Peut-on exploiter durablement les forêts tropicales ? L’exemple de Deramakot (Bornéo)

Bornéo, à l’est de la péninsule malaise, fait partie des grandes îles de la Sonde. L’île couvre 752 000 km². Elle est baignée par la mer de Chine méridionale au nord-ouest et, en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, par la mer de Sulu, la mer de Célèbes, le détroit de Macassar et la mer de Java.

par Annik Schnitzler

A Bornéo, une gestion durable de la forêt ? – photo Annik Schnitzler

L’île est divisée en trois nations. Les deux tiers appartiennent à l’Indonésie (Kalimantan). Le Sarawak et le Sabah, situés respectivement sur la côte nord-ouest et à la pointe nord de l’île, et que sépare les deux enclaves du sultanat de Brunei, ont été rattachés à la Malaisie en 1963.

Bornéo est célèbre pour sa biodiversité spectaculaire, mais aussi pour les scandales qui s’y déroulent depuis plus de 30 ans suite à l’expansion foudroyante des plantations de palmiers à huile au détriment de la forêt tropicale primaire. La Malaisie est en effet connue pour connaître les taux de déforestation les plus élevés au monde, sans état d’âme pour la destinée des ethnies qui y vivent. Elle est aussi connue pour inclure la plus grande proportion d’animaux en danger d’extinction (21 à 100 % d’extinctions de mammifères programmées d’ici 2100). En 2000, la disparition brutale dans la jungle de Sarawak de Bruno Manser, activiste écologiste suisse et défenseur des droits du peuple pénan de cette région malaise, a secoué le monde entier.

L’humanité a beaucoup à perdre dans cette exploitation inconsidérée des richesses naturelles de Bornéo, mais aussi de l’ensemble biogéographique de l‘écozone indomalaise, le Sundaland, qui inclut la péninsule malaise et les îles actuelles de Bornéo, Java, Bali, Sumatra. C’est en effet dans cette partie du monde qu’ont émergé les Angiospermes ou plantes à fleur, à la fin de l’ère secondaire. La diversité génétique et spécifique y est donc très élevée. Par ailleurs, la situation unique au monde du Sundaland, près de l’équateur et à proximité du continent asiatique, explique le haut niveau de diversité des forêts malaises, aussi élevé que ceux de grands continents, comme l’Afrique centrale ou l’Amérique du Sud.

En effet, au cours des trois derniers millions d’années, le Sundaland a été séparé au moins une trentaine de fois du continent, au gré des oscillations climatiques et des variations des niveaux des mers. Au plus fort des froids quaternaires, il y a 800 000 ans, le Sundaland ne formait qu’une seule masse continentale par abaissement du niveau de la mer, essentiellement couverte de savanes. Les grands mammifères parcouraient librement l’ensemble de cette immense masse de 2 millions de km². Quelques forêts denses de Diptérocarpacées subsistaient dans le nord et l’ouest : ce fait est très important car cela signifie que les forêts de Bornéo (Sabah et Kalimanta) comptent parmi les forêts tropicales les plus anciennes au monde. Ces forêts reprenaient de l’importance au cours des remontées des eaux, qui isolaient aussi les différentes îles, subissant à chaque événement des événements de spéciations couplés à des extinctions locales.

La fin de la dernière glaciation a été fatale pour un certain nombre de grands animaux. Ainsi, le tigre a disparu de Bornéo ; d’autres mammifères ont survécu dans certaines îles assez grandes en réduisant leur taille, comme le rhinocéros ou l’éléphant. Les orang-outans n’ont survécu qu’à Sumatra et à Bornéo, formant deux sous-espèces différentes.

Un saccage programmé des forêts

A Bornéo, les plantations de palmiers à huile ont connu depuis plus de 30 ans une expansion foudroyante au détriment de la forêt tropicale primaire – photo Annik Schnitzler

Depuis quelques décennies, les grands mammifères de Bornéo sont gravement menacés par la déforestation massive qui atteint presque toute l’île. Un documentaire long métrage, intitulé Le cas Bornéo, produit par Eric Pauser et Dylan Williams, et présenté le 17 novembre 2018 à Metz, dénonce le réseau de corruption qui en est responsable, s’étendant de l’élite dirigeante malaise jusqu’aux banques suisses. En découle une baisse catastrophique des populations endémiques d’orang-outans (plus de 50 % depuis 1999), particulièrement touchés en raison de leur grande vulnérabilité : grande corpulence, lenteur de la reproduction (6 à 9 ans), exigences trophiques. Il en est de même pour le rhinocéros de Bornéo, éteint récemment. Autre espèce devenue rare, l’éléphant, qui vit à Bornéo en faible nombre au nord. Il souffre de perte d’habitats par l’expansion des plantations de palmiers à huile, suivie de fragmentation des milieux forestiers et d’activités humaines dans les plantations d’huile de palme. Leur origine est cependant controversée car aucun ossement d’éléphant n’a été trouvé dans les gisements fossiles. Ils pourraient provenir d’une souche éteinte de Java, transportée par l’homme à Bornéo au cours du XIVe siècle.

La visite à Deramakot, dans l’Etat de Sabah

Le but de ce voyage était de découvrir la faune prestigieuse de Bornéo, des primates à la panthère nébuleuse et au calao rhinocéros. Le choix du guide a été la réserve de Deramakok (05°22′N, 117°25′E, altitude de 30 à 330 m), située dans l’Etat de Sabah. Cette réserve rassemble en effet un certain nombre d’atouts : une large surface forestière de 55 000 hectares située dans un ensemble protégé de plus d’un million d’hectares, comptant notamment le Parc national de la Danum Valley. Deramakot reste une forêt exploitée, mais elle est labellisée (label international FSC par le Sabah Forestry Department) sur 51 000 hectares, 4000 hectares étant protégés. La chasse y est totalement interdite. Elle est considérée comme l’une des plus riches en faune de Bornéo.

En effet, grâce à l’œil d’aigle de notre guide pisteur, qui nous a fait parcourir en 4×4 ouvert l’unique route de 60 km qui traverse la forêt, jour et nuit, nous avons pu voir une large gamme de mammifères, d’oiseaux, de reptiles et d’insectes. La technique pour voir et photographier la faune la nuit est celle du « spotteur », qui consiste à balayer sans arrêt les abords de la route forestière avec une lampe très puissante.

L’espèce phare a été d’observer l’orang-outan en liberté, et non pas comme pour la plupart des touristes, en centre d’acclimatation. Ils sont relativement nombreux ici : 700 environ. Des femelles et leurs petits y ont été régulièrement et longuement observés. Un mâle nous a même fait la faveur de lancer un long appel. Intéressants à observer aussi sont leurs nids d’abri pour la nuit. D’autres primates ont été observés le long de la rivière Kinabatangan, en petits groupes qui ne se mélangeaient pas.

Nasique – photo Bruno Trédez

Sur les arbres en bordure de la rivière (en crue suite à de fortes pluies, puis en décrue rapide) : les nasiques au nez impressionnant et les langurs. Les macaques crabiers se limitent aux arbres plus en bord de rive. Près du village, les gibbons de Müller nous saluaient tous les matins avec un chant mélodieux dès 4 h 30. Le loris lent (Nycticebus coucang), curieux petit primate brun, a aussi été observé.

Colugo – photo Bruno Trédez

Le colugo (famille des Dermoptères), est un petit animal de la taille d’un écureuil, plutôt lent, et pourvu d’une membrane qui lui permet de voler. Dans les arbres toujours, une espèce de Viverridé rare, le binturong, et la roussette de Malaisie, grande chauve-souris. Tous deux consommant les fruits nombreux sur les branches ou les troncs.

Chevrotain – photo Bruno Trédez

A terre, une belle rencontre aussi a été le chat du Bengale, la présence de plusieurs cerfs sambar, et deux espèces de chevrotains, le petit kanchil de Java (ou chevrotain malais) et le chevrotain napu. Tous deux au bord de la piste, qui comptent parmi les plus petits mammifères ruminants de la planète. D’autres espèces discrètes présentes dans la forêt ont laissé quelques traces de leur présence, comme l’ours malais (traces sur la route, traces de griffes sur les troncs), ou l’éléphant. Sa présence est aisée à détecter par les nombreuses déjections odorantes laissées sur le chemin. Nous en avons fait fuir quelques uns, et avons entendu leur barrissement de protestation.

Quant aux oiseaux, une centaine a été observée, dont certains ont des couleurs magnifiques, comme le faisan noble et surtout le calao rhinocéros. Quelques serpents toxiques ont traversé le chemin la nuit : le cobra royal (Ophiophagus hannah) ; deux espèces de vipères (Tropidolaemus subannulatus et Boiga cynodon)… Enfin, le spectacle de quelques papillons de très grande taille, comme la nymphe des arbres Idea stolli (15 cm de large) ou Troides amphrysus d’un jaune vif, est inoubliable. La diversité se nichait aussi dans la salle qui nous servait de restaurant et de repos, très proche de la forêt, qui accueillait notamment des coléoptères tout aussi spectaculaires par leur taille.

Mais la forêt tropicale est également riche de bruits, qui évoluent de l’aube au crépuscule. Amphibiens et insectes en sont les auteurs principaux. Le chant le plus extraordinaire a été selon moi celui de la cigale de 6 heures (Pomponia merula), extraordinaire par sa puissance : il commence vers 17 h 15 et s’arrête vers 18 h. Il commence par un grincement decrescendo, suivi de gémissements sonores qui donnent l’impression d’être entouré de spectres. Vous pouvez l’écouter ci-dessous.

Concernant les plantes, nous avons pu admirer l’extraordinaire plante carnivore des marais, dénommé Nepenthes, qui comporte une urne d’une longueur de plusieurs centimètres.

Une sylviculture discutable

Sur les murs de la salle étaient étalés les principes de la gestion sylvicole pratiquée dans cette forêt jugée compatible avec la protection de la nature. Depuis 1997, l’exploitation du bois à Deramakot rentre dans les directives d’une certification, mais déjà en 1993, le département de foresterie de Sabah (SFD) avait adopté les techniques de prélèvement de bois réduits (RIL, Reduced Impact Logging) Le but est minimiser les dommages faits aux sols et à la production d’eau de qualité lors des prélèvements de bois. qui doit servir de modèle de référence pour une mise en place de cette technique dans les forêts productives. La forêt est découpée en 135 parcelles (entre 300 et 600 hectares par parcelle). Chaque année, deux à trois de ces parcelles sont exploitées et environ 2000 arbres sont abattus. Les parcelles sont donc exploitées tous les 40 ans environ. Après l’opération sylvicole, on reconnecte les drains, on supprime les ponts et on remodèle les zones d’atterrissage.

Les retombées de cette sylviculture semblent positives : le nombre d’espèces d’arbres est similaire dans les forêts non touchées, soit 1200 espèces d’arbres, 149 espèces de mammifères et 220 espèces d’oiseaux ,quoique le nombre de mammifères globalement décroit de 149 à 119 et celui d’oiseaux à 160. Ce nombre augmente à nouveau après 40 ans d’abandon. Globalement donc, la formule adoptée par la foresterie conserve le nombre total d’espèces, à la différence des autres types d’usages. Ainsi, après brulis, puis reconquête végétale, le nombre d’arbres n’est plus de 80 et le nombre de mammifères de 42, oiseaux à 60 espèces. Pour bien convaincre, panneaux et livres soulignent que dans la conversion forêt primaire/plantation en huile de palme, il ne resterait plus qu’une seule espèce d’arbre et 8 mammifères et 12 espèces d’oiseaux.

Cette situation qui semble parfaite à première vue l’est beaucoup moins quand on parcourt la route de la réserve. Nulle part on ne trouve de canopée dense et fermée, si typique des forêts tropicales. Les trouées y sont si nombreuses qu’elles sont la norme : quelques bouquets de gigantesques Diptérocarpacées du genre Shorea pour l’essentiel, de plus de 80 mètres de hauteur, témoignent de l’ancienne splendeur de cet écosystème unique, et rappelons-le, un des plus anciens de la planète. La rareté des très gros arbres prive certains mammifères d’habitat pour y nicher, comme les écureuils volants et les calaos, et les épiphytes, espèces végétales vivant sur les branches, d’y vivre. En revanche, d’autres plantes héliophiles prospèrent, comme diverses espèces de lianes, les bananiers ou le gingembre, qui offrent du nectar et des fruits à qui veut. Par ailleurs, les pistes sont très larges, entaillant profondément les collines. Elles ne disparaissent pas en 40 ans, on en voit les traces très nettes dans les pistes secondaires. Le spectacle est aussi souvent désolant, lorsque ces routes sont parsemées de très gros bois fraîchement coupés.

En fait, il est probable qu’ il n’existe aucune gestion durable au sens moderne du terme, en dehors de celle effectuée par les populations locales d’un passé récent. La biodiversité y est trop fragile parce que les espèces sont puissamment interconnectées, et très vulnérables aux changements occasionnés par les coupes. Les données fournies par les écologues sont sans doute à mesurer à plus large échelle de temps. L’impression qui se dégage est que tout cela n’est que de la poudre aux yeux, pour continuer à faire de l’argent sous couvert de protection, pour encore faire plus d’argent en attirant les touristes intéressés par la nature. A ce sujet, l’approche par la technique du spotteur, soulève quelques questions. On peut en effet se demander si le balayage constant par la lampe, effectuée tous les soirs par plusieurs groupes, n’est pas néfaste pour la faune, rien qu’en désignant aux prédateurs des proies qui souhaitent rester discrètes.

La grotte de Gomantong

Une visite aux grottes de Gomantong a clôturé ce voyage. Je rêvais de voir l’écosystème étrange de grottes calcaires. Celle du site de Gomantong est la plus large de Sabah. Pour l’atteindre, il faut traverser une petite forêt dense habitée par le langur rouge (nous y avons vu une femelle et son petit, un superbe moment !).

La grotte produit la plus grande quantité de nids comestibles d’hirondelles (4 espèces) qui vivent sous les voûtes de la grotte. Leur sonar leur permet, comme les chauves souris, de se repérer dans la grotte. Mais le plus extraordinaire est l’importance de ces colonies de chauve-souris (7 espèces sont répertoriées dans les grottes de Sabah) accrochées au vaste plafond. Leurs déjections alimentent tout un écosystème de coléoptères coprophages, parmi lesquelles de gigantesques blattes, qui grouillent à terre, sur les murs et sur les rambardes du sentier en bois qui parcourt la grotte. Il existe aussi de crabes spécialisés dans la consommation des déjections dans les écoulements d’eau permanents. Nous y avons vu des rats, mais bien d’autres espèces (serpents, araignées, scorpions, lézards) habitent la grotte même, pour s’y nourrir ou s’y reproduire. Un écosystème d’une incroyable complexité, qui se poursuit en dehors de la grotte, lorsque les chauves-souris qui quittent la grotte le soir sont attaquées par le faucon des chauves-souris ou d’autres rapaces.

Les touristes arrivent par cars entiers voir ce phénomène de prédation, mais peu s’aventurent dans la grotte elle-même : le noir, l’odeur forte, la présence grouillante d’animaux peu attractifs, semblent les répugner. Dommage, car non seulement cette grotte est l’exemple d’un écosystème d’une incroyable complexité et diversité, mais elle est aussi très bien expliquée par de grands panneaux à l’entrée.

Un beau voyage, certes, dans une nature qui m’a longtemps fait rêver. Qui laisse peut-être plus que tout autre, le sentiment d’une immense fragilité face à l’évolution de sociétés actuelles.

Quelques références

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Piper P.J., Cranbook E, Rabett R.J. Confirmation of the presence of the tiger Panthera tigris (L.) in Late Pleistocene and Holocene Borneo. Malayan Nature Journal 2007 59, 3, 259-267.

Philips field guide to the mammals of Borneo. 1998. John Beaufoy Publishing.

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