L’Union européenne au secours du lynx

La situation du lynx en Europe n’est pas brillante. En dehors de la population des Carpates, de celle des pays baltes en lien avec la Biélorussie et la Russie et de celle de la Suisse pour tout l’arc alpin, les autres populations sont toutes modestes et fragmentées.

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par Jean-Claude Génot

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Lâcher de lynx dans la réserve de biosphère Pfälzerwald-Vosges du Nord le 30 juillet 2016 : le bond vers la liberté – photo Jean-Claude Génot

Il faut souligner que le lynx n’est pas un grand colonisateur et que des petites populations séparées par des habitats défavorables à l’espèce sur de grandes distances sont menacées d’extinction à moyen et à long terme si aucun échange génétique n’est possible. De plus, certaines opérations de réintroduction effectuées dans les années 1970 et 1980 ont conduit à des échecs comme en Italie, en Autriche, en Bavière (Allemagne), en République Tchèque, en Engadine (Suisse) et désormais dans les Vosges (France) et en Slovénie.

C’est sans doute cette situation critique du lynx, dont le statut reste précaire, qui a conduit l’Union Européenne à soutenir trois programmes Life ayant pour objectif la réintroduction ou le renforcement de population de lynx.

Un des programmes de réintroduction concerne la forêt du Palatinat en Allemagne dans la réserve de biosphère transfrontalière Pfälzerwald-Vosges du Nord, soit 3028 km2. Le programme a pour but de lâcher 20 lynx de 2016 à 2020 et coûte 2,75 millions d’euros. Il est piloté par une fondation, jugée neutre par la fédération des chasseurs de Rhénanie-Palatinat qui s’est impliquée dans le projet à cette condition, entre autres. Un important travail de relations publiques a été effectué avant de lancer ce programme et la fédération des chasseurs ainsi que le syndicat des éleveurs d’ovins et de caprins soutiennent le projet, ce qui est un point très positif pour la réussite du programme. A ce jour, 9 lynx ont été lâchés venant de Slovaquie et de Suisse. Sur 3 mâles et 6 femelles, un mâle a quitté la forêt du Palatinat et a parcouru 350 kilomètres en un mois et a rejoint les Vosges du Sud. Même si le projet allemand a pour but de favoriser les connections entre la future population de la forêt du Palatinat et celle des Vosges puis du Jura, le mâle Arcos, qui vit actuellement sur un domaine vital de 131 km2, n’est pas assuré de rencontrer une femelle tant les effectifs de lynx du massif vosgien sont faibles. La dernière femelle lâchée en décembre 2017 s’est blessée à la patte et sa blessure s’est tellement infectée qu’il fallu l’euthanasier.

Finalement, il reste 7 adultes dans la forêt du Palatinat et deux subadultes (non équipés de colliers émetteurs), nés en 2017 de l’union entre le mâle lâché en juillet 2016 et une des deux femelles lâchées en même temps. Grâce à leurs colliers GPS, les domaines vitaux des lynx ont été calculés par la méthode du polygone convexe minimum 90 (le polygone est tracé avec les points les plus extérieurs et représente la zone la plus restreinte de tous les pointages effectués. Le chiffre 90 indique que le domaine d’activité englobe 90 % des pointages, les 10 % restant correspondent à des trajets uniques plus éloignés). A ce jour, les mâles ont des domaines vitaux de 298 et 345 km2 et les femelles : 118, 231 et 284 km2. Une femelle lâchée en 2016 a son collier qui ne fonctionne plus mais elle est toujours vivante, sa trace est suivie par des chiens de sang entraînés à suivre les traces de lynx et à distinguer plusieurs lynx entre eux. C’est Michael Back, un chasseur faisant partie de l’équipe du programme Life, qui utilise ses chiens pour localiser certains lynx, suivre les pistes qu’ils empruntent pour traverser certaines routes et autoroutes ou pour trouver des proies quand les localisations indiquent plusieurs points au même endroit. Sur 96 mammifères identifiés comme proie des lynx, 86 % sont des chevreuils et 6 % des cerfs. Un sondage réalisé auprès du grand public indique que 57 % des personnes interrogées ne voient que des avantages à la réintroduction du lynx et 23 % des avantages et des inconvénients, contre 9 % qui ne voient que des inconvénients. Côté français, un « parlement du lynx » (il en existe également un côté allemand) a été mis en place pour favoriser l’acceptation du lynx, mais un important travail est à mener avec les chasseurs et les éleveurs pour que les lynx allemands qui viendront dans les Vosges du Nord soient acceptés.

Le second programme Life se déroule en Pologne dans le Nord-Ouest de la Poméranie sur la période 2017-2020 et il est piloté par la Société pour la nature de la Poméranie occidentale. A ce jour, il y aurait 400 lynx dans toute la Pologne, principalement dans les Carpates au Sud et à l’Est à Bielowieza. Le programme doit se dérouler de 2017 à 2020 et prévoit de lâcher 20 lynx, issus d’un élevage en captivité qui a lieu dans la zone du lâcher. La région concernée par la réintroduction couvre 4500 km2 de forêts, de zones humides, de cultures et de prairies, une zone située non loin de la frontière allemande et de la mer Baltique. Cette région fait déjà l’objet d’un programme Life pour la réintroduction du bison à partir d’un élevage en captivité, coordonné par la même association. L’originalité de ce programme réside dans l’emploi de 4 couples de lynx issus de zoos (Tallin, Munich, Riga et Vienne), répartis dans des enclos de 0,5 ha. Des couloirs séparent ces enclos et des animaux vivants servent de proies aux lynx. C’est dans ces enclos que naîtront des jeunes. Puis à l’âge de 10 mois, ils seront transférés dans des enclos de lâcher avec des proies vivantes des daims) qui permettront aux jeunes de quitter spontanément la captivité. Les enclos de lâcher sont distants de 20 kilomètres. Les jeunes seront munis de colliers émetteurs et seront lâchés an printemps. On pourrait craindre qu’une telle opération de réintroduction fondée sur un élevage en captivité soit risquée à cause d’une supposée incapacité des lynx nés en enclos à survivre dans la nature. Mais de telles opérations ont déjà eu lieu dans les parcs nationaux du Harz en Allemagne et de Kampinoski en Pologne et ont été des succès.

Le troisième programme Life concerne les Alpes dinariques et le sud-est des Alpes en Slovénie et en Croatie et couvre la période 2018-2024. Il est porté par l’administration forestière en lien avec l’université de Ljubljana. Le programme de 7 millions d’Euros consiste en un renforcement des populations avec 20 individus dans les Alpes et dans les Alpes dinariques en Slovénie et en Croatie. Le lynx avait déjà fait l’objet d’une réintroduction dans les années 1970 dans les Alpes dinariques qui fut un succès. La population a augmenté de 1979 à 2000, puis a ensuite décliné pour atteindre entre 2010 et 2016, un effectif de 15 individus, chiffre à partir duquel le taux de consanguinité menace la survie de l’espèce. Que s’est-il passé ?

Le lynx a fait l’objet d’une chasse avec des quotas de tir annuels. Entre 1978 et 2003, 124 lynx ont officiellement été abattus. Quand on sait que les tirs légaux ne limitent en rien le braconnage, il est permis de s’interroger sérieusement sur les effets réels de la chasse sur le lynx. Le régime alimentaire du lynx en Slovénie est composé de chevreuils à 69,2 %, de cerfs à 12,8 % et de loirs à 9,9 %. Il est évident qu’avec un tel régime alimentaire, des chasseurs slovènes ressentent vraisemblablement le lynx comme un concurrent. Qui plus est, la part de 10 % de loirs dans l’alimentation du lynx ajoute peut-être un ressentiment supplémentaire contre le lynx puisque le loir est également piégé, une spécificité slovène. Enfin, les proies tuées par le lynx, que ce dernier couvre de feuilles pour revenir les manger au bout de plusieurs jours, sont consommées par de très nombreuses espèces qui ne dédaignent pas les cadavres (renard, fouine, ours, sanglier, loup, loir, grand corbeau, buse, etc.). L’ours a un impact particulièrement important puisqu’il consomme 30 % des proies du lynx. Deux scénarios sont possibles, soit le lynx tue à nouveau un chevreuil et cela donne à certains chasseurs une raison supplémentaire de lui en vouloir au point de le braconner, soit le lynx n’est pas capable d’en capturer un autre immédiatement et dans ce cas il ne se nourrit pas correctement et sa survie peut être en jeu.

Ces trois programmes portent de grands espoirs pour le lynx en Europe mais aussi pour une certaine idée de la nature sauvage. Toutefois, ils ne doivent pas nous leurrer sur la difficile situation de certains grands prédateurs comme le lynx dont le statut est très fragile à cause de la fragmentation de ses habitats, des risques de consanguinité et du braconnage, véritable fléau pour cette espèce forestière qui se nourrit principalement d’ongulés sauvages. L’Europe est fortement peuplée et industrialisée, par conséquent les espaces protégés sans chasse sont trop peu nombreux pour garantir des zones de sécurité au lynx. Dans la plupart des pays de l’Union européenne, les aires protégées sans chasse ne représentent que 1 à 2 % de la surface totale, c’est toute la place que l’on est capable d’accorder à la nature sauvage en toute sécurité. A ceux qui pensent que les grands prédateurs peuvent parfaitement vivre dans des paysages exploités par les hommes, il est bon de rappeler que c’est bien parce que ces espèces n’ont pas d’autre choix (à titre d’exemple, les lynx ont beaucoup de mal à s’implanter en dehors du parc national de la forêt bavaroise à cause du braconnage), que la situation serait bien meilleure si le braconnage était plus sanctionné, si une vaste campagne d’éducation auprès des jeunes chasseurs était mise en place avec les responsables de leurs associations de chasse et si les aires protégées étaient plus nombreuses pour assurer une meilleure garantie de survie à des noyaux de populations.

Notons que les réintroductions faites avec succès dans le Harz et à Kampinoski l’ont été dans des parcs nationaux. Enfin, faut-il rappeler la situation plus que fragile du lynx en France où la réintroduction dans les Vosges s’est soldée par un échec, où la population la plus viable du massif jurassien fait désormais l’objet d’un braconnage régulier tandis que les effectifs du massif alpin restent modestes. Alors que le Land de Rhénanie-Palatinat s’est doté d’un plan de gestion du lynx, il est urgent que l’Etat français élabore un plan d’action national pour cette espèce protégée (notons qu’un Plan Lynx pour le Massif Vosgien est en cours d’élaboration à l’initiative du Centre de Recherches et d’Observations des Carnivores en lien avec tous les acteurs concernés).

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Pour leurs informations, je remercie Sylvia Idelberger, coordinatrice du Life lynx dans la forêt du Palatinat, Rok Cerne, coordinateur du Life lynx en Slovénie, Magdalena Kwiatkowska du Life lynx en Pologne (Poméranie occidentale) et Maximilian Hetzer, forestier en Bavière.

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