Nature originale : nature férale

Il y a du nouveau dans le monde des idées sur la conception de la nature par les écologistes scientifiques.

par Jean-Claude Génot

Dans son livre Authenticity in nature. Making choices about the naturalness of ecosystems, paru en 2011, l’écologue britannique Nigel Dudley dénonce deux mythes.

Le premier consiste à croire que des paysages terrestres et marins non modifiés et entièrement naturels existent encore sur de large surfaces. Or l’auteur estime qu’il n’existe plus aucune zone sur Terre non influencée par les activités humaines. C’est l’ère de l’anthropocène selon l’expression de Paul Crutzer, prix Nobel de chimie, celle où l’homme influence toute la biosphère. Mais si Dudley entérine le fait que la nature intacte et indemne d’influence humaine n’existe presque plus, ce n’est pas pour permettre à l’homme d’user comme bon lui semble de la nature restante.

L’auteur s’attaque ensuite au second mythe selon lequel la naturalité, caractéristique des milieux naturels peu ou pas modifiés, n’est plus de mise. Dudley estime au contraire que la naturalité, plus que jamais, est pertinente en cette période de changements environnementaux, mais a besoin davantage d’interprétation. La naturalité d’un milieu se mesure le long d’un gradient en fonction de sa composition, de sa structure, de sa fonctionnalité et de son empreinte humaine. Toutefois, l’écologue propose une nouvelle terminologie, l’authenticité, qui prend en compte équitablement l’aspect intact et altéré des écosystèmes.

Un écosystème authentique est un écosystème résilient avec un niveau de biodiversité et un éventail d’interactions écologiques qui peuvent être déduites de la combinaison des conditions historiques, géographiques et climatiques en un lieu particulier.

L’écologiste américaine Emma Maris, dans son livre Rambunctious Garden, paru en 2011, considère que la conservation des milieux naturels les plus exceptionnels a conduit les gens qui vivent en ville ou dans des campagnes à croire qu’il n’existe aucune nature digne d’intérêt à protéger chez eux. C’est la raison pour laquelle elle souligne l’importance de prendre en compte les milieux domestiqués et modifiés par l’homme puis laissés à l’abandon et de reconsidérer notre approche des espèces exotiques, parfois invasives, qui colonisent souvent ce genre d’espaces délaissés. L’écologiste souligne l’originalité de ces milieux de nature férale.

.Le terme féral se dit d’un animal anciennement domestiqué ou issu de sélection génétique en élevage, revenu à l’état sauvage et adapté à son nouveau milieu naturel. Ce retour à l’état sauvage est appelé féralisation ou marronnage au moment où l’animal est relâché ou s’échappe. Si la féralité a été définie par les zoologistes pour les animaux domestiques retournés à l’état sauvage, puis par les botanistes pour les plantes échappées des cultures et naturalisées, les paysages évoluant spontanément tout en conservant les empreintes de leur passé cultural procèdent bien de la même logique. Dans ce cas on peut parler de nature férale.

Dans un livre paru en 2012, La France des friches. De la ruralité à la féralité (éditions Quae), Annick Schnitzler et moi-même faisons un plaidoyer argumenté pour la nature férale ou nature « ensauvagée ». Cette nature abandonnée après usage, sans intervention directe de l’homme, peut évoluer de la friche herbacée à la forêt spontanée selon des directions difficilement prédictibles, qui vont dépendre des usages passés, présents et à venir, en fonction de la matrice paysagère dans laquelle elle s’insère, des surfaces qu’elle peut prendre, et du temps de liberté qu’on lui octroiera. Si cette nature n’est pas utilisée durant des siècles, elle peut acquérir un état de maturité fonctionnelle qui la mène à un haut degré de naturalité. A condition de ne pas succomber aux multiples tentatives des gestionnaires de la biodiversité de maintenir les milieux ouverts et empêcher la recolonisation forestière.

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Une autre idée très à la mode : les changements même rapides caractérisent la nature. Un récent article paru dans Courrier International (Naturel, vous avez dit naturel ? n°1178 du 30 mai au 5 juin 2013) revient sur cette thèse défendue dans un livre récent Novel Ecosystems : Intervening in the New Ecological World Order, de Richard Hobbs, Eric Higgs et Carol Hall paru en 2013. Cette évidence ne doit pas dédouaner l’homme, autre élément perturbateur de la nature, de la responsabilité de ses actes face à la nature. Cette thèse d’une nature en permanence perturbée a déconstruit le modèle d’une nature stable (le fameux climax) qui peut nous servir de modèle.

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Toutefois, si le changement est permanent dans la nature, ce que disait déjà Héraclite, les humains l’ont considérablement accéléré. Les auteurs pensent qu’il faut revoir les priorités des politiques de conservation sur la base de deux arguments : les nouveaux écosystèmes ne sont pas forcément la forme dégradée d’anciens écosystèmes en meilleur état écologique et il ne faut pas diaboliser les espèces exotiques simplement parce qu’elles viennent d’ailleurs, en écho d’Emma Maris. Si la nature change, les auteurs estiment que vouloir restaurer des anciens écosystèmes n’a aucun sens sous peine de produire une nature « musée » nécessitant des soins constants. Un pan sur le bec à tous les gestionnaires de la biodiversité qui luttent contre la dynamique spontanée.

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Le monde change, et avec lui notre conception de la nature. Finalement quand on regarde de très nombreux milieux naturels aujourd’hui considérés comme les fleurons de la naturalité ou du sauvage, la plupart d’entre eux ont eu des passés mouvementés et ont subi des modifications parfois importantes du fait des activités humaines, de la forêt de Bialowieza influencée par la chasse à la forêt amazonienne où s’est pratiquée une agriculture et de Yellowstone au Serengetti où vécurent des peuples autochtones. Ce sont tous des espaces de nature férale. Quel que soit son passé anthropique, l’intérêt écologique d’un milieu redevenu sauvage est proportionnel à la durée d’abandon sans intervention humaine et à l’échelle spatiale sur laquelle cet abandon s’exerce.

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Que retenir de tout cela ?

1. Il existe encore des zones de forte naturalité sur la planète (déserts de sable et de glace, hautes montagnes, forêts, abysses) à préserver de toute exploitation comme sanctuaire de l’humanité, en reconnaissance de la valeur intrinsèque de la nature.

2. Ce n’est pas parce que l’homme a influencé la nature dans un passé plus ou moins lointain que la nature ensauvagée ou férale n’est pas digne d’intérêt. La féralité doit être prise en compte dans les politiques de conservation, à toute échelle de surface et de durée d’ensauvagement.

3. On doit porter un autre regard sur les espèces exotiques invasives ou pas dès lors qu’elles sont intégrées dans les écosystèmes, sans pour autant cautionner les nouveaux usages volontaires que l’homme veut en faire à des fins énergétiques ou agricoles.

4. La nature est dynamique et il paraît vain de vouloir la figer, surtout dans le contexte des changements climatiques. C’est pourtant ce que font toutes les politiques de conservation de la nature. Il est temps de changer de cap, de faire preuve d’humilité et d’accepter que la nature nous montre tout ce dont elle est capable.

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