Médiatisation(s) de l’écologie

Voici le compte-rendu de la Journée d’études sur le thème Médiatisation(s) de l’écologie organisée par le RUCHE (Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale), l’AHPNE  (Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement ) et l’Université de Limoges, à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) le 16 mai 2014 à Nanterre.

 

par Roger Cans

 

La directrice présente la BDIC, fondée en 1917 par les époux Leblanc et officiellement réceptionnée en 1918. Cécile Tardy précise que l’écologie est devenue un axe de développement de la BDIC. Le directeur des archives est Franck Véron, mais il est absent.

 

Anne-Claude Ambroise-Rendu, sociologue à l’Université de Limoges et organisatrice de la journée avec Charles-François Mathis, présente la journée et ce que « médiatisation » veut dire. Les journalistes environnement, qu’ils le veuillent ou non, sont à la fois des observateurs et des acteurs. Ce que disait Hervé Kempf : « Tu es journaliste et écolo, assume ». Dans les années 1970, la médiatisation est faite par des non professionnels et les liaisons restent horizontales. Serge Moscovici définissait la chose en trois temps : 1) La diffusion. 2) La propagande. 3) La propagation.

 

Si l’on remonte à la fin du XIXe siècle, on observe un nouveau regard sur la nature en raison du développement des loisirs et du tourisme. Quant à la presse militante, elle prospère avec l’affaire Dreyfus. Sous le Second Empire, la nature, pour les Parisiens, c’était la forêt de Fontainebleau. Puis est né le Touring Club de France en 1891 et l’association Paysages de France en 1901. La défense de la nature est alors réservée à une élite. Par exemple, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau qui, après la Seconde guerre mondiale, écriront dans l’hebdomadaire protestant Réforme.

 

A partir de 1970, c’est l’effervescence médiatique de l’utopie post-68. On dénombre 167 titres entre 1970 et 1977. La presse locale et régionale est dominante en la matière. La Gueule Ouverte de Pierre Fournier tire à 70.000 exemplaires. Une presse d’exaspération qui, en général, ne dure pas. Dans la presse généraliste, Le Monde est le premier quotidien à créer une rubrique Environnement en 1972. Il y a une mobilisation citoyenne autour du nucléaire et du Larzac. Comme au temps de l’affaire Dreyfus, le clivage gauche/droite est bouleversé. L’opinion publique est indéfinissable. Une première phase est apparue avec les années 1970. La deuxième après le sommet de Kyoto sur le climat (1997).

 

Le journalisme qui traite de l’écologie est-il scientifique ? Politique ? Il y a les savants lanceurs d’alerte, les experts, les vulgarisateurs, les journalistes « en lutte », etc. Le changement climatique, seuls les journalistes de l’environnement en parlent. Ce sont les « marchands de doute » de Jean-Paul Deléage. Parmi les femmes, on remarque Josée Blanc-Lapierre. On s’interroge toujours sur l’indépendance de la presse et l’efficacité de la médiatisation. La plus efficace est-elle la presse généraliste ou la presse militante ? Doit-on changer de politique ou changer les comportements ?

 

Le philosophe Fabrice Flipo (Telecom & Management, SudParis) s’interroge sur « l’introuvable histoire de l’écologie ». On parle d’Ellul et de Charbonneau, mais où sont leurs ouvrages ? Quand Hervé Kempf veut s’occuper de Notre-Dame des Landes au journal Le Monde, il y a problème. L’engagement est admis pour un journaliste, sauf pour l’écologie. S’agissant du mouvement ouvrier, l’histoire est très riche, mais pas pour l’écologie politique. Il distingue l’environnementalisme, qui observe, et l’écologisme, qui veut supprimer les causes de la dégradation de l’environnement et changer les choses.

 

Trois points, maintenant : 1) Les causes de la dégradation : c’est l’homme. Mais, après mai 68, on se demande lequel : l’indigène ? Le Nord ? Le Sud ? 2) On avance des explications scientifiques. Mais on ne les a pas toutes, d’où le principe de précaution, qui revient au pari de Pascal. 3) La sociologie de l’écologisme : un mouvement social selon Touraine. On impute la faute à Platon, à Heidegger, à personne… et l’on pense que la providence technologique réglera tout. On revient alors à la controverse libéralisme contre anti-capitalisme. Les Verts sont-ils des pastèques (verts à l’extérieur, rouges à l’intérieur) ou des réactionnaires selon Luc Ferry ? Avec Bruno Latour, on ne parle plus d’écologie politique. Le vivant est non cartésien, d’où l’animisme, la nature réenchantée, le panthéisme d’Edward Goldsmith. Déterminisme ou créativité ? La nature est en perpétuelle évolution.

 

Dans les sommets internationaux, on invoque le changement. Et si tous les hommes vivaient comme les Américains ? On débouche sur l’universel, le planétaire, les pays émergents comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud). La stratégie a changé : avec le mouvement ouvrier, la majorité élimine la minorité. Avec le mouvement écolo, la minorité veut convaincre la majorité. Serge Moscovici le disait : l’avenir est incertain. L’effondrement de l’URSS a surpris tout le monde. La place de l’écologie dans l’espace public est restreinte : presse, bibliothèques, etc. Tout dépend du concept que l’on a de la nature. Il y a la nature reconstruite, comme les OGM, ou la nature comme un tout, selon Marie-Angèle Hermitte.

 

Chargé de cours à Sciences Po et à l’Ecole Polytechnique, Guillaume Sainteny s’attache à définir l’écologie. Pour lui, c’est un mouvement social avant d’être un mouvement politique. Sa visibilité et sa légitimité dépendent beaucoup de l’effet d’agenda, c’est-à-dire ce à quoi il faut penser. L’écologisme connaît des mouvements cycliques, qui sont actuellement bas. De 1968 à 1980, son émergence est apparue dans la presse animalière, les revues de pêche et toutes les publications s’intéressant à la nature. En 1972, avec La Gueule ouverte (22.000 exemplaires), puis Le Sauvage (70.000 exemplaires), on découvre une presse militante, exigeante et urgente. En 1973, l’association des journalistes de l’environnement (AJEPNE), menée par Jean Carlier, directeur de l’information à Radio-Luxembourg, décide de proposer un candidat à la prochaine élection présidentielle (Pompidou est malade). Ce sera René Dumont en 1974, qui fait surgir l’écologie dans le monde politique. Dans la presse généraliste, on avait dès 1971 une émission de télévision, La France défigurée, proposée par Louis Bériot et Michel Péricard. En 1968, La Croix se lance dans une rubrique « Sauvegarde de la nature ». En 1969, Jean Carlier et Le Figaro, entre autres, mènent campagne contre le projet de station de ski dans le parc national de la Vanoise. En 1972, Le Monde crée sa rubrique Environnement et Philippe Saint-Marc propose sa Charte de la nature, que la presse invite à signer (Le Parisien, Témoignage chrétien, etc.).

 

Après 1980, c’est le retournement. Le pic de la fièvre écologiste avait été atteint avec la marche sur Creys-Malville, en 1977. Le Monde s’interroge en 1979 sur le déclin d’un mouvement qu’il enterre prématurément. Car l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 provoque une retombée du mouvement (fin du Larzac, fin de Plogoff). Mais Brice Lalonde obtient 3,8 % à l’élection présidentielle, ce qui est beaucoup plus que René Dumont en 1974. A son tour, L’Express enterre le mouvement : « Ecolos, année zéro ». En 1989, Franz-Olivier Giesbert et Charles Bois, dans Le Figaro, jugent l’écologie politique pas sérieuse. Pour beaucoup, l’écologie est un extrémisme et même, pour Guy Sorman, un terrorisme intellectuel. Antoine Waechter, pourtant promoteur du Ni-Ni, est classé en 1991 à la droite de la droite par Le Monde. L’Express décrit alors les « intellectuels rangés », les « enragés » (écolos) et les « lepénistes gueulards ».

 

Nouveau retournement avec le catastrophisme qui revient (pluies acides, trou de l’ozone, Tchernobyl, effet de serre). Mais les Verts restent appelés écolos, ce qui est aussi péjoratif que « socialos » ou « cocos ». Au mieux, les écologistes sont des « rigolos ». Prévoyant l’enseignement du journalisme à Sciences Po, le rapport de Michèle Cotta ne dit rien sur l’écologie. En mai 2013 est sorti sans susciter d’indignation un projet de loi qui supprime les sites inscrits (loi de 1930).

 

Sociologue des médias, Jean-Baptiste Comby (Université Panthéon-Assas), a étudié la construction publique du changement climatique entre 2003 et 2007. Le pic est atteint en 2007 avec un millier de sujets traités par Le Monde, L’Express, TF1 et France 2. Le sociologue estime que la presse à contribué à faire du problème climatique une responsabilité individuelle, ce qu’on appelle l’écocitoyenneté. On oublie donc la responsabilité collective. Plus les journalistes parlent des conséquences du changement climatique, moins ils parlent des causes. Après le pic de 2007 (Grenelle de l’environnement), le pic de 2009 (sommet de Copenhague), on parle de la taxe carbone.

 

Sur TF1, on voit toujours les mêmes, c’est-à-dire Nicolas Hulot, Jean-Marc Jancovici ou un ministre. On ressent une subordination des journalistes aux mesures politiques. Les causes du changement climatique ? Les « activités humaines », sans précision. On ne parle pas de l’adaptation au changement. On évoque davantage les conséquences sur la nature que sur la société. On entend très peu les voix dissonantes (les « climatosceptiques »). On lit très peu d’articles pour les solutions structurelles qui portent sur le mode de vie, l’organisation sociale. On voit arriver une nouvelle génération de journalistes moins politiques que les historiques comme Nathalie Fontrel, Josée Blanc-Lapierre ou Hervé Kempf. La presse alternative est limitée à Silence et Reporterre. A ce propos, Guillaume Sainteny observe que la question climatique chasse les autres sujets.

 

Chercheur du CNRS rattaché à Sciences Po Grenoble, Jean-Paul Bozonnet s’interroge sur l’influence des médias sur l’écologisme. Pour lui, les médias n’influencent pas directement les citoyens, mais seulement les leaders d’opinion. Ils renforcent les convaincus, mais pas les autres. Le rôle des médias doit être fortement relativisé. L’opinion a des « cycles d’attention », un agenda. Le premier changement de paradigme a été observé en 1969 avec la campagne pour la Vanoise, qui a reçu beaucoup d’échos. On remarque que les citoyens les plus exposés à la presse sont les plus écolos. Les drogués de télé le sont moins. D’une manière générale, les plus sensibilisés à l’écologie sont les Germaniques et les Scandinaves, et aussi les plus riches et les plus cultivés. En la matière, le plus clivant est la nationalité, la culture politique. Les pics d’intérêt ont été en 1976-77, en 1990 et en 2007. Finalement, Tchernobyl et Fukushima ont eu peu d’effet sur l’opinion.

 

Christian Delporte, de l’Université de Versailles Saint-Quentin, présente « René Dumont, homme de télévision ». C’est d’abord un professeur, donc un homme de paroles et de livres (une cinquantaine). En 1974, René Dumont a 70 ans et c’est un personnage, un «bon client » comme on dit à la télé. L’INA conserve 120 émissions où il intervient (18 avant 1974 et le reste après). En 1962 (L’Afrique noire est mal partie), il s’entretient avec Pierre Desgraupes. C’est le professeur d’agronomie tropicale. En 1973, après la publication du Club de Rome (Les limites de la croissance), il apparaît avec son pull rouge et plaide « pour une autre croissance », et non la croissance zéro.

 

René Dumont a fait aussi beaucoup de radio. En 1949, il s’entretient avec Jean Fourastié, le futur inventeur des Trente Glorieuses. Il va passer 26 fois entre 1949 et 1968. Dans l’émission d’Harris et Sédouy, en 1968, il est « Monsieur Faim ». En 1969, il passe aux Dossiers de l’écran à son retour de Cuba. Il est aussi l’invité du dimanche pour parler d’Han Suyin. C’est toujours le professeur d’agronomie tropicale. En 1974, on le voit à vélo et sac au dos, puis sur la péniche qui est son siège de campagne. Le professeur se mue en prophète et grande gueule de l’écologie. En Bretagne, il tonne : « La voiture, ça pue, ça pollue et ça rend con ! ». La croissance, qu’il avait toujours encouragée pour nourrir les gens, devient « le pillage du tiers-monde ».

 

En 1983, il est invité par Bernard Pivot pour l’émission Apostrophes et croise le fer avec Pascal Bruckner (Les sanglots de l’homme blanc). En 1988, il mène campagne pour Antoine Waechter et en 1995 pour Dominique Voynet (il a alors 91 ans !). René Dumont adoube les candidats. Il devient le père et même le pape de l’écologie. Il dénonce Un monde intolérable (1989) et Le libéralisme en question. Il est toujours interrogé sur quatre sujets : 1) L’Afrique. 2) L’agriculture. 3) L’environnement. 4) Le réchauffement climatique. Mais jamais sur la politique.

 

Claude-Marie Vadrot (NDLR ancien président des JNE), qui a participé à la campagne de 1974, se rappelle que son confrère Jean-Pierre Elkabbach, pourtant giscardien de cœur, a secrètement conseillé René Dumont pour ses apparitions à la télé…

 

Michel Dupuy (IHMC), auteur d’une Histoire de la forêt, rappelle que le mot écologie, lancé en 1866, a été très vite lié à la botanique. L’écologie ne devient scientifique que vers 1960, mais elle va bientôt être doublée par la biologie moléculaire.

 

1) Le basculement : on est passé du liquide (mer, rivières), lors de la conférence de Stockholm (1972), au solide (Rio 1992), et surtout la forêt. La tempête de 1987, à cet égard, est significative : après le naufrage des bateaux à Concarneau, on a découvert qu’elle détruisait les arbres en Bretagne et même jusqu’au parc de Kew Gardens, près de Londres. Dans ses premières apparitions à la télé et à la radio, Jean-Marie Pelt n’est qu’un observateur avisé. Puis il avouera ses premières inquiétudes. Dès 1966, Jean Dorst parle à la télé d’écosystèmes et de biosphère. La biodiversité apparaît aux Etats-Unis vers 1985. C’est la trouvaille du fogging : on enfume un arbre et tout ce qui est vivant tombe au sol. La presse s’approprie ce concept de biodiversité, qui privilégie les espèces.

 

2) Le désensauvagement : il provoque d’abord l’inquiétude des botanistes tropicaux. On passe de « l’enfer vert », glorieusement traversé par la Transamazonienne, au « poumon vert de la planète » (1972), qui rappelle la forêt de Fontainebleau, poumon vert des Parisiens. Puis arrivent L’Indien Raoni et le chanteur anglais Sting. Après les terribles Jivaros, coupeurs de têtes, on défend les Kayapos, victimes des multinationales. La forêt tropicale est défendue par Jean Dorst (Colombie), puis par Cousteau, après sa remontée de l’Amazone en 1983. Viennent alors Francis Hallé et son radeau des cimes, et enfin Nicolas Hulot. Le moustique de l’enfer vert disparaît, le piranha n’est plus féroce, etc. On écoute Pelt et Hallé, grands admirateurs des plantes.

 

3) L’affaire de la caulerpe : la plante marine appelée Caulerpa taxifolia est d’abord importée d’Australie par des aquariophiles allemands. Puis elle est rejetée en mer par l’Institut océanographique de Monaco et se fixe sur les fonds méditerranéens. Le professeur Doumenge, directeur de l’Institut qui a succédé à Cousteau, explique qu’elle est venue naturellement par le canal de Suez. On en trouve au Cap Martin en 1990. Le plongeur scientifique Alexandre Meinesz, basé à Nice, donne alors l’alerte. La presse parle de « l’algue tueuse ». Un biologiste de Marseille, Charles Boudouresque, alerte la préfecture, et le gouvernement s’en mêle. TF1 diffuse une émission là-dessus en août 1991, quand tout le monde est à la plage, puis c’est Brice Lalonde, alors ministre de l’environnement, qui fait part de son souci. Le débat est lancé, comme pour les pluies acides en Suède, la mort des forêts en Allemagne ou le trou de l’ozone aux Etats-Unis.

 

Reprenant l’affaire des lanceurs d’alerte, Anna Trespeuch (université de Paris 1) passe en revue son histoire de 1948 à 1975. Le premier ouvrage, Our plundered Planet, est publié aux Etats-Unis en 1948 par Fairfield Osborn, et l’année suivante par Payot sous le titre La planète au pillage. L’ouvrage sera réédité en 2008 par Actes Sud, avec une préface de Pierre Rahbi. D’une manière générale, les auteurs anglo-saxons sont considérés comme plus catastrophistes que les Français. Ainsi The Silent Spring de Rachel Carson (1962), publié l’an d’après par Plon sous le titre Le printemps silencieux, avec une préface de Roger Heim, directeur du Muséum, et un message de Jean Rostand.

 

Après la dernière guerre, la crise écologique n’apparaît qu’en bruit de fond, comme la guerre froide. Roger Heim fait ses causeries radiophoniques dans les années 1950 et publie en 1952 L’homme contre la nature (Armand Colin). Suivent Avant que nature meure, de Jean Dorst (1965), Nous n’avons qu’une terre, par René Dubos (1972), L’utopie ou la mort, de René Dumont (1973) et enfin les ouvrages d’Ivan Illich et d’André Gorz.

 

Le printemps silencieux est plutôt bien accueilli par le public, mais il suscite les réserves du journal Le Monde sous la plume du professeur Lemaire, en 1964, puis de la journaliste Yvonne Rebeyrol en 1973. Les ouvrages de Jean Dorst, en revanche (1965, 1970, 1971, 2012) sont loués par le quotidien. En 1978, Pierre Viansson-Ponté, dans le même journal, constate la publication d’une masse de livres « écolos ». Barry Commoner est qualifié de « pape de l’environnement ». Edward Goldsmith et René Dubos, bilingues franco-anglais, font figure de passeurs. A la publication en 1972 du rapport Meadows, au MIT (Les limites de la croissance), Pierre Drouin, journaliste du service économique, se veut rassurant. Les alertes des scientifiques sont relayées par les sociologues et les économistes. Un petit article n’est jamais paru : La planète malade, de Guy Debord, auteur de La société du spectacle.

 

Interviennent pour finir deux journalistes chevronnés qui vont témoigner de première main. Marc Ambroise-Rendu (NDLR membre de longue date des JNE) raconte son embauche au journal Le Monde en mars 1974, alors qu’il avait 44 ans et que le quotidien tirait à 440.000 exemplaires. « 40 ans déjà » ! Venu de Lectures pour tous et ayant créé un magazine appelé Mieux Vivre, qui ne tiendra qu’un an, Marc Ambroise-Rendu se considère comme un journaliste polygraphe. Il est alors reçu dans le grand bureau de Jacques Fauvet, le directeur, qui ne s’intéresse qu’à la politique intérieure et ne connaît rien à l’environnement ni à l’écologie. Le Monde a publié en 1958 un article sur la pollution de l’air à Paris et a couvert les démêlés pour l’autoroute du sud au Conseil de Paris au début des années 1960, dont le projet est modifié grâce au sénateur Edouard Bonnefous, auteur de L’homme et la nature. En 1972, la rubrique Environnement est confiée à Alphonse Thélier, un journaliste du service économique qui voit les sujets d’environnement par son prisme. Les problèmes d’environnement, alors, sont considérés comme des faits divers et n’intéressent pas Le Monde.

 

Pourtant, dans son discours de Chicago sur l’environnement, prononcé en 1970, le président Pompidou a montré son réel souci de la protection de l’environnement. Mais le discours est passé inaperçu car la presse n’a relaté que l’agression de militants juifs mécontents de la politique de la France à l’égard d’Israël.

 

Pris à l’essai, Marc Ambroise-Rendu fait son premier papier en août 1974 : « L’environnement, école de démocratie ». Il est publié en « Une » (au creux de l’été) et le journaliste est engagé. Il a ensuite publié 1.500 papiers en 8 ans, dont 1.300 consacrés au ministère de l’environnement, au départ confié à Robert Poujade, ancien secrétaire général de l’UDR et normalien comme Pompidou, et aux multiples problèmes de l’époque : nucléaire, Larzac, Côte d’Azur. Fauvet ne lui dit jamais rien. M A-R publie en 1978 une interview de Giscard d’Estaing sur l’environnement, étalée sur deux pages ! Or Fauvet déteste Giscard et, en 1981, Marc Ambroise-Rendu est chargé de couvrir un nouveau ministère créé par la gauche : les personnes âgées et handicapées…

 

NB de Roger Cans, contraint de partir avant la fin de la journée : j’ai succédé à Marc Ambroise-Rendu à la rentrée 1982, alors qu’il avait choisi de couvrir la ville de Paris, rendue intéressante par l’élection du maire en 1977 (Jacques Chirac). Lorsque j’ai proposé de couvrir l’environnement au service qui s’en occupait (Equipement/Régions), on m’a dit : l’environnement, c’est fini. Ce qui nous intéresse, c’est un journaliste qui suive la décentralisation et la régionalisation (nouvelle loi Defferre). Disons 20 % d’environnement et 80 % de décentralisation. J’ai répondu que, ayant vécu trois ans aux Etats-Unis, pays n’ayant jamais été centralisé, je ne croyais pas du tout à la décentralisation en France (j’ai couvert l’Education nationale pour Le Monde depuis 1976, ce qui m’a confirmé dans mon sentiment). Donc j’envisage plutôt 80 % d’environnement et 20 % de décentralisation. Soit. Et j’ai pu faire ensuite, durant quatorze ans, 90 % d’environnement !

 

Claude-Marie Vadrot, actuellement journaliste à Politis et collaborateur de Mediapart, se présente comme « raconteur d’histoires ». Il évoque ses débuts à l’Aurore comme reporter de guerre (Inde contre Pakistan en 1971). Il propose au quotidien un sujet d’environnement par semaine : on accepte à condition qu’il prenne alors un pseudonyme, pour ne pas confondre un reporter avec un rubricard « écolo ». Au Canard Enchaîné, peu concerné par les problèmes d’environnement, on lui fait une petite place. Lorsqu’il est recruté au département de géographie de Paris VIII, dirigé par Yves Lacoste, même méfiance à l’égard de l’écolo. Paris VIII est pourtant issue de l’université de Vincennes, créée en 1968 pour les alternatifs !

 

Vadrot confirme le versant écolo de Pompidou signalé par M.A-R. Il a passé avec lui deux jours à Cajarc (Lot), où le président dans son terroir l’a étonné par son goût de la nature et des paysans. Pompidou était écolo avant l’heure, et c’est d’ailleurs lui qui a créé le ministère de l’environnement en 1971. Vadrot, qui est ensuite correspondant à Moscou du Journal du dimanche, raconte aussi un voyage avec le président Mitterrand à Baïkonour, la base de départ des fusées russes, au Kazakhstan. Lors d’une conversation en tête-à-tête d’une demi-heure avec le président, ils n’ont parlé que d’arbres, des bûcherons du Morvan, de la forêt des Landes, etc. Mais rien sur la politique ni sur les fusées. Vadrot est bluffé par ce côté « écolo » du président. Et il a du mal à convaincre ensuite ses confrères qu’ils n’ont parlé que de la nature…