étant consacré, pour les plus nantis, aux derniers lieux de nature jalousement gardés.

 

Au coeur des villes et du monde suburbain tentaculaire, chacun se fabriquera son ersatz de nature, sur son balcon, sur son toit ou à l’arrière de sa maison. Mais où sera la nature spontanée sur de grands espaces, la vraie ? Elle ne subsistera plus que dans les endroits où l’homme se sera exclu : les no man’s land minés, les terres trop stériles pour être exploitées, les lieux de catastrophes nucléaires qui ne vont pas manquer statistiquement de se multiplier. Les parcs et les réserves qui auront survécu aux marées humaines seront jardinés au profit de certaines espèces pour les touristes. Partout ailleurs, l’humanité débordante utilisera tout l’espace pour ses villes et ses infrastructures tentaculaires, ses productions à haut rendement, ainsi que la fabrication de son énergie et l’extraction de ses matières premières.

 

Nos descendants accepteront-ils cette situation ? Oui à une écrasante majorité, car des générations d’enfants grandissant dans un univers technologique et numérique n’auront plus le même imaginaire que leurs prédécesseurs et pourront, devenus adultes, se contenter de vivre la nature virtuellement par écran interposé depuis leur citadelle de verre, de béton et d’acier « nanotechnologisés » pour produire de la climatisation naturelle ou faire pousser des végétaux à la verticale. L’homme deviendra-t-il entièrement dénaturé et artificiel, bardé de prothèses du cœur au cerveau et se nourrissant d’aliments de synthèse ? Sera-t-il capable de vivre dans un monde artificiel sans devenir un malade mental ? Non ! Il y aura toujours des résistants qui ne supporteront pas de vivre dans un monde synthétique ne laissant aucune place à la nature sauvage. Ces insoumis se révolteront contre la domestication tyrannique de la nature et agiront en faveur du sauvage, symbole d’insoumission dans un monde surpeuplé privé de liberté.

 

* George Monbiot. 2013. Feral. Searching for enchantment on the frontiers of rewilding. Allen Lane. 317 p.